Interviews de M. Bernard Kouchner, président délégué de Radical, à Europe 1 le 25 juillet et à France-Inter le 29 juillet 1996, sur la situation au Burundi, les grèves de la faim de prisonniers politiques en Turquie et le terrorisme.

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Média : Emission Journal de 19h - Europe 1 - France Inter

Texte intégral

Europe 1 -  jeudi 25 juillet 1996

C. Charles : Au Burundi, la tension est montée d'un cran après le massacre de 300 Tutsis ce week-end. Est-ce qu'on se retrouve dans la même situation qu'au Rwanda il y a 2 ans ?

B. Kouchner : Pas encore et j'espère bien qu'il n'en sera pas ainsi. Mais les ingrédients sont les mêmes. Oui c'est un coup d'État programmé, attendu et maintenant accompli. Il s'agit aussi, comme toujours, de la carence, de l'inertie, de la Communauté internationale qui n'a pas installé les instruments pour la prévention des massacres. Que va-t-il se passer ? Je ne sais pas. Le coup d'État a été accompli par l'armée tutsi, donc infiniment minoritaire, face aux Hutus et le président qui est maintenant en exercice, n'est pas le pire. Il y a un autre candidat, M. Bagaza qui serait sans doute encore plus violent, lui aussi Tutsi et il s'agit sans doute de diriger une répression plus forte contre la majorité hutue qui tient pratiquement tout le reste du pays.

C. Charles : Est-il encore temps d'intervenir pour la Communauté internationale, pour éviter un bain de sang ?

B. Kouchner : J'espère bien que oui mais je n'en suis pas sûr. Ce qui est tragique c'est que, pour une fois, tout le monde était d'accord : l'Organisation de l'unité africaine, l'OUA, les Africains eux-mêmes, par la bouche de l'un des meilleurs d'entre eux, le président de Tanzanie, lui, avait demandé une intervention d'interposition. N. Mandela, pas n'importe qui aussi, l'Ouganda, le Sénégal, un certain nombre d'armées africaines étaient d'accord, l'Union européenne devait fournir un certain volume financier et les États-Unis du matériel. Mais comme d'habitude, les Français, les Belges ne se sont pas entendus avec les Américains. On a perdu du temps. Et comme d'habitude, s'il y a une intervention, je crains qu'elle n'ait lieu trop tard.

C. Charles : Est-ce que l'ONU doit intervenir sur place ?

B. Kouchner : L'ONU était tout à fait d'accord. Son secrétaire général demande cette intervention d'interposition depuis très longtemps. C'est au Conseil de sécurité que la bataille a été perdue par le secrétaire général de l'ONU. Donc pour une fois l'ONU est d'accord, l'OUA, ce sont les Africains eux-mêmes qui assureraient une police intérimaire et la réalisation d'un pacte national que le gouvernement précédent, qui vient d'être renversé, avait tenté de mettre sur pied entre les Hutus majoritaires et les Tutsis minoritaires. C'est la minorité qui opprime et qui interdit la liberté à la majorité.

C. Charles : L'action humanitaire est-elle nécessaire ?

B. Kouchner : Pour le moment c'est trop tard. Ils ne pouvaient plus beaucoup sortir de la capitale. Mais elle était à titre préventif nécessaire. On ne va pas attendre la catastrophe pour envoyer l'action humanitaire ! Sauf s'il y a une catastrophe. On enverra alors des médecins, du matériel et de la nourriture. Mais il est encore temps, je l'espère, d'une réaction de la Communauté internationale. Du Parlement européen à l'OUA, tout le monde était d'accord. C'est à titre préventif que le droit d'ingérence ne peut se manifester, ce n'est pas quand c'est trop tard. Là ce n'est plus la peine de faire la guerre à la guerre. Est-ce encore le moment ? Je l'espère. Mais vous avez vu que toutes les libertés sont suspendues. Ça veut dire que ce n'est pas vraiment des démocrates.

C. Charles : La situation est aussi préoccupante en Turquie. Depuis dimanche, 6 détenus sont morts dans les prisons turques. Avec 300 autres, ils menaient depuis 2 mois une grève de la faim pour réclamer de meilleures conditions de détention. Votre avis ?

