Interviews de M. Edouard Balladur, député RPR, dans "Le Monde" le 1er avril 1998 et à Europe 1 le 6, sur la responsabilité de la France dans le génocide rwandais de 1994.

Prononcé le 1er avril 1998

Intervenant(s) : 

Circonstance : Auditions de la mission parlementaire d'information sur le génocide rwandais le 3 mars 1998

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Europe 1 - Le Monde

Texte intégral

LE MONDE : 1er avril 1998

« Premier ministre, vous aviez décidé l’opération Turquoise, au Rwanda, en 1994. Approuvez-vous la création de la mission parlementaire d’Information sur le génocide ?

- Je l’approuve tout à fait. Les causes du génocide au Rwanda ont donné lieu à tellement d’interprétations qu’il faut y voir clair. Je rappelle ce qui me paraît important : la France est le seul des grands pays à avoir pris l’initiative de tout faire pour éviter les conséquences les plus dramatiques de ce génocide. Elle a envoyé – c’était l’opération Turquoise -plus de deux mille soldats au Rwanda aux mois de juillet et août 1994, pour une période limitée, en association avec des pays africains et après autorisation du Conseil de sécurité. C’était une opération difficile. Elle a permis de sauver la vie de milliers de personnes.

- Lionel Jospin aurait-il raison de donner instruction aux fonctionnaires et militaires concernés de répondre aux questions de la mission ?

- Oui. J’espère que chacun dira tout ce qu’il sait sur cette période de l’Histoire. La France, je le répète, est celui des grands pays qui a fait tout, ce qu’il pouvait pour sauver le plus de vies possible.

- Craignez-vous que le contexte dans lequel est menée cette mission d’information ne conduise à réécrire l’Histoire au détriment de la France ?

- Je ne le crains pas dès lors que la vérité sera établie. Quelle est-elle ? En ce qui concerne, les effectifs, il y avait 370 militaires français au Rwanda le 29  mars 1993, à mon arrivée à Matignon, et il y en avait 24 le 1er janvier 1994. Il est vrai qu’ensuite, lors de l’opération Turquoise, la France a envoyé des milliers de soldats au Rwanda, mais c’était pour s’interposer et éviter les massacres, et chacun a loué son action à ce moment-là. S’agissant des livraisons d’armes, elles ont toutes été arrêtées depuis l’été 1993, et aucune autorisation d’exportation de matériel de guerre n’a été délivrée par Matignon. La vraie question est de savoir si ce génocide est dû à des rivalités ethniques et religieuses anciennes ou s’il a été utilisé ou manipulé par des grandes puissances à des fins d’influence politique. Le débat est ouvert. En ce qui concerne l’action de mon gouvernement, elle a été positive. Pour le reste, à chacun de répondre à la question qui est posée pour ce qui est de ses responsabilités. »


EUROPE 1 : lundi 6 avril 1998

Dans une phase cruelle des massacres au Rwanda, vous étiez Premier ministre. Pourquoi la France a-t-elle livré, un temps, des armes aux assassins ?

- "Soyons tout à fait clairs ! J’ai été Premier ministre de 1993 à 1995, deux ans. Peu après mon arrivée, la France a arrêté toute autorisation d’exportation des armes."

Cela veut dire qu’avant, cela se faisait ?

- "Avant, cela se faisait et je n’ai pas à juger des motifs pour : lesquels cela se faisait, ce serait trop long de l’expliquer. Deuxièmement, elle a également réduit considérablement les effectifs de son armée, qui sont passés de plusieurs centaines à quelques dizaines de soldats en assistance technique. Lorsque j’entends toute cette campagne sur le génocide du Rwanda, dans lequel on veut mettre en cause en France, et notamment dans des journaux français, je suis profondément révolté."

Pourquoi ? Tout est faux ? Quelle est la part de responsabilité des dirigeants et en même temps de l’armée française ?

- "L’armée française n’a aucune responsabilité dans le génocide du Rwanda. Tout au contraire. Je rappelle que la France est le seul pays, le seul, qui ait prononcé le mot de génocide. Le seul dont le chef de Gouvernement, c’est-à-dire moi-même, est allé aux Nations unies pour qu’on décide enfin une opération humanitaire. C’est le seul à avoir envoyé des milliers de soldats pour s’interposer et empêcher les massacres. Et comme par hasard, c’est le seul, en plus, auquel on attribue une responsabilité partielle dans ce génocide ! Je le répète, j’en suis scandalisé ! Je me réjouis qu’il y ait une mission d’information qui ait été décidée par l’Assemblée nationale. J’y ai été invité. Je m’y rendrai en compagnie des ministres qui étaient membres de mon gouvernement, et nous ferons en sorte que l’honneur de la France et de l’armée française soit mis à l’abri d’attaques qui sont parfaitement injustes."

Vous y allez quand ?

- "Le 21 avril."

Et vous serez accompagné de qui ?

- "De MM. Juppé, Léotard et Roussin qui étaient tous les trois membres de mon gouvernement."

Est-ce que cela veut dire qu’il y avait des réseaux parallèles ?

- "Peut-être. Il appartiendra à la mission d’information de l’établir, mais je parlerai de ce qu’a fait mon gouvernement, c’est-à-dire de ce dont je suis responsable."

Vous étiez responsable mais qui dirigeait la politique africaine de la France à ce moment-là ?

- "Je viens de vous expliquer que la France a décidé de s’interposer pour empêcher le génocide et je trouve quelque peu singulier, pour ne pas dire autre chose, qu’on lui reproche aujourd’hui ce même génocide qu’elle est la seule à avoir tenté d’empêcher."

