Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, député européen et ancien président de l'UDF, à RTL le 6 novembre 1996, sur la victoire de M. Bill Clinton à l'élection présidentielle américaine et sur la politique économique et extérieure des Etats-Unis.

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Circonstance : Election présidentielle aux Etats-Unis le 5 novembre 1996-réelection de M. William Clinton à la Présidence

Média : Emission L'Invité de RTL - RTL

Texte intégral

M. Cotta : B. Clinton a gagné. Est-ce la victoire d'un professionnel de la politique, est-ce la victoire d'une politique économique ?

V. Giscard d'Estaing : C'est la victoire, je crois, d'une situation économique. La situation de l'économie américaine est très bonne, nous pouvons l'envier, elle est vraiment excellente à l'heure actuelle : pas d'inflation, une croissance forte, un chômage très faible, des perspectives qui sont bonnes, des consommateurs qui ont confiance, et quand tout va bien dans l'économie, on préfère garder les mêmes. C'est une victoire – puisqu'il est élu – mais il n'a pas atteint tout à fait ses objectifs : il voulait avoir 50 % des électeurs, il en a 49 %.

M. Cotta : Justement, comment expliquez-vous ces abstentions massives ? Par un désintérêt des Américains pour la chose publique ?

V. Giscard d'Estaing : Pour deux raisons. D'abord, parce que c'est un peu une tendance américaine, mais c'est un record, c'est le plus bas niveau de participation de l'histoire des États-Unis – 49 % – et aussi, cela indique tout de même que B. Clinton n'a pas gagné pour lui-même, les électeurs ont voté pour garder la situation. D'ailleurs on le retrouve dans le Congrès, puisque le Congrès – qui est de l'autre bord, qui est républicain – va, semble-t-il, le rester et garder la majorité. Donc, ils ont gardé tout le monde : le président d'un côté, le Congrès républicain de l'autre. Ils ont gardé la situation telle qu'elle est.

M. Cotta : Mais le dollar est sous-évalué et pas très fort ?

V. Giscard d'Estaing : Cela leur est égal ! Quand vous êtes aux États-Unis, personne ne vous parle de la valeur du dollar. La caractéristique de cette campagne, c'est que ni Clinton, ni son adversaire Dole, n'ont dit un mot de ce qui se passe en dehors des États-Unis. Dans le petit discours qu'il a prononcé dans l'Arkansas cette nuit pour annoncer sa victoire, il n'y a pas un mot concernant le reste du monde. C'est une élection à l'intérieur des États-Unis qui est, en réalité, la récompense de la bonne situation de l'économie américaine.

M. Cotta : De ce point de vue, il n'y a pas de grandes différences entre Clinton et Dole, si ce n'est que l'un est peut-être plus isolationniste que l'autre ?

V. Giscard d'Estaing : On peut dire que B. Dole aurait été pour une Amérique encore plus renfermée à l'intérieure de ses frontières mais, de toute façon, les Républicains ont gardé le congrès, semble-t-il – en tout cas, le Sénat – donc, c'est une situation telle qu'elle a existé depuis deux ans, dans laquelle finalement le président a ses pouvoirs, mais il est très limité dans son action par le fait que le Congrès est de sens contraire. Cela veut dire qu'on va garder la même politique économique parce qu'elle était le résultat de ce rapport de forces.

M. Cotta : Au fond, c'est une cohabitation ?

V. Giscard d'Estaing : Oui, c'est une cohabitation. Absolument. Simplement, ce qui est curieux, c'est que lorsque nous avons eu des situations pareilles, lorsqu'on a réélu un président de la République en France, par exemple en 1988 après la cohabitation, les Français ont changé la majorité parlementaire. Tandis qu'ici, les Américains ont fait le contraire, ils ont gardé la majorité parlementaire républicaine qui est pourtant très hostile au président. Il y avait un titre de la presse américaine, il y a deux jours, à propos de l'élection, et on disait « Clinton face à son pire cauchemar » qui est d'être élu et de garder la majorité adverse. Parce que cela veut dire beaucoup de problèmes pour lui.

M. Cotta : Clinton a su changer de cap en cours de mandat. Au fond, le réformateur de 1992 avait évolué vers le centre, après sa défaite en 1994. Quelle sorte de président sera-t-il, pour la deuxième fois ? Reprendra-t-il les thèmes sociaux des deux premières années de sa présidence ?

V. Giscard d'Estaing : Il avait même évolué vers un président du centre-droit. Il était parti sur une idée qui était « la Sécurité sociale pour tous », il s'est fait élire de cette façon-là en 1992, rappelez-vous.