B. Kouchner : Je trouve cela abject ! Je dois reconnaître que le vote de l'Union européenne en faveur de l'entrée de la Turquie dans l'Union douanière a sans doute été une erreur. On nous avait dit qu'il fallait soutenir les démocrates turcs, il faut apaiser les querelles et faire que les Kurdes puissent vivre, et puis il faut faire barrière aux islamistes. Nous avons plus de morts chez nos amis kurdes, plus d'assassinats, nous avons les islamistes au pouvoir, alliés à cette extraordinaire Mme T. Ciller qui nous a trahis, et nous avons en plus cette abjection des abjections : on laisse mourir de faim dans les prisons les politiques, majoritairement des gens de gauche et des Kurdes. Je crois que là, pour ceux qui ont cru à la nécessaire ouverture de l'Union européenne, car la démocratie gagnerait, doivent réfléchir et j'en suis. Et croyez-moi, je reconnais que nous nous sommes sans doute trompés et je demande pardon et aux Kurdes et aux démocrates de l'avoir fait.

C. Charles : La Turquie qui frappe aux portes de l'Union européenne depuis plusieurs années, ça vous semble irréalisable aujourd'hui.

B. Kouchner : Dans ce contexte-là, avec le fascisme renforcé de l'intégrisme et de l'extrême-droite, de l'armée qui frappe les villages kurdes et qui assassine, certainement pas ! Mais nous avions pensé que l'entrée dans l'Union douanière, qui n'est pas la même chose, à savoir la facilité donnée à l'aile la plus ouverte, aux industriels, aux commerciaux, aux intellectuels, qui nous disaient tous que c'était la façon de faire rempart à l'islamisme, nous avons l'islamisme, la répression et les morts dans les prisons. Il faut absolument une pression, des sanctions, une attitude ferme, de chaque gouvernement, du Gouvernement français qui était en faveur de l'entrée dans l'Union douanière. Nous les attendons aux actes. On ne peut pas se contenter de communiqués en disant : faudrait pas qu'ils meurent, car ils vont mourir un par un, tous les trois cents.

C. Charles : Que doit faire le Gouvernement français ?

B. Kouchner : Je pense qu'il doit dépêcher un ministre d'importance, le ministre des Affaires étrangères, pour aller exprimer son sentiment aux nouveaux maîtres islamiques de la Turquie. Au moins. Et qui doit, pourquoi pas, au Conseil de sécurité de l'ONU, poser la question et qu'il y ait une résolution dans ce sens. Et aussi déposer la même demande au Parlement européen et au Conseil de l'Union européenne.

 

France Inter - Lundi 29 juillet 1996

France Inter : La piste privilégiée aux États-Unis concernant l'attentat d'Atlanta est la piste d'extrême droite. Cela vous surprend-il ?

B. Kouchner : Tristement, cela ne me surprend pas. D'abord, il n'y a pas que l'Amérique qui soit traumatisée. Il y a une montée de l'anxiété par rapport aux voyages, par rapports aux plaisirs collectifs. Cette montée de l'anxiété est parallèle à une espèce de poussée mondiale de l'intolérance. Il y a deux phénomènes. Il y a un phénomène médiatique : maintenant, dans toutes ces manifestations collectives, mondiales bien souvent, il faudra prendre encore plus de précautions, parce qu'il y a des esprits faibles et des fascistes qui s'en serviront pour attirer l'attention sur leurs petits esprits et leurs petites manifestations. Et puis, il y a deux formes de terrorisme : TWA, je pense qu'il pourrait s'agir – je n'en sais rien – d'un terrorisme d'État. Alors, ça pose une question : est-ce que pour des raisons de recherche de marchés on doit abandonner nos principes ? Il y a des pays – l'Iran, la Libye, la Syrie, d'autres – qui alimentent ce terrorisme d'État. Et puis, il y a un terrorisme dangereux, plus sournois, celui de la régression des petits Blancs, une espèce de fascisme rampant. Il y en a chez nous aussi : je vous rappelle que les bandes de skinheads existent : ils ont tué à Paris et au Havre. Il faut se garder de banaliser les discours de l'extrême droite et de l'extrême haine.

