Texte intégral
A. Ardisson : Les transporteurs français – aussi bien du côté des patrons que du côté des salariés – sont-ils aussi mal lotis que cela par rapport à leurs collègues européens ?
Michel Barnier : C’est très difficile de faire des comparaisons d’un pays à l’autre parce que les conditions de travail sont en effet différentes entre nous. Les pays européens et les structures du marché sont très différents. Par exemple, en France, en 1993, il y a à peine 5 ans, 78 % des entreprises de transport avaient moins de cinq salariés et représentaient une partie assez faible du marché, du chiffre d’affaires du transport routier. Dans d’autres pays, au Portugal par exemple, mais dans d’autres encore, c’est exactement le contraire. Les coûts salariaux ne sont pas plus élevés en France, en tout cas ils ne sont pas les plus élevés, nous sommes derrière l’Allemagne et les Pays-Bas. Le gasoil, qui est un outil très important pour les transporteurs routiers, est moins cher en France qu’au Royaume-Uni et en Italie. Donc, c’est très difficile de faire des comparaisons, ça ne nous empêche pas…
A. Ardisson : Mais pourquoi les patrons français font-ils une telle pression sur leurs salariés ?
Michel Barnier : … cela ne nous empêche pas de souhaiter, et c’est un souci quotidien – je peux en témoigner – de Bernard Pons, dans les discussions européennes, de souhaiter l’harmonisation sociale, dans ce domaine comme dans les autres. On ne peut pas vivre dans le même marché unique, voir des camions circuler librement – comme c’est la règle dans un marché unique – à travers l’Europe, voir les marchandises circuler librement, sans qu’il y ait une harmonisation des règles sociales.
A. Ardisson : Mais cela n’a pas été déjà fait pour des raisons de sécurité ?
Michel Barnier : Il y a des progrès, il y a des choses qui ont été faites, par exemple un règlement communautaire existe sur le temps de conduite. Nous avons engagé une réflexion sur la mise en place d’un carburant utilitaire au niveau européen. Mais il ne faut pas seulement se contenter de prendre des textes ou de faire des discours ou des directives européennes, il faut aussi qu’elles soient appliquées et qu’elles soient appliquées de la même manière dans tons les pays. Le vrai problème, je crois, dans ce domaine des transports routiers comme dans d’autres, c’est l’absence ou l’insuffisance d’harmonisation sociale. Et Jacques Chirac disait, au sommet des chefs d’État et de Gouvernement : « Il faut remettre l’homme au cœur du projet européen. » Nous en reparlerons cet après-midi avec Alain Juppé et les parlementaires, qui se rencontrent. Je veux dire que l’un des grands enjeux, l’une des grandes ambitions du président de la République et du Premier ministre est, en effet aujourd’hui, de faire que l’Europe ne soit pas seulement un supermarché, mais d’accentuer, d’insister désormais sur la dimension humaine, j’allais dire « humaniste », de la construction européenne qui a été laissée de côté depuis une quarantaine d’années.
A. Ardisson : Va-t-on indemniser les routiers étrangers qui ont été pris dans la nasse et plus encore leurs commanditaires ?
Michel Barnier : J’étais hier à Bruxelles où les ministres en charge de ces questions m’ont interpellé. Il y a une possibilité d’indemnisation si un dommage effectif, concret, est démontré. Les préfets peuvent recevoir des demandes d’indemnisation. Le cas échéant, la justice peut être saisie. Il existe des possibilités d’indemnisation dès l’instant où un dommage est effectivement prouvé.
A. Ardisson : Mettre l’homme au cœur de l’Europe, vous disiez. Eh bien, pour la première fois, les personnels navigants français et pas seulement des compagnies nationales, se mettent en grève pour protester contre la réglementation européenne. Alors, il y a déjà eu des grèves contre des règlements européens ou des mouvements de protestation mais nous nous trouvons dans un nouveau cas de figure, n’est-ce pas ?
Michel Barnier : Nous nous trouvons dans un cas de figure généralement nouveau et pas seulement pour le transport aérien. C’est celui du passage et de la difficulté de passer d’un monde protégé à un monde ouvert à la concurrence. Nous ne vivons plus comme il y a trente ans. Il y a trente ans, il suffisait d’un décret du Gouvernement pour empêcher les capitaux de passer d’un pays à l’autre. Aujourd’hui, les touristes passent d’un pays à l’autre librement, les marchandises traversent l’Europe librement, l’information circule librement. Comment se protège-t-on, nous Français ? Moi, je crois qu’on se protégera mieux en étant, et nous sommes, dans un marché unique avec une règle du jeu qui soit au moins commune entre les pays européens. Voilà pourquoi on parle de déréglementation. Mais je crois que c’est une chance pour un transport aérien français, et d’ailleurs C. Blanc et les personnels d’Air France commencent à le comprendre. Nous avons une grande compagnie qui se redresse et je pense que ce marché unique européen à des effets très positifs, et notamment pour les passagers car les prix baissent. Il faut simplement, là aussi, une certaine harmonisation.
