Article de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "Le Figaro" (intitulé "Service national") et interview à France-Inter le 28 novembre 1996, sur la suppression du service militaire et l'instauration du rendez-vous citoyen.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Adoption par le conseil des ministres du 27 novembre 1996 du projet de loi portant réforme du service national

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - France Inter - Le Figaro

Texte intégral

Le Figaro - 28 novembre 1996

Au cœur de l’engagement et de l’action du Président Jacques Chirac, il y a « la France pour tous ». C’est un appel à la mobilisation contre les trois risques qui menacent notre pays : risque la politique ne se perde dans la seule gestion ou le pur spectacle ; risque que la démocratie ne se dégrade en compétition d’intérêts ; risque que la nation ne se disloque en communautés séparées. Ce serait alors le bien commun déserté, la nation introuvable et la République éclatée. Dans le combat résolu qu’a engagé le chef de l’État pour la cohésion nationale, la création du nouveau service national est un acte politique fort, une grande réforme de société et une ambition majeure pour la République.

Proposer un service national entièrement neuf est un acte politique fort qui bouscule les habitudes et les conformismes. Certes, il aurait été beaucoup plus facile de choisir « l’option zéro », en faisant disparaître simultanément conscription militaire et service national. À la suggestion de la représentation nationale, et après un large débat mené dans tout le pays, le gouvernement a préféré prendre à bras-le-corps les problèmes de notre société et de notre jeunesse.

La professionnalisation des armées répond à un bouleversement stratégique, et plus particulièrement à la disparition d’un certain type de menace militaire qui pesait sur nous. Le nouveau service national va, quant à lui, contribuer à répondre à un autre genre de menace, c’est-à-dire aux fractures qui s’approfondissent au sein de notre pays : fracture sociale entre ceux qui travaillent et ceux qui sont exclus, entre ceux qui connaissent la précarité et ceux qui bénéficient de la sécurité ; fracture culturelle entre ceux qui disposent d’une formation adaptée et ceux qui sont démunis de toute instruction ; fracture géographique entre les banlieues déshéritées ou les zones désertifiées et les grandes cités qui concentrent la richesse, le savoir et les réseaux.

Face à ces évolutions qui remettent en question l’unité nationale, et ce goût de vivre ensemble qui en est le ciment, le service militaire ne remplissait plus suffisamment ses fonctions de brassage social, de creuset républicain et d’initiation civique. Le rendez-vous citoyen et le volontariat ont précisément pour objet de renouer avec elles, de les renouveler et de les cultiver.

Expression d’une volonté politique forte, le nouveau service national représente aussi une grande réforme de société, car il va contribuer à réveiller les mécanismes de la cohésion sociale. Bien sûr, la cohésion sociale ne se décrète pas. Mais elle dépend étroitement du degré d’implication et de responsabilité des grands acteurs institutionnels, administratifs, économiques ou associatifs de notre pays.

Or, aujourd’hui, leur vocation naturelle à développer et à entretenir des liens sociaux s’affaiblit ou disparaît. Ainsi, l’école, qui lutte pour juguler l’illettrisme, laisse-t-elle malgré tout un certain nombre d’élèves en situation d’échec ; ainsi les communes peinent-elles à faire face au nombre croissant d’exclus ; ainsi les entreprises raisonnent-elles de moins en moins en termes de communauté humaine.

Le nouveau service national doit donc aider les institutions, les associations, les entreprises à dépasser leur simple « raison sociale » pour tisser des liens de proximité, de convivialité et de citoyenneté.

C’est à la société tout entière, grâce aux témoignages qui seront au centre du rendez-vous citoyen, ou grâce à la responsabilité qu’elle assumera dans les volontariats, de se saisir du nouveau service national. Elle doit en faire une occasion d’aider les jeunes à accomplir leurs premiers pas dans la vie professionnelle et civique, et d’offrir une deuxième chance à tous ceux que l’illettrisme, le handicap ou le désarroi familial ont laissés sur le bord du chemin.

Le nouveau service national est enfin et surtout une ambition majeure pour la République. Le préambule de la Constitution de 1946, repris en 1958, fait référence aux principes « particulièrement nécessaires à notre temps ».

Aujourd’hui, c’est un certain nombre de valeurs qui le sont devenues, et c’est l’objet même du rendez-vous citoyen et des volontariats que de les ancrer, de les diffuser et de les faire partager.

La première de ces valeurs, c’est le respect d’autrui. L’universalité complète du rendez-vous citoyen, l’exercice des volontariats dans les domaines de sécurité et de la défense, de la cohésion sociale et de la solidarité, de la coopération internationale et de l’aide humanitaire vont dans le sens du brassage, de l’ouverture et de la générosité, qui sont consubstantiels à la République.

La deuxième de ces valeurs, c’est le respect des institutions. Les jeunes doivent prendre conscience qu’ils sont des citoyens appartenant à une communauté nationale, ce qui implique naturellement des droits et des devoirs.

