Texte intégral
Date : 18 septembre 1996
Source : France 2/Édition du matin
G. Leclerc : Pour le Budget 1997, il faut être beau joueur : objectivement, le Gouvernement a tenu ses engagements ?
D. Strauss-Kahn : Honnêtement, je ne sais pas si le Gouvernement a tenu ses engagements. Je crois qu’il voulait réduire beaucoup plus le déficit. Mais enfin c’est vrai, il faut le reconnaître, en gros, le Gouvernement a stabilisé le déficit et les dépenses. Le problème, c’est que, « être beau joueur » ; cela voudrait dire « c’est bien ». Mais est-ce que c’est cela qu’il fallait faire ? C’est cela la vraie question. Tout le monde s’accorde à reconnaître aujourd’hui dans le pays que la croissance est molle, que du coup l’emploi stagne, voire le chômage augmente, qu’il n’y a pas assez d’investissements. Dès que vous voyez un chef d’entreprise, il vous dit « moi je voudrais bien investir, mais je n’ai pas de demandes ». Donc, ce qu’il faut, c’est qu’on arrive à faire repartir cela. Est-ce que ce Budget va faire repartir la demande ? C’est cela la vraie question.
G. Leclerc : Le Gouvernement répond « oui, la preuve, c’est qu’en baissant les impôts de 25 milliards, cela va recréer de l’activité et donc de l’emploi ».
D. Strauss-Kahn : Ne revenons pas sur le débat concernant les impôts, je suis convaincu, malheureusement pour le pays, que ça n’aura aucun effet puisqu’on a bien vu que ces 25 milliards étaient largement compensés par des prélèvements par ailleurs et qu’au total, l’effet était quasi nul, en plus ça ne touche pas les Français qui en ont le plus besoin et qui vraiment consommeraient. Donc cela, je crois malheureusement qu’il ne faut pas compter dessus. A l’inverse, lorsque vous limitez beaucoup la dépense de l’Etat, c’est autant d’investissements en moins. Des hôpitaux, des ponts, des routes, c’est aussi de l’investissement. L’investissement est bon quand il vient des entreprises mais il est bon quand il vient de l’Etat aussi. Pour l’emploi c’est pareil, que ça vienne de l’un ou de l’autre c’est pareil. Donc il faut à la fois arriver – et c’est cela qui est difficile et je ne jette pas la pierre parce que c’est difficile – à tenir le déficit, bien sûr, à ne pas le laisser s’envoler, à ne pas augmenter la dépense publique au-delà du raisonnable, mais en même temps il ne faut pas tarir la source des investissements. Et donc, c’est difficile, mais c’est la charge du Gouvernement – s’il ne sait pas faire, il faut qu’il passe la main. Et là, j’ai l’impression, honnêtement, que tous les objectifs ne sont pas atteints. La stabilisation oui, vous l’avez dit, très bien, mais l’effet du budget sur l’économie, la possibilité d’avoir de l’emploi, d’intégrer les jeunes par là même, bref, de faire que la machine reparte, cela je crains que ce Budget, de ce côté-là, vraiment, n’atteigne pas son objectif.
G. Leclerc : La France est-elle en déflation et si c’est le cas, ne faut-il pas repenser les fameux critères de Maastricht comme l’a dit P. Moscovici ?
D. Strauss-Kahn : Déflation, cela veut dire quoi ? Que la croissance est négative, que les prix baissent. On est autour de ça, les comptes définitifs ne sont pas sortis, on ne sait pas, mais on est autour de ça. On est en gros à zéro. Alors, un peu en dessous, un peu en dessus, à la limite peu importe : ce qui est clair, c’est que vraiment, ça ne va pas. Faut-il revoir les critères de Maastricht ? Ce que je crois aujourd’hui – et P. Moscovici a parfaitement raison – c’est que nous sommes à 18 mois de la monnaie unique et que par conséquent, la décision se fera sur des motifs politiques. Les Français, les Allemands, je l’espère les Italiens – qui sont très importants dans cette affaire –, nos amis espagnols aussi, voire les Anglais, voudront ou ne voudront pas ? Et moi je fais partie de ceux qui veulent de cette monnaie unique parce qu’on a tellement souffert, payé depuis des années pour arriver à construire cette Europe monétaire qu’il faut maintenant en avoir les bénéfices, parce qu’il y a aussi des bénéfices qui sont très importants, à condition d’aller jusqu’au bout. C’est comme si on avait couru pour gagner quelque chose et qu’on s’arrête dans la dernière ligne droite. Donc, il faut le faire. Mais la décision dépendra plus de savoir vraiment si les peuples veulent cela et si ceux qui les gouvernent feront le pas, plutôt que de savoir si les fameux critères – c’est 3 %, on aura fait 3,2 ou 3,3 – tout cela maintenant n’est plus vraiment important. Je suis convaincu qu’on peut aménager la lecture de ces critères. Un traité, ce n’est jamais qu’un traité. Ce qui compte, c’est la volonté politique de le faire.