A. Ardisson : Mais les salariés ont peur de l’Europe car « déréglementation » signifie pour eux risque de chômage.
Michel Barnier : Moi, je ne le crois pas. Un marché unique européen, une règle du jeu commune avec nos voisins, qui sont aussi quelquefois nos concurrents, c’est plus de stabilité pour l’emploi. En tout cas, c’est éviter la jungle entre nous, Européens. Et c’est une chance dans un monde où c’est un peu la guerre économique entre les différentes régions du monde.
A. Ardisson : J’en viens au débat de cet après-midi. Les députés doivent débattre justement de l’Europe dans la perspective du sommet de Dublin sur les institutions européennes. Ce débat va certainement être occulté par un autre, celui sur la monnaie. On voit que 46 % des Français sont pour le franc fort. Alors, d’une certaine façon, le débat lancé par Valérie Giscard d’Estaing est sur la place publique, au Parlement.
Michel Barnier : J’ai vu ce sondage, ce matin, dans Le Figaro. Il est intéressant, il prouve que les Français, quoi que racontent certains hommes politiques, savent bien l’importance de l’euro et l’urgence d’une monnaie unique. J’ai rencontré il y a quelques jours des jeunes agriculteurs qui vendent des moutons et des agneaux. Ils m’ont dit : « Nous savons le prix des dévaluations compétitives, nous savons ce que cela a été de vendre nos agneaux ou nos moutons en Espagne ou en Italie qui ont dévalué. »
A. Ardisson : Il y a un très fort parti pour la dévaluation chez les chefs d’entreprise ?
Michel Barnier : Les agriculteurs pourraient donner des leçons d’intelligence à un certain nombre d’hommes politiques ou de banquiers. L’euro est fait pour l’emploi et contre le chômage. Il est fait pour qu’il y ait une règle du jeu commune entre nous. Alors, vous parliez de M. Giscard d’Estaing. Ce que propose l’ancien président de la République, sans d’ailleurs prononcer le mot, c’est en réalité une dévaluation du franc. Moi, je pense depuis longtemps qu’une dévaluation c’est un appauvrissement. C’est toujours un affaiblissement M. Giscard d’Estaing propose également que la France fasse une démarche solitaire au moment même où nous avons choisi, avec les Allemands et avec d’autres, d’être solidaires. Je crois que la France a besoin d’être forte et d’avoir confiance en elle-même. Nous avons des raisons d’avoir confiance en nous-mêmes. D’ailleurs j’observe, voyageant beaucoup en Europe, que les autres Européens ont plus confiance dans la France que les Français eux-mêmes. Et si nous dévaluons nous-mêmes, si nous nous dévaluons et si nous redevenons solitaires, alors la France sera faible et ce n’est pas du tout ni l’engagement, ni l’intention du chef de l’État et d’Alain Juppé.
A. Ardisson : Vous ne considérez pas que si la solution est discutable, le problème est réel ? Le problème du niveau de l’euro par rapport au dollar, par exemple ?
Michel Barnier : Mais quand on aurait dévalué le franc par rapport au mark, on n’aurait pas réglé le vrai problème qui va se poser, à savoir le prix de l’euro par rapport au dollar. C’est un vrai problème que le cours insuffisant du dollar, mais on ne le règle pas nous tout seuls, nous Français. On ne peut le régler qu’avec cette règle du jeu commune que nous nous sommes données entre nous, Européens, en créant cette monnaie unique.
A. Ardisson : À part cela, cela n’est pas forcément le sujet de Dublin. On va parler des institutions et est-ce que l’on va y comprendre quelque chose ?
Michel Barnier : On parlera de la monnaie unique puisqu’elle se met en place progressivement et l’on parlera aussi de cette fameuse Conférence intergouvernementale qui a commencé il y a peine quatre mois et qui va se dérouler encore pendant sept mois. C’est très difficile. Il faut dire à vos auditeurs qu’une négociation européenne pour le transport aérien, pour les institutions, c’est une négociation à quinze et nous devons nous écouter les uns les autres et finir ensemble, à l’unanimité. Mais je crois que nous allons aboutir sur les quatre sujets : réformer les institutions avant le grand élargissement à l’Est ; le modèle social européen ; une politique étrangère commune ; prendre ensemble des mesures pour la sécurité des citoyens, c’est-à-dire la lutte contre la drogue, la lutte contre le terrorisme, qui sont des grands fléaux internationaux. Je crois que la France est plus forte parce qu’elle est dans l’Union.