La troisième de ces valeurs, c’est l’esprit de défense, car on ne défend bien que ce dont on connaît le prix, et ce dont on a mesuré le caractère vital. Face aux nouvelles menaces auxquelles les démocraties doivent faire face, la cohésion de la nation est notre première arme.

Trop longtemps, le civisme est apparu comme un idéal abstrait, sinon comme une incantation. L’ambition du nouveau service national, c’est de proposer aux jeunes de manifester concrètement la générosité et la solidarité qui sont au cœur du pacte républicain. Une nation dont la jeunesse est capable de s’engager de la sorte peut affronter l’avenir avec confiance.

 

France Inter - jeudi 28 novembre 1996

A. Ardisson : Le Conseil des ministres a entériné hier la suppression du service national et l’instauration du rendez-vous citoyen. Grâce à un sondage que vous avez fait effectuer, on sait que les jeunes sont pour, à 88 %. On les comprend un peu. Mais il y a quand même des contestations qui viennent, jusqu’à y compris les rangs de la majorité, sur la durée du rendez-vous citoyen, sur son financement, sur son but. Quel est le but que vous recherchez ? Est-il d’ordre militaire, statistique, éducatif ?

C. Millon : L’objectif est tout simple : il est de permettre à notre pays d’avoir un lien entre la communauté nationale et sa jeunesse, de favoriser l’esprit de défense. Il est évident qu’aujourd’hui, la France a besoin d’une armée professionnelle. Donc, l’armée de conscription est du passé. II n’y aura donc plus d’appelés comme on les a connus depuis 1905. À partir de ce moment-là, le gouvernement devait faire face à une interrogation : soit on supprimait totalement le service national, soit on maintenait une période obligatoire suivie de volontariat. Il y a eu un débat en France, un grand débat – un débat au Parlement, la mission Séguin, la commission Villepin au Sénat, des débats dans certaines collectivités et associations. Au terme de ce débat, on s’est rendu compte que les Français étaient attachés au lien entre l’armée et la nation, entre la nation et la jeunesse, qu’ils souhaitaient qu’il y ait une période obligatoire où tous les jeunes Français et toutes les jeunes Françaises puissent se retrouver pendant une semaine et qu’ensuite, il leur soit offert la possibilité de participer à des volontariats dans le domaine de la défense, dans le domaine de la cohésion sociale ou dans le domaine de l’aide internationale.

A. Ardisson : Finalement, ces cinq jours, ce sont les anciens trois jours un peu rallongés ?

C. Millon : Pas du tout. D’abord, les trois jours d’aujourd’hui sont devenus une demi-journée. C’est simplement un recensement, un enregistrement avant le service national. Là, ce sera une période intense qui permettra au jeune de faire un bilan sur lui-même, bilan médical, bilan professionnel, bilan culturel, de rencontrer des adultes ou d’autres responsables qui pourront l’aider. II y aura certains jeunes marginalisés qui auront un handicap physique qui n’aura pas été révélé, qui ont des difficultés d’orientation professionnelle, qui rencontreront des adultes. Donc ce sera un dialogue qui les aidera.

A. Ardisson : Quel sera l’encadrement ?

C. Millon : Des militaires à 70 %, des civils à 30 %.

A. Ardisson : Quelle sorte de civils ?

C. Millon : Des membres de l’Éducation nationale, des responsables de services sociaux, des responsables du ministère de la Jeunesse et des Sports. Il y aura effectivement la nation tout entière se mettra à la disposition de sa jeunesse pour dialoguer avec elle, pour l’orienter, pour lui donner des informations, ou plutôt un éclairage sur ce qu’est une communauté nationale, sur ce que sont les droits et les devoirs, sur ce qu’est l’outil de défense, sur la manière de défendre un pays, pourquoi, comment on peut le servir.

A. Ardisson : Tout ça en cinq jours ?

C. Millon : Oui.

A. Ardisson : Évaluation, éducation civique, orientation le cas échéant pour le volontariat ?

C. Millon : En cinq jours, on sensibilise. En cinq jours, on amène toute la jeunesse française d’abord à s’interroger sur elle-même, s’informer sur la nation et finalement à rencontrer celles et ceux qui ont pris des engagements dans le domaine du service de la nation, ce qu’on appelle le volontariat. Je sais qu’il y a un certain nombre qui souhaiteraient faire un rendez-vous citoyen plus long. Je l’ai dit de manière très claire : si on prolonge le rendez-vous citoyen au-delà de cinq jours, on en changera la nature.