G. Leclerc : E. Balladur, ce matin dans Le Figaro, dit que le débat de demain opposera en fait les réformistes, qui sont la majorité, qui veulent faire bouger les choses, et puis les conservateurs, qui sont les socialistes, qui sont pour le maintien d’un statu quo.
D. Strauss-Kahn : Je ne suis pas sûr que cela fasse beaucoup avancer le débat. D’abord, si Monsieur Balladur cherche un réformiste dans la majorité, cela veut dire que lui est définitivement exclu du débat, parce que personne ne peut penser que Monsieur Balladur représente la réforme. Mais, au-delà de la polémique, je crois que les Français maintenant en ont un peu assez de ces petits jeux. Nous sommes dans une situation qui est grave, difficile, on le disait tout à l’heure en parlant du Budget. Cette situation, de jour en jour, n’a pas l’air de s’améliorer, elle devient grave. Les tensions, on les voit partout, dans les banlieues par exemple, dans d’autres endroits aussi. Il faut arrêter maintenant de vouloir faire de la polémique politicienne et essayer de trouver de vraies solutions.
G. Leclerc : Il y a une autre politique possible ?
D. Strauss-Kahn : Oui. Il y a une politique possible, différente de celle que mène le Gouvernement. Ce qu’a dit L. Jospin là-dessus est à mon avis tout à fait clair : la politique ne va pas, le Gouvernement le reconnaît, et il dit « mais pourtant, je continue ». L. Jospin dit « la politique ne va pas, il faut la changer ». Et en effet, le PS dans les mois qui viennent, puisqu’il se réunit pour cela dans une grande convention en décembre, proposera au pays – largement à temps pour les élections législatives, puisque ce sera plus d’un an à l’avance – des solutions différentes. Mais on voit bien lesquelles elles sont. On ne peut pas laisser, dans ce pays, les jeunes continuer à être mis sur le marché du travail et être chômeurs avant même d’avoir commencé à travailler. Baisser les déficits, tout ça c’est très bien, mais ce n’est plus le débat. Nous sommes à un moment beaucoup plus grave maintenant, où il faut vraiment qu’on prenne le taureau par les cornes.
G. Leclerc : D’un côté la polémique, de l’autre, les idées de Le Pen progressent dans les sondages, semble-t-il ?
D. Strauss-Kahn : Il y a peut-être un lien entre les deux. Le FN, que préside J.-M. Le Pen, n’est pas un parti démocratique comme les autres. Et je crois que la démocratie doit se défendre. J’ai été l’un des premiers, il y a de ça une semaine, à dire qu’il fallait poursuivre J.-M. Le Pen, non pas interdire le FN, les arguments juridiques de ce point de vue-là ne sont pas suffisants, ce qu’il faut, c’est le combattre politiquement. Mais peut-être que si, chaque fois qu’il dit quelque chose d’ignoble, comme il l’a dit récemment, on ne faisait pas toute cette mousse autour, pendant des semaines et des semaines, peut-être qu’il progresserait moins.
G. Leclerc : Il ne faut plus en parler ?
D. Strauss-Kahn : Je crois qu’il faut donner une information lorsque l’information existe, mais qu’il ne faut pas organiser 150 débats, tout le temps, autour de J.-M. Le Pen. Tous les deux mois il lâche une phrase immonde ou une autre et, tous les deux mois ça repart et la vie politique française s’organise autour de J.-M. Le Pen. Il y en a assez ! Laissons J.-M. Le Pen de côté, méprisons – parce que cela ne mérite que cela – ce qu’il dit et combattons politiquement sur le terrain les propositions qu’il fait dont malheureusement un certain nombre de Français pensent qu’elles sont bonnes alors qu’elles sont fausses. Mais arrêtons de lui faire de la publicité toutes les cinq minutes !
G. Leclerc : Par exemple, la fête Bleu-blanc-rouge la semaine prochaine, il faut l’autoriser ?
D. Strauss-Kahn : Vous voyez nous entrons nous-mêmes – et moi-même qui critique cela – dans ce défaut. Cessons de parler J.-M. Le Pen, parlons des problèmes de ce pays.
G. Leclerc : Est-ce que L. Fabius représente lui-même dans les positions qu’il affirme à propos de la monnaie unique, ou est-ce que c’est une position qui est commune à l’ensemble du PS ?
