Texte intégral
Valeurs Actuelles : 17 mai 1997
Valeurs Actuelles : La campagne a mis longtemps à démarrer. Comment expliquez-vous cette atonie ?
François Bayrou : C’est normal : le débat n’était pas encore lancé. L’opinion ne pouvait pas saisir immédiatement ce qui distingue notre projet du programme de nos adversaires, car ni l’un ni l’autre n’était encore publiés. Mais ils le sont désormais, et les Français voient bien ce qui sépare la majorité de la gauche. Je voudrais souligner quatre différences, qui résument bien nos divergences. Premièrement, les socialistes annoncent qu’ils abrogeront les lois Pasqua et Debré contre l’immigration clandestine. C’est une erreur et c’est une faute. Un peuple a besoin que la loi soit respectée : c’est la condition de sa sécurité et de sa confiance. Quand elle est ouvertement bafouée, le peuple va vers les extrêmes. D’autre part, les immigrés en situation régulière ont besoins d’être intégrés. Ils ne pourront pas l’être si l’on favorise les nouvelles vagues d’immigration.
Valeurs Actuelles : Deuxième différence ?
François Bayrou : J’y viens. S’ils étaient élus, les socialistes interrompraient les privatisations d’Air France, de France Télécom et Thomson. Or nous avons musclé ces entreprises au prix d’efforts considérables pour qu’elles puissent revenir à l’équilibre, puis affronter la concurrence internationale. Voyez le redressement d’Air France ! Le PS ruinerait ces efforts, au moment même où ils portent leurs fruits.
Troisième différence : la gauche prétend créer des emplois en réduisant massivement la durée du travail tout en augmentant les salaires. C’est prendre les Français pour des imbéciles ! Chacun sait bien que si l’emploi fuit, c’est qu’il est moins cher ailleurs. Et le PS propose d’en augmenter le coût ! Là encore, c’est une erreur – comme on l’a vu en 1981.
Enfin, les socialistes envisagent de supprimer les fonds de pension. Quand on a devant soi le problème des retraites, on voit bien que c’est irresponsable. Voilà, je crois, quatre propositions dangereuses pour la France, qui découlent toutes d’un raisonnement erroné.
Valeurs Actuelles : Quel raisonnement ?
François Bayrou : L’erreur du PS, c’est de croire qu’il y aurait des règles de l’économie (ou de l’histoire) spécifiques à la France, qui lui permettraient de s’exonérer des efforts qu’accomplissent tous les autres pays. Or la compétition internationale impose l’effort. La France ne peut pas s’en dispenser si elle veut rester parmi les grandes nations. La gauche nous ferait manquer le rendez-vous des années qui viennent.
Valeurs Actuelles : C’est-à-dire ?
François Bayrou : J’ai la certitude que les temps que nous vivons resteront dans les livres d’histoire. Nous avons le choix entre trois perspectives – dont deux sont mortelles.
Première perspective : la France, habitée par l’illusion de son originalité, choisit la solitude. Du coup, l’Europe restera divisée et la France en pâtira gravement.
Deuxième choix : nous faisons l’Europe avec une France faible. Les valeurs de la France n’y seront pas défendues et un autre système s’imposera, celui des Anglo-Saxons.
Troisième choix : nous faisons l’Europe comme une puissance (et non seulement comme un marché) avec une France elle aussi puissante, capable d’imprégner l’Europe de son système de valeurs. C’est la voie qu’a choisie la majorité. Ce n’est pas celle des socialistes.
Valeurs Actuelles : Mais est-ce seulement en critiquant le programme du PS que l’actuelle majorité peut l’emporter ?
François Bayrou : Non, bien sûr, mais il est de notre devoir de le dire aux Français : l’Histoire n’autorise pas l’erreur. Et permettez-moi de remarquer que, même au PS, ce programme ne fait pas l’unanimité ! Il suffit d’écouter Jacques Delors, ou Michel Rocard qui a jugé inopportune la création de 350 000 nouveaux emplois publics !
Valeurs Actuelles : Justement, la majorité insiste aujourd’hui sur la baisse des impôts, qui suppose la réforme de l’État. Êtes-vous favorable à la diminution du nombre de fonctionnaires, vous qui, à l’Éducation, avez pu en mesurer la difficulté ?
François Bayrou : Il faut bien distinguer la fonction publique d’administration de la fonction publique en mission, celle qui est sur le terrain. Je crois qu’on peut économiser dans le premier secteur, mais qu’il ne faut pas s’attaquer au second qu’avec d’extrêmes précautions. Cette année, cinq cent postes d’instituteurs (sur 310 000) ont été réellement supprimés et cela n’a pas été simple. Mais 4 500 autres postes ont été supprimés dans la fonction publique d’administration sans aucun drame. Ainsi, à Paris, les effectifs de l’administration centrale ont été réduits de quatre cents personnes, soit 10% du total. Ce n’est pas rien. Je demande seulement qu’on ne passe pas tout le monde à la même toise.