A. Ardisson : Ce n’est pas seulement une question d’argent ?

C. Millon : Pas du tout ! Si vous allongez le rendez-vous citoyen, vous serez obligé d’y rajouter des activités. Ce sera soit des activités civiles, et très rapidement le rendez-vous deviendra un camp de jeunesse ; soit vous y rajoutez des activités militaires, et vous aurez un service militaire court édulcoré, sans aucune efficacité, de l’avis de tous les spécialistes. C’est la raison pour laquelle je crois qu’il faut se concentrer sur ce rendez-vous citoyen et mettre aussi une grande énergie pour que les volontariats soient attractifs. Vous avez parlé tout à l’heure d’une étude d’opinion que le ministère a effectuée : ce qui est le plus frappant, c’est que 20 % de la jeunesse qui va être demain appelée au rendez-vous répond : « Nous serons certainement volontaires ». C’est là qu’on voit que la jeunesse a sans doute une générosité, un civisme, un attachement à la communauté nationale beaucoup plus forts que ce que l’on croyait.

A. Ardisson : Vous ne croyez pas que c’est plutôt le taux de chômage important qui l’incite à dire cela et à prolonger la période de la post-adolescence ?

C. Millon : Je ne suis pas naïf et je ne vais pas vous répondre : « non, c’est faux ». Je dis simplement que ce n’est pas la raison fondamentale puisque les raisons ont été analysées.

A. Ardisson : Vous parliez de ceux qui trouvent que ce n’est pas assez long, mais il y a ceux qui trouvent que c’est trop long et qui trouvent que cela va coûter très cher. On parle de 3 milliards, n’est-ce pas ?

C. Millon : On parle d’un milliard au début et 1,5 milliard en 2002. Mais ceux-là, ils ne veulent pas de service national. C’est une possibilité. Les États-Unis n’ont pas de service national, l’Angleterre n’a pas de service national, la Belgique n’en a pas. II y a un certain nombre de pays qui ont opté pour supprimer totalement le service national. Ce n’est pas la voie choisie par la France car nous pensons qu’il faut, un moment donné, que toute la jeunesse prenne conscience qu’elle fait partie d’une communauté nationale. Dans les pays qui n’ont pas de service national, aujourd’hui on cherche des modes et des moyens pour pouvoir recréer cet esprit de communauté nationale, pour éviter la marginalisation, le communautarisme. Je le dis très sérieusement, je crois que ce rendez-vous citoyen, il ne faut surtout pas le traiter avec ironie et dérision. II faut au contraire essayer de l’enrichir pour qu’effectivement il soit à la croisée des chemins dans la vie d’un jeune garçon ou d’une jeune fille. C’est le moment où le jeune va décider effectivement, non seulement de s’épanouir personnellement mais aussi de participer à la communauté nationale.

A. Ardisson : Avant l’ironie ou la dérision, il y a l’humour et un jeune député, qui n’en manque pas, a dit que cela risquait d’être Woodstock avec les filles appelées au rendez-vous citoyen en 2001 ?

C. Millon : Et je crois qu’il a tort. D’abord, il a tort de plaisanter sur un sujet comme cela. Il a raison de critiquer pour enrichir mais on a tort d’ironiser. Pour une raison simple, c’est qu’il paraît évident que dans notre société, qui est très individualiste, où il y a à peu près 10 % d’illettrés, où vous avez 15 % des jeunes qui sont marginalisés, il est absolument utile, nécessaire, indispensable qu’à un moment donné on puisse rencontrer ces jeunes pour leur donner l’occasion de découvrir la communauté nationale, de leur offrir une seconde chance. Il y aura, en fait, un certain nombre de possibilités qui seront données aux jeunes qui malheureusement n’ont pas eu l’instruction ou l’éducation souhaitables. Eh bien, on leur donnera la possibilité d’avoir une seconde chance pour pouvoir réussir dans la vie. Je crois que la République, c’est cela. C’est de se mettre au service de sa jeunesse mais aussi de proposer à la jeunesse de se mettre au service de la communauté nationale, et c’est le volontariat.

A. Ardisson : Est-ce que vous pensez que le ministre de la Défense pourrait être amené, par exemple, à dégager des centres d’approvisionnement d’essence ?

C. Millon : J’espère que non, car j’espère que la raison l’emportera. Je sais que la situation des salariés du secteur des transports routiers est une situation difficile. C’est une situation rude et il convient de prendre en compte un certain nombre de leurs revendications. Je sais aussi que la situation économique est une situation difficile aussi et les employeurs se heurtent aujourd’hui à un certain nombre de contraintes. J’ose espérer qu’à un moment donné, on arrivera à un point d’équilibre dans cette négociation et j’espère que cette conclusion de négociation interviendra très rapidement car aujourd’hui, ceci devient très préoccupant pour l’économie nationale.

A. Ardisson : Qui doit faire l’effort ?

C. Millon : Les deux. Une négociation, c’est chacun qui comprend l’autre. Il faut que les patrons comprennent que les salariés ont de grandes difficultés compte tenu des contraintes propres à leur métier et il faut que les salariés comprennent que la situation économique n’est pas une situation économique facile compte tenu de la concurrence.