Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, membre du bureau politique de l'UDF, dans "Le Figaro magazine" du 10 avril 1998, sur le résultat des élections régionales de mars 1998, le mode de scrutin régional et la cohabitation, la place du centre et de la droite dans la modernisation de la France et les institutions de la cinquième République.

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Média : Le Figaro Magazine

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Que vous inspire tout ce tohu-bohu aux lendemains des élections régionales et cantonales ?

Valéry Giscard d'Estaing. – Le défaut habituel en France, qui a la réputation d'être un pays politiquement « léger », consiste à ne pas prévoir les grands malheurs et, lorsqu'ils surgissent, à penser qu'on peut les guérir à coups de petits remèdes.
Tout ce qui vient d'arriver était parfaitement prévisible : je conserve dans un énorme dossier la série des mises en garde que nous avons adressées depuis trois ans aux responsables de notre pays pour les informer que nous courrions tout droit à la catastrophe. Certaines propositions comportaient, outre la mienne, les signatures d'Olivier Guichard, de Charles Bauer, Jacques Blanc et René Garrec. Dès le 11 janvier 1996, il y a donc plus de deux ans, nous avons apporté à Alain Juppé, alors Premier ministre, une proposition de loi dont le texte stipulait que « l'exécutif régional devait s'appuyer, au sein du conseil régional, sur une majorité claire et stable, ce qu'interdisait, était-il précisé, la représentation proportionnelle intégrale ».
J'ai rencontré par deux fois le Premier ministre. Nous avons discuté avec lui, au cours de la séance mémorable du 4 février 1997, qui regroupait le haut état-major de la majorité au complet, de l'opportunité de la réforme du mode de scrutin régional.
Je suis intervenu au début et à la fin de cette réunion, dont il a été rendu compte par la presse, et j'ai eu le sentiment que l'opinion des participants avait bougé, qu'ils étaient disposés à changer les choses. Pourtant le 18 février, Alain Juppé l'a téléphoné pour m'informer qu'il allait annoncer, dans l'après-midi, qu'il renonçait à modifier la loi électorale…

Comment expliquez-vous ce revirement ?

V. G. d'E. – Par les contradictions internes des partis… Et le résultat est là, sous nos yeux ! Aussi longtemps que la société politique française gardera cette loi électorale, aucune majorité ne se dégagera. La proportionnelle, imposée par Mitterrand avant 1986, malsaine en elle-même puisque que c'est une loi qui pousse au morcellement politique, l'est encore davantage à un moment où l'on sait que, globalement, le paysage français est composé pour un gros tiers de la gauche plurielle, pour un tiers de notre ancienne majorité de centre droit, et pour un dernier tiers du Front national, ainsi que de quelques petits partis. Notre problème politique ne se caractérise pas tant par le fait que des électeurs choisissent de voter en faveur des options idéologiques du Front national, mais qu'ils désertent le centre droit pour le punir de ne pas avoir conduit la politique qu'ils attendaient de lui, notamment de 1993 à 1997, alors qu'il détenait le pouvoir absolu.

Pourquoi la droite a-t-elle déçu ses électeurs ?

V. G. d'E. – D'abord pour n'avoir pas su anticiper les évènements, ce qui est une faute politique lourde. Ensuite pour ne pas avoir analysé en profondeur les données de la situation.
Pourquoi, par exemple, dans les deux départements d'Alsace, le Front national a-t-il enregistré, à une décimale près, le même score de 20 % ? Comment se fait-il que l'Alsace, région raisonnable, proche de la frontière allemande engagée dans la construction européenne, et qui jouit d'une situation économique meilleure que la moyenne nationale, vote délibérément en faveur des candidats de M. Le Pen ? Il serait beaucoup plus intéressant d'étudier ce phénomène et de chercher comment l'inverser, que se poser des questions sur l'attitude de tel ou tel ! Faut-il le rappeler ? Je suis le seul des trois derniers présidents de la Ve République qui a évité la montée du Front national : Le Pen, en se présentant contre moi aux élections de 1974, n'a obtenu que 0,74 % des voix, et il n'a pas pu se représenter en 1981. Tout cela, parce que nous avions traité les problèmes qui se posent aux Français – avec un succès variable, mais nous nous y étions efforcés , problèmes qui déterminent leurs comportements électoraux.

Est-ce que diaboliser Le Pen peut constituer aujourd'hui une solution ?

V. G. d'E. – Je n'entre pas dans le jeu des postures politico-médiatiques. À l'instar de Jean Monnet, ce qui m'intéresse, quand une situation politique est insatisfaisante, c'est de savoir comment il est possible d'en modifier les données.
Les positions prises par les dirigeants du Front national sont un des paramètres du problème. Le fait qu'une partie de l'électorat de centre droit choisisse de voter pour les candidats du Front national, en exprimant autant un vote de refus qu'un vote positif, en est un autre. Et c'est sur ce point que doit se porter l'attention. En sachant que, de toute façon, on ne changera pas le cours des choses du jour au lendemain, qu'il faudra analyser la situation, et arrêter sur des bases psychologiques et politiques nouvelles une longue et difficile stratégie de reconquête de l'électorat.

