Texte intégral
Nous sommes en train d’assister à une des grandes restructurations industrielles des dix dernières années, avec, dans un premier temps, la fusion projetée de l’entreprise franco-britannique GEC-Alsthom et de Framatome, et, dans un deuxième temps, la redistribution des activités de Thomson dans un ensemble plus vaste. À l’évidence, et quoi qu’on en dise, les deux affaires semblent liées.
En d’autres temps, une telle opération aurait fait l’objet d’un large débat public, tant les entreprises concernées sont emblématiques des grandes réussites industrielles françaises. Mais voilà le mois d’août aidant, un silence assourdissant a entouré l’opération. Même la presse (française, sinon anglo-saxonne) admet pour vérité révélée les rares informations et les rares commentaires distillés sur le sujet.
Ayant eu à connaître, lorsque j’étais premier ministre en 1990, un des épisodes de la singulière saga de Framatome, ayant eu à trancher, après débat public, sur le problème de l’actionnariat de cette entreprise et sur l’équilibre, qui a d’ailleurs été également préservé par M. Balladur en 1994, entre actionnaires publics et privés, je souhaite ouvrir le débat sur une décision de principe, à mon avis mal instruite et qui pose de redoutables problèmes si on élargit la réflexion, au-delà d’un simple arrangement financier, en considérant les enjeux du nucléaire civil en France.
J’observe d’abord que ce sont deux firmes privées, GEC et Alcatel-Alsthom, qui se mettent d’accord, le matin du 30 août, pour engager la fusion de leur filiale commune GEC-Alsthom avec une entreprise publique à 51 %, Framatome. Un communiqué ministériel suit, qui annonce que le gouvernement donne son accord à l’étude du rapprochement. On ne saurait afficher de manière plus symbolique que ce qui est bon pour Alcatel-Alsthom – firme au demeurant prestigieuse et qui est l’un des fleurons industriels du pays – est bon pour la Nation !
Et la presse d’embrayer sur le thème du grand groupe, des synergies industrielles, de l’ouverture internationale, sur le thème du « Enfin, ce n’est pas trop tôt ».
Tous nos docteurs fournissent ainsi diagnostic et traitement du « grand malade » Framatome ! Mais quelle est la maladie et quel est le problème ? Je cherche et je trouve une entreprise qui a remarquablement réussi dans sa mission de constructeur de chaudières nucléaires, qui dégage des résultats au profit de ses actionnaires publics et privés, qui a engagé des diversifications patientes pour se préparer à un futur difficile du fait du ralentissement des commandes de centrales en France, qui dispose d’un bon réseau international, qui a fait sa percée aux États-Unis (le plus grand parc électronucléaire du monde) et en Chine (les plus grands besoins identifiés pour le futur), qui a su nouer une bonne alliance avec l’Allemagne de manière à définir une norme européenne pour les réacteurs du futur et à maintenir un ancrage allemand dans le nucléaire civil, qui a fait son devoir pour préserver une part des activités de Creusot-Loire après l’éclatement de l’empire. C’est donc une entreprise disposant de ressources humaines, techniques, financières, qui lui permettent de préparer son avenir et d’être un acteur industriel majeur.
Je veux bien admettre les termes du débat entre l’« adossement » de cette entreprise, surtout nucléaire, à un groupe plus vaste comme GEC-Alsthom, et, d’autre part, l’autonomie du nucléaire. Ce n’est certes pas un débat manichéen où tout serait blanc d’un côté, noir de l’autre. Pour Framatome, pourquoi la structure d’accueil d’Alcatel-Alsthom, refusée en 1990 parce que je ne voyais pas clairement la stratégie de cette grande entreprise de télécommunications pour le maintien de l’offre nucléaire au-delà de l’an 2000, est-elle aujourd’hui acceptée alors que cette échéance de l’an 2000, qui correspond à un arrêt temporaire des commandes de centrales, se rapproche ?
Je voudrais être convaincu que les activités d’ingénierie et de fabrication de Framatome, très spécifiques du nucléaire, se combinent harmonieusement avec celles d’un GEC-Alsthom spécialiste reconnu des centrales conventionnelles. Ou que le poids revendiqué, après la fusion projetée, par le britannique GEC (à peu près la parité avec les intérêts français), ne sera pas un handicap pour le nucléaire français, alors que chacun sait que le nucléaire civil n’est pas un enjeu pour la Grande-Bretagne, pays qui dispose, contrairement à la France, de ressources pétrolières abondantes.