M. Cotta : Et il l'a enterrée.

V. Giscard d'Estaing : Non seulement il l'a enterrée mais il a accepté les projets républicains qui sont des projets qui remettent en cause certains des avantages acquis de la Sécurité sociale américaine. Au mois de juillet dernier, il a signé la loi – il avait le droit d'y opposer son veto – qui retire un certain nombre d'avantages sociaux importants à des catégories, en particulier les jeunes et les chômeurs de longue durée.

M. Cotta : Mais peut-il changer à nouveau ? Se radicaliser ?

V. Giscard d'Estaing : S'il se radicalise, il ne pourra pas obtenir beaucoup de résultat puisqu'il a un Congrès qui reste le même et qui est donc un Congrès très hostile à ce type de politique. Je crois qu'on va assister à la poursuite d'une politique centriste aux États-Unis, c'est-à-dire un président qui fera quelques propositions et un Congrès qui prendra des décisions extraordinairement prudentes.

M. Cotta : Ses adversaires au Congrès vont-ils continuer les critiques sur la moralité, sur les différents scandales qui ont émaillé la présidence de B. Clinton, ou, pour cette seconde présidence, feront-ils taire leurs critiques ?

V. Giscard d'Estaing : Non, ils vont continuer. D'ailleurs, ils l'ont annoncé ; le leader républicain du Sénat, successeur de B. Dole, a déjà annoncé qu'ils continueraient leurs investigations en ce qui concerne les affaires dans la vie publique américaine.

M. Cotta : Jusqu'où cela peut-il aller ?

V. Giscard d'Estaing : On ne peut pas le dire, mais cela veut dire une atmosphère tout de même assez tendue dans les rapports entre le président et le Congrès.

M. Cotta : J. Chirac, ce matin, a envoyé un message à B. Clinton, il dit : « Votre présence à la Maison Blanche nous garantit un partenaire américain amical, clairvoyant, compétent, mais aussi généreux ». Vous auriez employé les mêmes adjectifs ?

V. Giscard d'Estaing : Dans la vie politique, on félicite toujours les vainqueurs. Si cela avait été Dole qui avait été élu, on aurait envoyé un télégramme à Dole en disant : « amical, clairvoyant », etc. Il faut être réaliste : la politique américaine actuelle est une politique qui est marquée par un très fort désir de régler les affaires tout seul, c'est la puissance militaire dominante du monde et ils ne veulent pas se sentir gênés ou enfermés par les contraintes des autres. On l'a dit tout à l'heure sur le plan économique, où ils feront ce qu'ils estiment bon pour les États-Unis ; et en matière internationale, ils veulent agir tout seuls. Vous avez eu deux exemples récents : ils veulent régler seuls la situation du Moyen-Orient, ils n'acceptent pas l'intervention des autres et ils ont envoyé un signal, récemment, en disant qu'ils voulaient aussi devenir leader en Afrique, ce qui était très nouveau pour les États-Unis. Donc, cela veut dire que l'Europe va avoir en face d'elle une politique américaine très assurée d'elle-même et qui n'est pas, au départ, prête à partager les responsabilités.

M. Cotta : En Israël, vous attendez-vous à une attitude plus ferme des États-Unis pour imposer la paix à B. Netanyahou ?

V. Giscard d'Estaing : Je crois qu'on va garder à peu près la même ligne. Naturellement, la contrainte électorale, qui imposait une très grande réserve aux deux candidats américains, va peut-être s'atténuer mais, d'une façon générale, ce sera la poursuite de la politique de paix, suivant les principes qui ont été en vigueur jusqu'alors. Il n'y aura pas de changement de cap.

M. Cotta : Pour la France, y a-t-il des leçons à tirer de la victoire de Clinton ? L'idée que la politique économique réussie, ça maintient les gens au pouvoir ?

V. Giscard d'Estaing : Il y a une leçon à tirer, elle est tout à fait claire : quand tout va bien dans l'économie, on préfère garder les mêmes ; quand tout va mal dans l'économie, on préfère généralement les changer. Donc, cela veut dire que nous avons le plus grand intérêt, en France, à assister à une amélioration des résultats, et surtout du climat de notre économie dans les 18 mois que nous avons devant nous.

M. Cotta : B. Clinton a créé dix millions d'emplois en quatre ans.

V. Giscard d'Estaing : Il ne faut pas dire cela, ça c'est du vocabulaire français, parce que les présidents ne créent pas des emplois, en dehors des emplois de fonctionnaires autour d'eux – on crée une situation économique qui permet aux entreprises de créer des emplois. Et ce n'est pas B. Clinton tout seul, parce que c'est la politique monétaire des États-Unis qui a été gérée depuis toute cette période par un Républicain, c'est-à-dire par quelqu'un de la majorité adverse, mais il est certain que la politique économique et monétaire américaine a été très judicieuse, les Américains se sont occupés à la fois de l'inflation et de la croissance, ils ont obtenu de bons résultats, les Américains sont heureux, ils ont décidé de garder les mêmes.