D. Strauss-Kahn : Les socialistes ont sur cette affaire une position qui est maintenant bien connue. Nous sommes européens, nous voulons construire l’Europe, la France a beaucoup donné, depuis des années, pour cela. C’est notre seul moyen de faire que nous soyons partie d’un ensemble capable de résister aux Américains et aussi aux nouveaux pays d’Asie qui montent. Il faut le faire. Pourtant, il ne faut pas le faire obligatoirement à n’importe quel prix et il est exact que les fameux critères, tels qu’ils ont été fixés lors du traité de Maastricht, ont un caractère plus politique que technique, donc il ne faut pas s’en écarter trop, parce que ce sont souvent des critères de bonne gestion, et pourtant il ne faut pas les regarder comme un comptable. Et dans ces conditions, il est nécessaire aujourd’hui d’aller de l’avant, en préservant tout ce qu’il y a de positif dans l’Europe, en se disant que, ma foi, s’il y a tel ou tel débordement de critère, ça n’aura pas de conséquences majeures. C’est la volonté politique des Français, des Allemands et d’autres aussi – car il ne faut pas, dans cette affaire, oublier les pays du Sud de l’Europe, je pense à l’Italie, je pense à l’Espagne – qui fera que nous franchirons le pas, ce que je souhaite, ou que malheureusement nous ne le franchirons pas.
G. Leclerc : Les Allemands ne sont pas d’accord. Le ministre des Affaires européennes allemand a pris la peine de répondre dans Le Monde, en disant « pas d’accord, si on commence à faire joujou avec les critères, ce n’est pas sérieux ».
D. Strauss-Kahn : Oui, c’est pourquoi je dis que c’est une question politique, c’est-à-dire qu’il reviendra à J. Chirac, à H. Kohl, à quelques autres des principaux dirigeants européens, de dire « nous le faisons ». Et comme dans tout moment important, crucial dans l’histoire de notre pays, c’est la politique qui l’emportera et pas le fait de savoir si, à 0,1 % près ou 0,2 près, on aura respecté les critères. Mais pour ça, il faut que les Européens, veuillent l’Europe. Et ce qui est grave aujourd’hui, en effet, c’est que l’Europe sert un peu de bouc émissaire – tout ce qui va mal dans notre pays, par exemple, est mis sur le dos de l’Europe. Evidemment, c’est facile du point de vue du Gouvernement que de dire : « ma politique ne réussit pas, mais c’est la faute de l’Europe ». En réalité, ce n’est pas la faute de l’Europe, c’est la faute de la politique que mène le Gouvernement.
G. Leclerc : Est-ce qu’une alliance avec P. Séguin est envisageable ?
D. Strauss-Kahn : Si P. Séguin veut rejoindre le PS, je suis sûr qu’il y sera accueilli à bras ouverts.
G. Leclerc : Il pourrait ?
D. Strauss-Kahn : C’est à lui de le dire.
G. Leclerc : Venons-en au Budget. Il y a le souci d’afficher un déficit budgétaire inférieur aux 3 %. Souvent, l’opposition reproche à celui qui présente le Budget de truquer les comptes. Sur la forme, au moins, estimez-vous qu’il y a cette année un progrès en matière de transparence et de crédibilité ?
D. Strauss-Kahn : J’aime bien que vous disiez, « au moins sur la forme », ce qui laisse entendre que, sur le reste, il n’y a vraiment pas de progrès. Sur la transparence, soyons clairs. Tout le monde a vu dans la presse, par les commentaires des uns et des autres, des journalistes les plus avertis, que ce Budget comporte quand même quelques critiques de présentation. Que ce soit l’opération France Télécom – 37,5 milliards – dont j’ai entendu dire que le ministre du Budget lui-même, M. Lamassoure, n’aurait pas voulu… »
G. Leclerc : Ces 37,7 milliards, ils ne sont pas mis dans le pot commun, ils sont quand même cantonnés.
D. Strauss-Kahn : Attendez, le Gouvernement ne tient ses 3 % que si on compte les 37,5 milliards. Il ne faut quand même pas les compter une fois et pas l’autre. Ils font partie du paquet-cadeau. La façon dont le Gouvernement a pompé dans les caisses de la Cades, qui est l’organisme qui s’occupe du financement de la Sécurité sociale et qui, par ailleurs, laisse un gros déficit à la Sécurité sociale alors que la Cades aurait mieux fait d’être utilisée pour ça mais n’aurait alors pas pu être utilisée pour le Budget ! La façon dont le Gouvernement anticipe une croissance relativement forte, qu’on risque malheureusement de ne pas atteindre ! Dans l’opération des PEP, des livrets d’épargne, le Gouvernement reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre puisqu’on a bien vu que les 15 milliards qu’il espérait pouvoir lancer dans la consommation étaient 12 milliards qu’il économisait d’un autre côté puisque, pendant trois ans, il n’aura plus la prime à verser. Bref, tout ça fait quand un même un salmigondis qui donne à penser que ce Budget n’est pas présenté de façon beaucoup plus sincère que d’habitude.