Le moment est donc venu de changer les choses…

V. G. d'E. – Assurément, mais l'attitude de Jacques Chirac me fait penser au fameux mot de Louis XVI sur Talleyrand, qui affirmait : « Ce qu'il dit est bien, à un mot près. » Lorsque Jacques Chirac déclare qu'il faut changer le scrutin électoral avant l'été « prochain ». J'ai envie de répondre qu'il fallait le faire avant l'été « dernier » ! Le mal est maintenant accompli pour six ans, ce qui est très long dans la vie d'un peuple. Et nous allons enjamber l'an 2000 avec beaucoup de régions ingérables.

Les consultations politiques qui se déroulent à l'heure actuelle réunissent ceux qui n'ont pas su anticiper, ou qui avaient refusé les réformes, à de rares exceptions près. Comme l'a dit malicieusement Albert Einstein : » Ce n'est pas avec ceux qui ont créé les difficultés qu'il faut espérer les résoudre. » Ce n'est donc pas d'eux que pourra jaillir la solution, qui doit, pour moi, s'identifier à une réforme importante. À l'instar de celle que de Gaulle avait identifiée en 1962, avec la proposition de faire élire le président de la République au suffrage universel, ou de celle que j'avais moi-même engagée : la réforme du Conseil constitutionnel, pour garantir les droits de l'opposition. La seule grande réforme institutionnelle qui aurait ce caractère, ce serait l'adoption immédiate du quinquennat présidentiel, réalisé par référendum. Cela me paraît constituer la seule mesure capable de rendre à la Ve République une dynamique tournée vers l'avenir…

À l'heure actuelle, qui a le pouvoir de dégeler la situation ?

V. G. d'E. – Dans cette période de « cohabitation dans la durée », le pouvoir de décider et de déposer des propositions de loi appartient au gouvernement. Il dispose à tel point du pouvoir de proposition que la majorité sortante risque de se trouver prise à contre-pied à propos, par exemple, de la réforme du scrutin départemental – à laquelle nous nous sommes opposés – ou du non-cumul des mandats, sur lesquels Lionel Jospin veut aller plus loin que les principaux dirigeants de l'opposition. Il faut savoir qu'à l'atmosphère idyllique actuelle, où tous semblent disposés à engager des réformes, va se substituer, d'ici à quelques semaines, un désaccord sur le fond.

Cette cohabitation de longue durée, que va-t-elle modifier ?

V. G. d'E. – Elle change la nature du régime politique français, c'est-à-dire le lieu d'émanation du pouvoir. La conception du général de Gaulle était que la France avait besoin d'être conduite par un grand responsable élu. En 1958, ce fut lui – en raison de son impact et de son rayonnement historique. Mais lorsqu'il a vu les choses évoluer, il a mis sur pied la réforme de 1962 dont l'objet était de faire en sorte que l'impulsion politique soit donnée par un Président élu au suffrage universel. Cela supposait que ce dernier apparût à tout moment comme étant qualifié pour interpréter et éventuellement appliquer la volonté de la majorité populaire. C'est lui qui tenait les grandes conférences de presse – qui ont disparu de nos jours – et qui établissait le calendrier des grandes actions politiques.
Tel a été le cas pratiquement jusqu'au début des années 1980. Et on peut dire que le système a perduré durant les deux premières cohabitations, dans la mesure où elles étaient vécues comme des situations de transition, d'une durée de deux ans maximum. Chacun, Président et Premier ministre, positionnait ses pions sur le damier en vue de l'élection présidentielle, puisqu'on savait qu'elle rendrait sa légitimité au Président. Cela s'est d'ailleurs confirmé, en 1988, lorsque le chef de l'État a retrouvé le pouvoir qu'il avait perdu en 1986, restaurant ainsi le système de la Ve République.
À l'heure actuelle, les choses sont bien différentes puisque nous nous éloignons de ce système. Et en réalité, nous ignorons où nous allons ! Il n'y a plus de phare pour nous éclairer. Il est désormais dans notre dos ! Nous venons d'une situation où le président de la République conduisait le pays, et où le gouvernement était une haute instance d'exécution, de gestion et d'administration. À l'heure actuelle, la situation a changé puisque c'est le gouvernement qui conduit la politique.

