Interview de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "Le Monde" du 5 octobre 1996, sur la réforme du service national, le "rendez-vous citoyen" et sur la proposition d'une insertion professionnelle pour les volontaires.

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Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

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Le Monde : Vous déposerez en novembre, au Parlement, le projet de loi sur le service national. S’en tient-on toujours au fait que les Français nés avant le 1er janvier 1979 continueront de faire leur service selon les modalités actuelles, ou l’échéance des élections législatives du printemps 1998 modifiera-t-elle les règles du jeu pour les jeunes ?

Charles Millon : La réforme du service national est un projet de société, un projet éminemment politique, au sens étymologique, puisqu’elle traduira une nouvelle conception des rapports entre le citoyen et la cité. Ce projet n’a rien à voir avec un enjeu électoral ni avec une péripétie politique.

Le projet de loi concerne le rendez-vous citoyen et le volontariat. Il est clair que les jeunes gens nés avant 1979 continueront de faire leur service selon les modalités actuelles. Si ces règles devaient évoluer dans les années à venir, ce ne sera pas pour des considérations électorales, mais pour permettre le bon déroulement de la phase de transition qui doit, progressivement, mettre un terme au service national actuel et faciliter la professionnalisation des armées.

Le Monde : Que répondez-vous à ceux qui critiquent l’organisation en cinq jours d’un « rendez-vous citoyen », dont on ne discerne mal le contour ?

Charles Millon : Le scepticisme de ceux qui considèrent qu’« une semaine, c’est trop court » vient le plus souvent de la difficulté d’imaginer un service national radicalement nouveau. L’objectif du rendez-vous citoyen est clair : durant cinq jours, il s’agit d’expliquer aux jeunes Français ce qu’est un citoyen, à l’occasion d’un temps fort pendant lequel chacun passera d’un état de relative dépendance par rapport à la société à celui de citoyen adulte, prêt à servir à son tour la communauté nationale.

Lieu et temps de passage, le rendez-vous citoyen est également conçu comme le moment privilégié d’une prise de conscience. Prise de conscience de sa situation personnelle : c’est l’objet du bilan médical, scolaire et professionnel individuel. Prise de conscience de son appartenance à une communauté nationale : c’est le sens de l’information civique qui sera dispensée et portera sur la nation, la démocratie, la République et ses institutions. Enfin, prise de conscience des multiples formes que peut revêtir un engagement de citoyen avec la présentation des volontariats.

Pour que le rendez-vous citoyen prenne tout son sens, il devra s’inscrire dans un cycle d’instruction civique qui, commençant dans les écoles, permettra à chacun de prendre la mesure de ses droits, de ses devoirs et de son engagement citoyen. Il faut, aussi, que les jeunes chez qui des handicaps physiques, psychologiques ou scolaires auront été décelés aient une seconde chance et qu’on les aide à trouver une place dans la société grâce à des associations vers qui ils seront orientés. Bref, le rendez-vous citoyen ne se conçoit pas sans un avant et un après.

Le Monde : De quels avantages bénéficieront les volontaires pour un service de défense et de sécurité, si l’on veut des recrues de qualité ?

Charles Millon : Il faut d’abord se mettre d’accord sur le principe. Un jeune qui accepte de donner à la collectivité neuf, douze ou vingt-quatre mois, mérite une reconnaissance.  Cette reconnaissance ne se réduira pas un diplôme ou à une décoration. Elle doit se traduire très concrètement.

C’est pourquoi je souhaite que des jeunes volontaires pour exercer une fonction dans la gendarmerie, la police, la douane ou dans les armées, soient prioritaires ensuite pour avoir un métier, un emploi permanent dans ces corps. Comme autre mode de reconnaissance, il existe la possibilité de les aider à s’installer à leur compte comme artisan ou agriculteur, de faciliter la poursuite des études, de permettre aux jeunes de mieux s’insérer dans la vie active.

Le rendez-vous citoyen et le volontariat font partie de cette transition entre la situation du citoyen qui reçoit et celle du citoyen qui donne. Lors du débat national, au printemps, il est apparu que les gens interrogés concevaient le service, militaire ou civil, en termes d’échange équitable : le jeune rend service à son pays en échange du service que le pays lui rend.

Le Monde : Quelles fonctions auront les volontaires du service civil ?

Charles Millon : Ils n’auront pas d’activités qui peuvent être confiées au salariés. Ils recevront des missions ne relevant pas de l’économie de marché.

