Interview de M. Michel Rocard, membre du bureau national du PS et ancien Premier ministre, dans "Valeurs actuelles" du 11 avril 1998, sur le rôle des protestants dans la vie politique française.

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V.A. : Vous avez reçu une éducation protestante. Vous a-t-elle beaucoup marqué ?

Michel Rocard : Je suis né en 1930. J'avais dix ans quand la guerre a éclaté, j'ai fait une partie de mes études secondaires sous l'occupation ennemie et j'ai eu quinze ans, l'âge où l'on commence à se poser les vraies questions en 1945, au moment de la Libération. Si j'ai été influencé par mon protestantisme familial, ce qui est bien naturel, je l'ai été également par mes professeurs ou par l'environnement de cette époque.
Je dois peut-être à mon éducation protestante de faire partie de ces hommes politiques, plus nombreux qu'on ne le croit, qui n'ont jamais puisé dans la caisse. Je lui dois aussi plus spécifiquement, quand j'étais Premier ministre, d'avoir su négocier avec les uns et les autres en Nouvelle-Calédonie, afin d'empêcher la guerre civile.

V.A. : Comment cela ?

Michel Rocard : J'étais issu de la même religion que la majorité de mes interlocuteurs kanaks. Cela comptait, même si, en ce qui me concerne, je suis devenu agnostique. Mais surtout, en tant que Français d'origine protestante, j'avais non seulement le goût de prêcher la paix, mais aussi celui de l'organiser à travers le dialogue et le respect mutuel, sans souci d'une prééminence des uns sur les autres.

V.A. : Y a-t-il eu d'autres circonstances où le fait d'être protestant vous a été utile ? Dans vos relations avec certains pays étrangers, par exemple ?

Michel Rocard : Je me suis parfois senti un peu plus en affinité avec les dirigeants de pays protestants européens, notamment d'Europe du Nord, mais cela n'avait rien de systématique. J'ai eu en même temps d'autres affinités, tout aussi fortes, avec des dirigeants de pays latins et de tradition catholique – Espagne, Italie –. Non, c'est plutôt en politique intérieure française que mes origines ont été utiles. Elles me valaient, face à certains problèmes, une position de neutralité finalement assez confortable, et même assez utile.

V.A. : Par exemple ?

Michel Rocard : La question scolaire. Nous avons vécu en France pendant quatre-vingts ans une guerre des écoles où s'opposaient d'une part l'église catholique et son secrétariat à l'enseignement catholique, et d'autre part une Bastille anticléricale et antichrétienne d'un grand sectarisme, hostile à toute notion de croyance.
Je pense que ces affrontements sont aujourd'hui révolus. En ce qui me concerne, quand j'ai été confronté aux derniers soubresauts de cette crise, je suis parvenu plus facilement, en tant que protestant, à jouer un rôle d'intermédiaire entre les deux camps.

V.A. : Les protestants ont-ils marqué la société française moderne ?

Michel Rocard : On ne sait pas bien dénombrer les protestants, puisque l'exigence de la pratique religieuse est moins forte chez eux que dans d'autres religions : l'accent est mis sur la relation personnelle du croyant avec son seigneur et dieu, plutôt que sur l'adhésion formelle à une église ou sur l'assiduité au culte. Ce qui est certain, c'est que le peuple protestant de France a toujours été très minoritaire : entre cinq cent mille et un million de fidèles aujourd'hui, ce qui le placerait au quatrième rang seulement dans la société française, dernière le catholicisme, l'islam et le judaïsme.
Mais le protestantisme a su compenser cette faiblesse quantitative par une présence qualitative dans certaines élites : la banque, l'université, la fonction publique. Cela a été le fait, dès le XIXe siècle, d'une bourgeoisie parisienne elle-même issue des vieux pays protestants de province, Montbéliard ou les Cévennes.
À travers ces relais, le protestantisme a certainement joué un rôle dans la formation de la France moderne. Le décollage du capitalisme français sous le second Empire, pour ne citer que cet exemple, a été largement animé par la banque protestante. Par la suite, les protestants ont contribué à la consolidation d'une République à la fois démocratique, libérale et sociale.

V.A. : Les protestants n'aiment pas se définir en tant que « communauté »…

Michel Rocard : C'est tout à leur honneur ! J'aurais sans doute rompu mes liens avec le protestantisme s'il affichait un visage sectaire, replié, communautariste. L'ouverture à l'autre a toujours été de mise chez les protestants français. Ils ont joué un rôle dans la rédaction des lois laïques, à la fin du siècle dernier, ou dans l'élaboration de la loi de séparation des églises et de l'État, au début de ce siècle-ci.

V.A. : À force d'ouverture, le protestantisme ne court-il pas le risque de se diluer ?

Michel Rocard : Les protestants ne représentent que 1 ou 1,5 % de la population française, mais 30 % des Français se reconnaissent dans leurs valeurs. C'est tout de même, me semble-t-il, une dilution réussie et bénéfique. Je crois que le protestantisme sait esquisser, face à la modernité, des réponses aux attentes d'une société imprégnée par d'autres religions, à commencer par le catholicisme.
L'ouverture à l'autre, l'absence d'intégrisme ou de sectarisme, a été dès le XIXe siècle un premier type de contribution. La sérénité face à la science en est aujourd'hui un autre. Sur les problèmes de l'euthanasie, de la contraception ou de la procréation artificielle, le protestantisme accepte plus facilement que les autres courants religieux de se charger d'une réflexion en profondeur.

V.A. : La montée en puissance du protestantisme évangélique ne remet-elle pas ce rôle en question ?

Michel Rocard : Je n'ai pas assez d'informations sur ce point. Tout ce qui est intégriste, cultive le repli sur soi et ferme la porte à la communication, me paraît dangereux.