Valeurs Actuelles : Ce qui laisse espérer, quand même une réduction des dépenses publiques…
François Bayrou : On peut au moins les stabiliser. La croissance aidant, leur part diminuera dans le produit intérieur brut.
Valeurs Actuelles : Après l’État, l’Europe. C’est l’un des principaux motifs de la dissolution, et pourtant, à droite, plus personne n’en parle. La majorité a-t-elle peur d’aborder ce thème ?
François Bayrou : Moi j’en parle et j’ai bien l’intention de continuer à en parler. Car si nous devons avoir peur d’une chose, c’est que l’Europe ne se fasse pas. Voilà ce qui serait tragique. Si tel était le cas, je puis vous dire – et je suis prêt à le signer – qu’il y aurait de nouveaux conflits sanglants en Europe occidentale. Si nous croyons que les folies d’hier ne peuvent pas recommencer, c’est que nous ne nous sommes pas bien regardés.
Valeurs Actuelles : L’Europe c’est la paix, sans doute. Mais aujourd’hui, pour les Français, l’Europe c’est surtout Maastricht et la rigueur obligée…
François Bayrou : Mais si la perspective de l’euro n’existait pas, nous serions contraints à une rigueur bien pire que celle que nous impose Maastricht ! C’est parce qu’ils savent que demain nous appartiendrons au grand ensemble monétaire européen que les investisseurs internationaux gardent confiance dans le franc. Que cette perspective s’éloigne, et aussitôt ils exigeront des primes de risque énormes pour continuer de financer notre dette, qui atteint 4 000 milliards de francs.
Dans un premier temps, nos taux d’intérêt, qui n’ont jamais été aussi bas qu’aujourd’hui, monteront en flèche, avec toutes les conséquences que l’on imagine sur l’investissement, l’activité et finalement l’emploi. Puis, dans un deuxième temps, pour retrouver des taux d’intérêt normaux, nous serons contraints de réduire nos déficits publics avec une brutalité folle. Ce n’est pas à 3% du PIB mais à 1% et même 0% qu’il faudra les ramener ! Croyez alors que nous regretterons les disciplines de Maastricht, qui d’ailleurs, si l’on réfléchit un peu, relèvent du simple bon sens. On parle souvent de ce fameux « critère » qui limite les déficits publics, mas ce qu’on ne dit pas, c’est que 3% du PIB c’est aussi 20% du budget de la France. Comment croire que nous pourrions continuer longtemps à dépenser chaque année 20% de plus que ce qui entre dans nos caisses ? Maastricht ne nous expose donc pas à la rigueur, il nous en protège. Voilà pourquoi, loin d’hésiter à en parler, je dis que c’est le rendez-vous majeur de notre temps.
Valeurs Actuelles : Stabilisation de la dépense publique, marche à l’euro : est-ce ainsi que l’on gagne les élections ?
François Bayrou : On ne gagne pas les élections sur un programme par sa capacité d’entraînement La crédibilité, je crois que nul ne nous la conteste. Quant à notre capacité d’entraînement, il nous appartient d’en apporter la démonstration dans les quelques jours qui restent.
Valeurs Actuelles : Comment ?
François Bayrou : Pour entraîner, il faut d’abord être uni. Il ne suffit pas de ne pas se critiquer ouvertement, il faut aussi que chacun dans la majorité se sente coresponsable de la campagne.
Valeurs Actuelles : Pensez-vous à Alain Madelin, à Valéry Giscard d’Estaing ou à Philippe Séguin ?
François Bayrou : Je ne pense à personne en particulier. Tout le monde est en permanence exposé à la tentation de cavalier seul et à la politique du « Je fais la gueule dans mon coin ». Mais j’espère que le procès que l’on fait à Alain Juppé depuis quelques temps est aussi injuste qu’excessif. Personne, bien sûr, ne saurait avoir toutes les qualités, mais je considère qu’Alain Juppé est un homme courageux, désintéressé et cohérent intellectuellement.
Valeurs Actuelles : Si la droite l’emporte, estimez-vos qu’il devrait être reconduit dans ses fonctions de premier ministre ?
François Bayrou : C’est le président de la République qui fera son choix en toute liberté, en fonction de la situation politique et du dialogue qu’il aura noué avec les Français. Je n’ai pas à en préjuger. Mais d’ici là j’appelle à un peu plus de cohérence et de cohésion. Il ne s’agit pas de nier nos différences : j’accepte que Madelin soit plus libéral, j’accepte d’être plus social, j’accepte que Séguin soit un peu plus étatiste. Cela ne m’empêche pas de parler ni avec Alain Madelin ni avec Philippe Séguin, qui sont deux hommes pour qui j’éprouve, chacun le sait, une amitié vraie.
Valeurs Actuelles : Comment jugez-vous le rôle de Jacques Chirac dans cette campagne ?