Et ce, en conformité avec l'article 20 de la Constitution…

V. G. d'E. – Oui, mais c'est la lecture de la Constitution telle qu'elle était rédigée avant l'élection du président de la République au suffrage universel. Aujourd'hui se pose la question de savoir si nous nous dirigeons vers un régime de gouvernement parlementaire, avec un Président ou un souverain constitutionnel, comme en Grande-Bretagne, en Allemagne ou en Italie – ce qui ne justifierai plus que le président de la République se rende avec le Premier ministre aux Conseils européens et au G7 –, ou si nous revenons à une situation où, après une éclipse, le chef de l'État redeviendra le principal inspirateur de la politique du pays.
Il s'agit d'une question de fond car le régime parlementaire qui n'est pas mauvais en soi, a toujours été en France un régime faible, de fait de la division de la majorité et du poids des coalitions. Un gouvernement parlementaire, chez nous, entreprend rarement de grandes réformes. D'où la nécessité qu'il y a eu d'en changer au moment de la décolonisation et des grandes crises constitutionnelles de la Ve République. À l'heure actuelle, la France peut-elle s'accommoder d'un pouvoir politique à faible capacité d'action ? Pour ma part, je ne crois pas. J'estime que ce type de système politique n'est pas adapté à notre tempérament national. Le convoi politique français a besoin d'être tiré comme une locomotive ! On l'a bien vu dans l'incapacité à réformer le scrutin régional. La tentative du général de Gaulle – même si elle demande à être adaptée – est plus intéressante. On le sait bien : la France passe pour le pays du monde le moins capable de se moderniser. De Gaulle le disait lui-même : « La France ne fait jamais de réformes, mais elle fait quelquefois des résolutions ». Si le pouvoir est faible, il ne se passe rien ou peu de choses et avec retard : on dit « non » à la privatisation d'Air France que l'on finit par entreprendre après bien des atermoiements. On dit « non » à la privation de France Telecom, mais on la réalise parfaitement et tardivement. Et ainsi de suite, ce qui nous fait, hélas, avancer à reculons dans la modernité.
En vérité, la prochaine élection présidentielle sera le moment du choix.

Tout se jouera alors sur la personnalité du candidat ?

V. G. d'E. – Sur sa personnalité et son projet. Il faudra que ce soit un homme du futur et de grand talent ! À l'heure actuelle, l'unique projet intéressant pour la France n'est pas proposé par les politiques. Deux discours s'affrontent. Celui du gouvernement actuel et de la gauche plurielle consistant à dire : « Nous n'aimons pas la modernité ; mais si elle est inévitable, nous nous efforcerons autant que possible d'en limiter les conséquences et garderons, à cette fin, une structure de forte intervention étatique. » Et de l'autre côté, le discours de la droite et du centre, qui se résume à cette formule : « Nous vivons dans une économie de marché, essayons de vivre avec, tout en gardant un pays centralisé et technocratique ! » Le seul projet qui serait intéressant se fonde sur le constat suivant : « La France est un ancien pays confronté à la mondialisation. Nous allons conduire hardiment sa modernisation mais en restant nous-mêmes ! »
Ce projet, susceptible de mobiliser la jeunesse, ferait en sorte qu'en 2020 la France apparaisse comme un pays moderne, du point de vue de sa capacité technologique, scientifique et universitaire, tout en restant lui-même – la France éternelle – et en conservant la mémoire de son passé. C'est un positionnement historique et actuel, comportant une option claire en faveur de la modernité, complétée par un lien visible avec l'identité, qui serait apte à corriger le dérèglement de cette partie de l'électorat qui s'est tournée vers l'extrême-droite ; en estimant que la mémoire est perdue et que, faute d'un projet dynamique, autant se réfugier dans des comportements négatifs. À l'évidence, cette voie de la modernisation n'est actuellement incarnée par personne.

Qu'est-ce qui vous motive actuellement ?

V. G. d'E. – La politique au jour le jour, honnêtement, ne m'intéresse plus. La gauche est au pouvoir pour quatre ans. Ayons le réalisme de le reconnaître, comme les Britanniques savent le faire ! On peut avoir une opinion sur ce qu'elle fait ou ne fait pas, mais c'est une donnée incontournable. La France a le gouvernement le plus à gauche de l'Union européenne – elle est le seul pays où des communistes orthodoxes sont au pouvoir et où les socialistes représente l'aile droite de la majorité – et parallèlement, elle se trouve privée de son balancier de droite, puisque cette dernière est en état de confusion, de dislocation, ou de refondation. Ce déséquilibre intervient à un moment où, précisément, il serait souhaitable d'avoir un gouvernement orienté moins à gauche, puisque le peuple Français se situe moins à gauche que son gouvernement et, d'autre part, un centre et une droite suffisamment implantés, installés et influents, pour contenir les excès de la gauche, tels que la faute des 35 heures, coûteuses pour l'emploi et la compétitivité. Il est temps d'engager une réflexion de fond sur les causes du déclin politique de la France, non par masochisme, mais pour comprendre et anticiper.
Pourquoi la France en est-elle venue là ? Pourquoi les Français sont-ils aussi troublés par cette situation ? Pourquoi le comportement collectif du pays ne parvient-il pas à le mettre sur une trajectoire plus satisfaisante pour tout le monde ? La société médiatique dans laquelle nous vivons exaspère l'actualité et nous fait vivre un monde à la fois sans mémoire et sans projet. Mettons à profit la plage de temps dont nous disposons avant les prochaines élections pour réfléchir aux grandes questions : notre pays va-t-il confirmer les choix institutionnels de De Gaulle, ou lui tourner le dos ? Le centre et la droite ont-ils quelque chose à proposer pour la modernisation de la France, dans le respect de sa mémoire ?... Et qui, alors, va s'en charger ?