France Inter : E. Behr, dans « L'Amérique qui fait peur », laisse entendre que ces gens seraient influencés ou manipulés par des sectes religieuses dont on ne sait pas très bien qui elles sont, mais qui seraient plus ou moins sectaires. Cela vous parait-il plausible ? Faut-il voir dans cette folie mondiale la crise économique et sociale ?

B. Kouchner : La crise des repères, la crise économique, certainement, mais aussi cette formidable commercialisation des esprits et du monde. S'il y a des sectes religieuses, il faut s'en méfier. Il y en a aussi chez nous. Ne faisons pas les malins parce que ça arrive dans le pays le plus puissant du monde. Il y a eu des commentaires qui m'ont déplu à propos de ce qui arrivait aux États-Unis maintenant. Il y a aussi un terrorisme d'État. Il y a sans doute des commanditaires. On les connaît. Il y a des exécutants potentiels. Gardons-nous de facilités de passage entre les commanditaires et les exécutants. Ces bandes de tueurs, d'assassins, de fascistes sont évidemment extrêmement malléables et il suffit de leur proposer de l'argent ou de leur proposer de la renommée, peut-être même leur proposer des paradis artificiels comme les sectes.

France Inter : Des terrorismes sur commande ?

B. Kouchner : Bien entendu, souvent. Mais c'est aussi la manifestation élémentaire des fausses virilités. C'est aussi le discours d'un appétit de gloire éphémère. J'en reviens à la médiatisation certes inévitable, mais devrons-nous faire encore plus attention en participant à ces fêtes collectives ou en voyageant ? Je crois que non. Il faut absolument refuser d'avoir peur, si j'ose dire, comme si c'était facile. Sinon, ce serait le triomphe de ces petits fascismes.

France Inter : Qu'attendez-vous du Sommet de Paris sur le terrorisme ?

B. Kouchner : C'est toujours bien. Un certain nombre de mesures de protection seront prises. De l'argent sera promis. Je crois, en somme, qu'il faut inventer la diplomatie du XXe siècle. Nous n'en prenons pas le chemin. Je pense que c'est à la France de le faire. On attend la France dans le monde entier à propos de ces nouveaux rapports entre les hommes. On ne va pas se contenter de commercialiser le monde, comme je l'ai dit tout à l'heure. On attend la France, et on ne voit que l'Amérique. Il ne faut pas raisonner seulement comme par le passé, comme si nous étions encore dans les années 60, qu'il y avait la Guerre froide et le général de Gaulle ! Ces Sommets, et celui qui se prépare pour demain, devraient être plus novateurs, et on devrait percevoir une nouvelle diplomatie, sans doute beaucoup plus préventive – on parlera sans doute du Burundi – qu'elle ne l'est maintenant. Ce sont des Sommets qui, très souvent, nous déçoivent parce qu'ils sont une espèce de rituel des plus grands riches de la planète.

France Inter : Le Burundi, parlons-en ! L'intervention au Rwanda n'est pas restée dans les mémoires comme une réussite. Il y a eu un coup d'État au Burundi et le nouvel homme fort affirme qu'il ne chassera plus les réfugiés Hutus. Mais les pays voisins condamnent ce coup d'État. Bref comme d'habitude, on n'y comprend rien. Votre analyse de la situation là-bas ?

B. Kouchner : D'abord l'intervention au Rwanda, puisque vous en parlez, a été trop tardive. Elle s'est déroulée après le génocide. Le droit d'ingérence à l'appel des peuples de la région, c'est toujours préventif sinon c'est trop tard. Au Burundi, attention ! Au Burundi, le président Ntibantunganya est toujours président. Il y a eu un coup d'État qui nous a soulagé parce qu'il s'agissait d'un coup d'État dirigé par un général qui s'appelle M. Buyoya et par le pire de tous qui s'appellerait M. Bagaza. Alors, on a un peu lâchement respiré mais voyons la situation : le calme est trompeur parce que le correspondant parle de Bujumbura, qui est la capitale et qui est tutsie puisqu'elle a été, si j'ose dire, purifiée de tous ses Hutus ! Il y a aussi des purifications dans cette région. Évidemment dans la capitale tutsie, les Tutsis étant minoritaires dans le pays avec moins de 20 % par rapport à 80 % du pays qui est hutu, cela ne veut rien dire, ce calme. Il est très trompeur. Je pense que la guerre reprendra dans le reste du pays.