G. Leclerc : A défaut d’être sincère, est-il crédible ? Les objectifs pourront-ils être atteints ? Les observateurs internationaux croient plus en la réduction modérée du déficit français qu’aux objectifs très ambitieux que s’est donnés l’Allemagne, mais tellement ambitieux qu’ils paraissent irréalistes.
D. Strauss-Kahn : Vous avez raison, les objectifs allemands sont sans doute encore plus critiquables que les objectifs français. Reste que, sur ce budget français, du côté de la justice sociale, beaucoup a été dit au cours des derniers jours. La baisse de l’impôt sur le revenu était quand même la manière la plus injuste d’organiser la baisse d’impôt Si on avait voulu la rendre juste, on aurait touché un impôt qui frappe tous les Français et pas simplement un impôt qui ne frappe que la moitié d’entre eux. Tout a été dit là-dessus et je crois, les sondages l’ont montré, que les Français ne sont pas dupes. Du côté de l’efficacité, on peut craindre – c’est mon cas – que ce budget ne suffise pas à nous sortir du marasme dans lequel on est. Chacun s’accorde à reconnaître que la croissance n’est pas là, c’est plat, mou. L’emploi non plus, du coup. Et donc le Budget, qui est le principal acte économique du Gouvernement, devrait servir à cela. Or, c’est quand même difficile pour le Gouvernement de dire à la fois qu’il a rogné sur les dépenses, sa thèse, et d’un autre côté que ce budget va servir à relancer. Ce que je crains, c’est qu’en fait il manque, dans le Budget, l’instrument qui nous permettrait d’accompagner un début de reprise, si celle-ci devait exister. Et que donc, la politique du Gouvernement, comme c’est le cas depuis un an et quelque, étouffe dans l’œuf toute velléité de redémarrage.
G. Leclerc : Cet instrument, le connaissez-vous, l’avez-vous identifié, pouvez-vous le faire émerger ?
D. Strauss-Kahn : Votre question est : que faudrait-il faire ? Prenons un exemple : nous savons tous, par expérience, que le logement est un des secteurs dans lequel on crée le plus d’emplois par franc dépensé. En plus, le logement a un gros avantage : il est à l’origine de peu d’importations, donc pas de problème d’équilibre extérieur. Et donc, quand dans un budget, on ne privilégie pas le logement au moment où on aurait besoin de relancer, mais que, au contraire, on diminue – et vous avez vu ce qui s’est passé en matière du 1 % du financement logement – quand donc on doit prévoir pour l’année qui vient des mises en chantier de logements neufs, alors on voit que les choix, à l’intérieur du budget, ne sont pas des choix qui privilégient l’emploi. On sait bien que telle dépense est plus productive en termes d’emplois et telle autre l’est moins. Ce qu’il faut, si on veut vraiment que l’emploi soit au centre de la politique économique, ce n’est pas obligatoirement dépenser des milliers de francs. Je ne dis pas qu’il faut faire exploser le déficit, loin de là, mais dans la dépense que l’on accepte, il faut privilégier celles qui vont dans le sens de l’emploi. Et quand je regarde le Budget, ligne par ligne, je vois que ce travail n’a pas été fait.
G. Leclerc : Vous avez fait allusion à l’information nouvelle donnée par le Gouvernement, sur la libération des primes des PEP pour les personnes non imposées. Est-ce une bonne, une mauvaise mesure ?
D. Strauss-Kahn : C’est une mesure qui, je l’espère, aura un effet. Je crains que ce dernier ne soit pas à la hauteur attendue car on dit, ça fait 15 milliards, sauf que ça fait 15 milliards si tous ceux qui ont été des PEP décident de dépenser ce qui a été débloqué. Nombre d’entre eux le conserveront sur leur Livret comme une épargne et donc l’effet à l’arrivée sera sans doute beaucoup moins grand. En plus, comme je l’ai dit, on donne d’une main ce qu’on reprend de l’autre. Mais ça va plutôt dans le bon sens et si ça a un effet, ce sera un effet positif.
G. Leclerc : Etes-vous pressé de vous « recoller » à l’exercice du Budget ?
D. Strauss-Kahn : Les Français choisiront en 98 ce qui leur semble opportun. En tout cas, il est clair que les socialistes, comme L. Jospin le leur a demandé, seront en situation cette année en décembre, de proposer les grandes lignes de leur politique économique et sociale. Et on verra que ça n’est ni ce que fait le Gouvernement aujourd’hui et ni, car il ne faudra pas y revenir, ce que les socialistes ont fait quand ils étaient au Gouvernement.
G. Leclerc : Cela sera-t-il fondamentalement différent de ce que fait le Gouvernement ?
D. Strauss-Kahn : Je le crois.
(Interview de France inter non disponible)