François Bayrou : Il est très exactement conforme à l’esprit de la Ve République. Plus largement, je dirais que Jacques Chirac, au long des deux années que nous venons de vivre, s’est montré fidèle à sa mission historique. Comme tout le monde il a parfois du mal à faire partager ses convictions par l’opinion, mais en matière européenne notamment, il a pris la mesure des grands enjeux. Je veux lui rendre hommage pour cela, parce qu’il a su entraîner ses compagnons.
Valeurs Actuelles : Si la majorité l’emporte, quelle physionomie devra avoir le prochain gouvernement ?
François Bayrou : Il faut que ses membres soient convaincus que leur premier devoir sera de changer ensemble nos méthodes de gouvernement.
France 3 : mardi 27 mai 1997
E. Lucet : Qu’attendez-vous de l’intervention de J. Chirac, ce soir, à 20 heures ?
F. Bayrou : C’est une intervention bien entendu très importante. Elle est faite pour mettre en perspective et indiquer les enjeux. Je crois que le Président de la République va traduire ce qu’il a retenu du scrutin de dimanche dernier, c’est-à-dire le message des Français pour que l’élection prenne désormais sa véritable portée et, aux yeux des Français, que le choix soit clair.
E. Lucet : Après l’annonce de la démission d’A. Juppé, hier, on a un peu le sentiment que la majorité est obligée de jouer l’improvisation pour ces derniers jours de campagne ?
F. Bayrou : L’organisation de la majorité, elle est la même.
E. Lucet : Vous avez perdu votre chef de campagne ?
F. Bayrou : Il y a deux grandes formations politiques, et A. Juppé à la tête du RPR et dans ses fonctions de responsable de la majorité, continue – on l’a vu sur les écrans il y a une minute – à jouer son rôle. Les responsables de l’UDF sont aussi en situation de terrain. Regardez, nous sommes sur le terrain, les manches retroussées. Je suis pour ma part en Aquitaine, et nous faisons notre travail de candidat comme il est normal, à quelques jours d’une élection.
E. Lucet : F. Bayrou, vous ne pouvez pas dire que cela ne change pas les données d’une campagne, le fait qu’A. Juppé ait annoncé qu’il allait partir ?
F. Bayrou : Je crois que tout le monde le sent bien. Il y avait un message des Français. Ce message était, je crois, clair : ils souhaitaient un renouveau, ils souhaitaient que s’ouvre une nouvelle étape, que cela soit net, que cette nouvelle étape constituait un changement par rapport à la précédente. Ils se sont servi, je crois, avec beaucoup de subtilité, du mode de scrutin à deux tours : un message pour un tour, un message pour un autre. A. Juppé leur a seulement envoyé un « bien reçu », un reçu cinq sur cinq. Il leur a indiqué qu’il était de ceux qui favoriseraient cette nouvelle étape. Et ça ne change pas l’organisation, ça ne change pas le travail sur le terrain ? Ça ne change pas notre engagement. Ça clarifie simplement le choix qui va être fait par les Français, dimanche prochain.
E. Lucet : Justement, F. Bayrou, vous qui dirigez l’une des composantes de cette majorité, est-ce que vous n’avez pas l’impression que la droite a péché par excès de confiance avant ce premier tour ?
F. Bayrou : Moi, j’ai toujours pensé, vous le savez, que cette échéance était très difficile, et j’ai d’ailleurs toujours souri lorsqu’on indiquait que pour le Président de la République, c’était une dissolution de convenance. Parce que je pensais, depuis longtemps que se serait naturellement très balancé, très équilibré, et que la décision appartiendrait réellement aux Français. Non, je pense que la majorité n’a pas pêché par excès de confiance. La majorité assume ses choix et le Président de la République va, dans quelques minutes maintenant, donner aux Français les éléments de la nouvelle étape qui leur offre. Vous savez, c’est très important les relations entre un Président de la République et le peuple de citoyens qui l’on élu. C’est même cela, nos institutions. Je crois qu’il est très important de l’écouter et de l’entendre en particulier ce qu’il va dire : quelle méthode de gouvernement, quelle orientation, quelle hiérarchie dans les orientations du Gouvernement, quelle relation entre la liberté et la solidarité, et aussi quelle fermeté nécessaire pour un pouvoir fort. Permettez-moi une observation : il me semble qu’il y a un très grand risque, au-delà des critiques politiques, c’est que la France apparaisse à ses propres yeux et apparaisse aux yeux du monde, comme un pays qui changerait de majorité à chaque élection, qui changerait le cap politique à chaque élection, virant à 180 degrés à chaque élection, chaque fois qu’il s’agit de choisir une équipe, elle changerait sa direction politique. Tout le monde le sent bien, c’est un très grand danger pour la France, là, je ne parle même pas naturellement du caractère contradictoire et hétéroclite de l‘alliance de l’opposition et de la gauche. Mais tout de même, un grand pays a besoin d’un minimum de durée pour porter ses choix ; S’il ne les a pas, il s’expose à être accusé ou à apparaître aux yeux du monde comme inconstant et léger, et rien de bon ne se fait de cette manière.