Sur la méthode, enfin, j’émets quelques doutes. Dans une société avancée comme la nôtre, peut-on admettre qu’une coalition d’actionnaires (ici, publics et privés) dispose avec arrogance d’une entreprise dont on sait que la ressource est comme un « bien national », née d’un grand programmes public d’équipement nucléaire du pays ? Peut-on admettre que les hommes et les femmes qui ont fait cette entreprise, avec cet engagement personnel de ceux qui ont su se mobiliser au service d’une grande ambition, soient passés par pertes et profits, et même pas consultés ? Au-delà de cette affaire particulière, toutes les réflexions sur le gouvernement d’entreprise, qui mettent en avant une exigence « démocratique », à la fois vis-à-vis des actionnaires et du personnel des entreprises, n’auraient-elles pour seul objectif que de modifier le code sur l’abus de bien sociaux ? L’État va-t-il enfin cesser de gérer de grandes entreprises publiques par des oukases, en privilégiant l’allégeance de leurs dirigeants qu’on engage dans les mauvais combats extérieurs à leur mission ? Est-ce que l’État, qui, dans la fusion projetée, va voir les intérêts publics devenir minoritaires, sans pour autant récupérer quoi que ce soit de la privatisation d’une entreprise très prospère, peut définir une ligne claire dans sa gestion du patrimoine de la Nation ? S’agit-il d’une opération au service de l’emploi, pour protéger le long terme ?
Le nucléaire civil est un grand enjeu pour la France et pour le monde. Ceci doit être rappelé à un moment où la dernière crise autour de l’approvisionnement pétrolier, qui a correspondu à la guerre du Golfe en 1991, a tendance à s’estomper. Par le développement du nucléaire en France, nous avons gagné une relative indépendance par rapport aux turbulences toujours possibles du marché pétrolier ; la production d’électricité nucléaire est équivalente en France à la production du Koweït. C’est dire que le nucléaire représente une sorte d’assurance contre des crises toujours possibles.
Par ailleurs, depuis la Conférence sur l’environnement et le développement durable de Rio, en 1992, tous les gouvernements de la planète sont convenus de prendre les mesures appropriées pour limiter les émissions de gaz carbonique, essentiellement dues à la combustion des énergies fossiles, de manière à prévenir les risques d’un changement du climat aux conséquences cataclysmiques lorsqu’il se produira.
Certes, le nucléaire n’est pas la seule réponse au problème posé à Rio, mais c’est déjà une réponse consistante, et la réaffirmation de l’option nucléaire correspond à une sorte d’« éthique de responsabilité » des pays qui, comme la France, ont les moyens techniques et financiers de développer la production nucléaire, dans de bonnes conditions de sûreté.
L’« affaire » Framatome doit être située dans ce contexte d’une bonne préparation de l’avenir. Et puisque la majorité du capital de cette entreprise, par le hasard de l’histoire, après la faillite de Creusot-Loire, est publique, posons d’abord, avant tout montage répondant à des arguments situés en dehors de la sphère du nucléaire, les conditions nationales et internationales pour un développement « durable », au sens de Rio, du nucléaire civil, en France, en Europe (et tout particulièrement en Allemagne), et dans le monde.
On assiste aujourd’hui, peut-être, à la fin d’une histoire. Celle d’un État, qui, au travers de politiques publiques conduites avec continuité, a contribué à construire de belles entreprises, présentes sur la scène mondiale, dans des secteurs aussi divers que le spatial, le nucléaire civil, le para-pétrolier, l’aéronautique, le transport.
Tout d’un coup, on entre dans une période d’états d’âme et de doutes. Le discours politique est en panne de vision à long terme. Une entreprise comme Électricité de France, qui a construit sa puissance sur une telle vision à long terme, est tétanisée par le débat sur la dérégulation, selon le cadre fixé par la Commission européenne, et elle borne aujourd’hui son horizon à se mesurer, dans une confrontation incertaine, avec des sociétés de services aux communes, qui sont le « modèle » français de la dérégulation à la mode bruxelloise.
Dans le domaine des grandes politiques publiques, la France a toujours fait preuve d’un certain « messianisme », ce qu’on appelle souvent l’exception française. Que nous ayons besoin d’adapter nos modes de pensées et d’intervention à la nouvelle donne européenne est une évidence qui s’impose. Faut-il pour autant renoncer à ce qui fait notre force, au gré d’un débat de privatisation mal engagé ou d’une « financiarisation » de l’économie qui est le fin mot de toutes les réflexions sur la mondialisation ?