Le Monde : Pourquoi garder des réserves à côté de professionnels ?

Charles Millon : Dès lors que nous passons à l’armée professionnelle, ce qui implique une réduction du format, il est normal de reconsidérer le rôle des réserves. C’est ce que nous sommes en train de faire, dans un cadre interministériel et dans un cadre militaire. En interministériel, nous définissons la nature et la gravité des menaces à prendre en compte, les différents types d’actions préventives et correctives, les diverses catégories de moyens.

Ainsi, les réserves pourront être non seulement militaires, mais encore civiles (police, sécurité civile, environnement, etc.). Il existe déjà des pompiers volontaires. Dans un cadre militaire, nous étudions la participation des réserves aux quatre grands types de missions des armés, en particulier la protection du territoire. Il s’agit de disposer en temps voulu d’un complément de forces et de compétences, individuel et collectif, pour des situations de crises.

Notre estimation initiale est de cent mille hommes pour la réserve entraînée et susceptible d’être engagée. La répartition entre gendarmerie (50 000) et les armées et services pourra évoluer légèrement en fonction de l’attribution de tel type de mission ou de telle armée. En complément, nous envisageons, au moins pour les armées, une deuxième réserve, qui sera constituée des personnes que l’on emploiera en cas de besoin ou qui rendront des services dans la relation armées-nation. L’idée force est d’avoir à terme une armée professionnelle à temps partielle, de la même façon que nous aurons une armée professionnelle à temps plein.

Le Monde : Les armées sont prises dans une tourmente de réformes…

Charles Millon : Ce n’est pas une tourmente, c’est une urgence ! Qui peut nier qu’il était nécessaire d’engager une ultime campagne d’essais nucléaires au regard de notre politique de dissuasion et de notre engagement en faveur du traité d’interdiction des essais ? Qui peut nier, au regard des nouvelles conditions géostratégiques, la nécessité de passer de l’armée de conscrits à l’armée professionnelle ? Qui peut nier la nécessité de réformer le service national et de passer d’une obligation trop souvent subie à un volontariat assumé ? Qui peut nier la nécessité de réformer radicalement l’industrie de défense, de conquérir des marchés extérieurs, de valoriser les compétences et garantir la pérennité des entreprises ?

Le Monde : Y aurait-il une « méthode Millon » pour faire avaler la pilule ?

Charles Millon : Il n’y a pas de « méthode Millon ». Il y a la méthode que je viens de décrire, celle de la vision, de la volonté et de l’adhésion. Les restructurations militaires, annoncées le 17 juillet, en sont une des illustrations. Il est toujours difficile de changer des habitudes, de revenir sur des situations acquises, de toucher au statu quo. Si les incompréhensions se sont peu à peu estompées, c’est grâce au temps consacré par tous les échelons de la hiérarchie à l’explication, aux rencontres, à la concertation.

Cette démarche paisible, à laquelle s’est prêté l’ensemble du personnel civil et militaire du ministère, est en quelque sorte exemplaire. Ceux qui m’ont conseillé de ne pas céder à la tentation de l’effet d’annonce ont eu raison : l’effet d’annonce tue les réformes, car il provoque des réactions souvent injustifiées. Il m’a paru plus important d’engager ces réformes et de les mettre en œuvre sans éclat, en préférant l’action au verbe, dans la tradition de ce ministère. Après tout, la « grande muette » peut être aussi une grande réformatrice !

Le Monde : En attendant, des personnes défilent dans des villes pour demander le retrait du plan Millon pour les constructions navales.

Charles Millon : Je comprends l’inquiétude de ces femmes et de ces hommes qui ont souvent été trompés par des promesses inconsidérées ou qui ont été bercés de fausses analyses. Lorsque j’ai pris la responsabilité de ce ministère, en mai 1995, les pertes cumulées de GIAT étaient d’environ 12 milliards de francs, le déficit de la DCN était de 7 milliards de francs. Si aucune réforme n’avait été engagée : c’était la faillite assurée. Or, ce n’est pas au personnel de subir les conséquences d’une certaine incurie.

C’est pourquoi il n’y aura ni changement de statut de la DCN, ni changement de statut du personnel, ni licenciement sec. Nous profiterons de la législature actuelle pour aménager le temps de travail et maintenir un certain nombre d’emplois. Notre projet ne se contente pas d’assainir une situation, il est porteur d’un projet de redéploiement, à commencer par un plan prochain de soutien à l’exportation de l’industrie d’armement.