Ce sont les Anglo-saxons qui vous choquent parce qu’ils mettent en accusation la France ?

- "La mission d’information l’établira."

La journée est importante pour des décisions qui seront envisagées ou prises pour moderniser la vie publique. Le Président de la République reçoit le Premier ministre pour évoquer les réformes institutionnelles, leur calendrier. Il y a le non-cumul, la parité homme-femme, il y a le mode de scrutin. Est-ce que vous feriez changer, dès l’an prochain, le mode de scrutin pour les européennes ?

- "Une première observation : la France vit actuellement dans un état de malaise psychologique et politique. Le problème est d’en sortir. Il faut en sortir à mon avis, sans doute, en faisant un certain nombre de réformes sur notre vie publique, sur nos institutions, pour étendre la représentation des femmes, pour modifier éventuellement la durée de tel ou tel mandat. Mais ce qui compte d’abord et avant tout, c’est de résoudre les problèmes qui préoccupent les Français qui sont de deux ordres, à savoir le chômage et la sécurité. Ce sont les deux problèmes principaux qui préoccupent tous les Français. Alors, vous me posez une question précise : élections européennes l’année prochaine ? Moi, dans ce genre d’affaires, je me détermine en fonction de l’intérêt de la France. Qu’est-ce que je constate ? Il y a pour les élections européennes un scrutin proportionnel à l’échelle nationale qui fait que la représentation française est complètement émiettée dans l’assemblée de Strasbourg, et que les intérêts de la France au sein de l’assemblée européenne ne sont pas défendus avec suffisamment d’efficacité. Je souhaite donc une réforme du mode de scrutin qui assure davantage d’efficacité à la défense des intérêts de la France en Europe."

A quel moment l’opposition aura-t-elle une existence plus structurée ? J’ai envie de dire des structures convaincantes ? A quel moment sera-t-elle prête ? Il lui faut encore combien temps pour sortir la tête de l’eau ?

- "Le moment approche. Il y a bientôt un an que nous avons perdu les élections législatives, et il est temps maintenant que l’opposition élabore ensemble un projet d’avenir. Alors, cela a été commencé. Le RPR, pour ce qui le concerne, au cours de ses assises, a élaboré déjà un projet d’ordre général. Il faut maintenant que les choses soient précisées. Et je voudrais que chacun, au sein de l’opposition, se sente comptable d’un devoir de réflexion et contribue à l’élaboration de ce projet."

C’est-à-dire que chacun fasse un plan, un projet ? Madelin ? Séguin ? Bayrou ?

- "Il est de la responsabilité des chefs de parti de les élaborer. Ils ont commencé à le faire. Je vous ai dit que cela commençait au RPR déjà et ce que je souhaite c’est que l’on discute avec l’ensemble de nos électeurs des orientations de ce projet. Je voudrais qu’il ne fût pas établi uniquement dans les états-majors ou dans les appareils, et que véritablement, les Français soient, le plus possible, associés à l’élaboration de leur avenir."

C’est-à-dire que l’on consulte les électeurs RPR et UDF ?

- "Exactement."

Séparément ?

- "C’est au RPR et à l’UDF de le décider. Séparément ou conjointement. Il faudrait se mettre d’accord sur un questionnaire, à envoyer à tous les électeurs pour savoir avec précision ce qu’ils souhaitent en matière de sécurité, en matière d’emploi, en matière de place de la France dans l’Europe, en matière de protection sociale, en matière d’enseignement."

Vous dites qu’il faut que chacun réfléchisse, qu’il y a un devoir de réflexion. Est-ce qu’E. Balladur va faire lui aussi son petit projet ou son grand projet ?

- "Je réfléchirai parmi d’autres et avec les autres. Je ne me sens pas exonéré de ce devoir de réflexion."

C’est-à-dire qu’il y aura un projet Balladur ?

- "Non, n’exagérons rien ! Ce serait tout ce qu’il faudrait pour compliquer les choses. Je contribuerai à cette réflexion et j’espère qu’avant l’été, nous commencerons à y voir plus clair pour que les Français puissent en discuter."

Est-ce que vous aurez le temps de tout faire. Je sais que vous êtes extrêmement actif, mais comment le nouveau conseiller de la région Ne-de-France se sent-il ? Il ne s’ennuie pas un peu ?

- "Je suis touché par la loi sur les cumuls. Je suis député, conseiller de Paris et conseiller régional. Il me faut donc choisir et j’ai décidé de conserver mon mandat municipal dans le XVe arrondissement qui est le plus proche de mes responsabilités de député, et donc de quitter mon mandat régional. Ainsi, je serai en conformité avec la loi. Mais pour autant, je ne me désintéresse pas, si peu que ce soit, de l’Ile-de-France."

Cela veut dire que vous n’allez plus siéger au Conseil régional d’Île-de-France ?

- "Exactement."

Le gouvernement Jospin, J.-P. Chevènement en tête, avec son préfet, sont en train de nettoyer la Corse avec sanctions, mutations, enquêtes, etc. Est-ce que vous le soutenez ?

- "La nation et l’Etat ont été frappés gravement par l’assassinat d’un préfet qui représentait la République. Tout doit être fait pour mettre fin à une situation qui est une situation intolérable dans un Etat de droit et un Etat républicain. Donc, je ne peux pas vous dire que j’approuve dans le détail, telle ou telle mesure ou initiative prise par le Gouvernement, dont je ne connais pas les motifs. J’approuve la volonté de remettre de l’ordre partout sur le territoire de la République et de faire respecter la loi."

Pour la gauche, c’est plus facile à faire que pour la droite ?

- "Non, pas du tout ! Absolument pas ! Pourquoi ?!"