France Inter : Elle vous paraît inéluctable ?

B. Kouchner : S'il n'y a pas d'intervention ou de pression, à la fois une intervention pour que l'on arrête les tueries mais également la préparation d'une solution politique globale, je crains que la guerre va reprendre car le reste du pays est disposé en guérilla et il va d'assassinats en assassinats – une situation qui fait entre 100 et 1 000 morts pas semaine. Il y a pour cela des nécessités. D'abord un sage africain, M. Nirerey, qui est l'ancien président de la Tanzanie, est en charge des contacts et il ne faut pas que se multiplient les envoyés permanents ou pas permanents. L'Union européenne a un représentant qui doit être à la disposition de M. Nirerey. Ce dernier, avec l'accord des Africains, avait demandé une force d'interposition africaine et tout le monde était d'accord. Je crois qu'il faut continuer.

France Inter : Est-ce que c'est la meilleure des solutions ?

B. Kouchner : Ce n'est certainement pas la meilleure mais c'est la moins pire, si j'ose dire, parce qu'elle préviendra les nouveaux massacres. Il faut en tout cas continuer pour faire pression. Il ne faut pas, parce qu'il y a eu un coup d'État que nous désapprouvons, respirer et nous détourner de cette solution qui était empêcher que le bras du meurtrier ne s'abatte.

France Inter : Ce que vous dites c'est qu'il faut envoyer des gens, sans quoi on va avoir un deuxième Rwanda ?

B. Kouchner : Ce n'est pas la même chose parce que c'est en décalque. Mais oui, on risque d'avoir beaucoup de massacres. Je vous rappelle que cette intervention était demandée par les Africains eux-mêmes. Pourquoi y a-t-il eu un coup d'État ? Parce que le président, M. Ntibatunganya, et le Premier ministre, M. Nduwayo, étaient d'accord pour cette intervention, l'un étant tutsi et l'autre hutu. Donc c'est pour ça que le coup d'État a eu lieu. Si cette intervention se fait, elle lèverait les intérêts des dirigeants, qui sont tous tutsis, et de l'armée qui est entièrement tutsie, minoritaire contre une majorité certes difficile à manier. Ne changeons pas de position au passage du gué : il faut absolument maintenir la pression et il faut que les Africains tentent de régler l'ensemble des problèmes qui se posent dans cette région, celle des Grands Lacs et pas seulement au Burundi. Il faut absolument maintenir la pression.

France Inter : Les prisonniers politiques turcs ont obtenu en grande partie satisfaction. Est-ce grâce à la pression internationale ?

B. Kouchner : La pression internationale ? Quelle pression internationale ? Il y avait l'horreur internationale. N'oublions pas que la Turquie mérite mieux. C'était le premier pays laïc parmi les contrées musulmanes et il faut continuer à être vigilant. On nous avait promis, à l'Union européenne, que si nous votions l'entrée de la Turquie dans l'union douanière, il n'y aurait pas d'intégrisme et il n'y aurait plus de massacres. Eh bien il y a l'intégrisme et il y a encore plus de massacres. Non seulement je pense aux Kurdes qui continuent d'être massacrés mais je pense à ces pauvres prisonniers politiques et au sort fait à la démocratie dans un pays qui la mérite. Je pense qu'il faut que l'Union européenne bloque l'argent du contrat de l'Union douanière. Nous avons été tout à fait bernés par Madame Ciller, l'ancien Premier ministre, qui est venue nous dire, à Strasbourg : « Votez pour l'entrée de la Turquie dans l'union douanière, il n'y aura pas d'intégrisme ». C'est elle-même qui s'est alliée aux intégristes. Assez de mensonges, pensons aux Kurdes, aux Turcs qui meurent. Il faut maintenir, là aussi, la vigilance et, encore une fois, inventer une diplomatie qui soit à la hauteur certes de la France, mais aussi de l'Union européenne. Et il n'y en a pas.