Interview de Mme Martine Aubry, membre du bureau national du PS et présidente du mouvement Agir, à Europe 1 le 11 juillet 1996, sur le bilan négatif de la politique gouvernementale et la perspective des élections législatives en 1998.

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Intervenant(s) : 
  • Martine Aubry - membre du bureau national du PS et présidente du mouvement Agir

Média : Europe 1

Texte intégral

Europe 1 : Diriez-vous comme E. Cresson que le gouvernement Juppé n'est pas pire que ses prédécesseurs ?

M. Aubry : Non, je ne dirais pas ça. Je ne dirais pas ça parce que je pense que, aujourd'hui, un an après l'arrivée de ce gouvernement, la France va plus mal, et je crois surtout que la France ne sait pas où elle va. Et je crois que c'est grave : dans une période de crise, on a besoin de savoir où on va, on a besoin de faire des choix et le gouvernement ne fait rien de ces deux choses. Donc je crois que ça va mal.

Europe 1 : Il y a un hiatus entre ce que disait J. Chirac au 14 juillet de l'an dernier et la situation d'aujourd'hui ?

M. Aubry : Oui, il y a un hiatus entre ce qu'il a dit pour être élu, lorsqu'il nous a parlé de fracture sociale, de priorité à donner à l'emploi, au logement, et ce qui a été fait. Et je pense que les Français ne comprennent pas. On est dans une période où on ne sait pas très bien où on est ; la croissance s'est ralentie ; les déficits n'ont jamais été aussi élevés, aussi importants alors même qu'on a fait des prélèvements importants sur les gens ; le chômage redémarre de manière importante. On ne voit rien venir et on a l'impression d'un gouvernement qui change d'avis en permanence ; un jour on nous dit : il faut baisser les impôts - ce qu'avait dit J. Chirac pendant la campagne -, on a augmenté de deux points la TVA, le RDS, etc. ; maintenant Monsieur Juppé nous dit : on va baisser les impôts, alors qu'on nous explique que le problème essentiel, c'est le déficit public ; parallèlement, on avait dit : la fiche de paie n'est pas l'ennemi de l'emploi, on a commencé par stopper l'augmentation des salaires des fonctionnaires et donner le « la » à toute la France alors que la consommation aujourd'hui est basse. Bref, je crois que dans un climat très difficile, de crise, on a besoin d'un gouvernement volontariste qui nous dise quelle société il veut construire. C'est tout l'inverse aujourd'hui. C'est le laisser-faire, le laisser-aller, quoi, c'est le libéralisme pur et dur sans volontarisme politique.

Europe 1 : Il fallait peut-être boucher les quelques trous que vous aviez laissés en partant ?

M. Aubry : Écoutez, je crois qu'il faut dire d'abord les choses simplement : quand nous sommes partis, prenons l'exemple de la sécurité sociale, il y avait 10 milliards de déficit par an. Quand Monsieur Balladur est parti, il y a eu 60 milliards de déficit par an. Donc je crois qu'il faut rappeler les choses telles qu'elles sont. Je pense que le problème du chômage est un problème lourd, sur lequel nous n'avons pas réussi, j'en suis totalement convaincue. Nous sommes tous un peu d'accord aujourd'hui pour dire qu'il y a des choses à faire qui ne sont pas faites. On continue à avoir une politique très classique on donne des primes aux entreprises. Même le patronat a dit très récemment : arrêtez de nous donner de l'argent, donnez-nous des clients et des consommateurs. Pour cela, il faut arrêter de prélever de l'argent sur les ménages, il faut augmenter les salaires partout où c'est possible. Il faut relancer la consommation et la confiance dans ce pays. Aujourd'hui, le vrai problème, c'est que les Français ont peur de l'avenir, ils doutent de leurs gouvernants, ils n'ont plus confiance, donc ça va mal, voilà. Et moi, je suis inquiète quand je vois la situation dans les quartiers, quand je vois l'inquiétude des jeunes face au chômage. Et un pays qui ne donne plus d'espoir à ses jeunes est un pays qui va très mal. Je ne vois aucune réponse du gouvernement.

Europe 1 : Vous croyez comme L. Fabius qu'on va vers une autre crise sociale à l'automne prochain ?

M. Aubry : Vous savez, moi, je ne le souhaite pas. Personne ne peut souhaiter dans un pays où il y a 3,5 millions de chômeurs, où il y a 400 000 personnes qui dorment dans la rue, d'avoir une crise sociale. Moi, ce que je souhaite aujourd'hui, c'est que les Français puissent voir vite clair et qu'on nous propose des réformes qui soient équitables et qui aillent dans le bon sens. C'est-à-dire aujourd'hui une grande réforme fiscale qui pénalise moins les salariés, qui prenne l'argent où il y en a aujourd'hui - et qui notamment taxe plus les revenus du capital -, qui permette aussi à tous ces nouveaux gisements d'emploi d'éclore parce qu'il y aura moins de taxation sur les salaires et qui engage parallèlement un grand débat et enfin des actions sur la réduction de la durée du travail. Je crois que c'est ça qui qu'attendent les Français, c'est d'avoir un peu d'espoir que les choses s'améliorent.

Aujourd'hui, on ne voit rien de tout ça. On l'a encore vu avec la grand-messe sur la durée du travail il y a quelques jours. Ces sujets-là sont des sujets lourds, de société : comment va-t-on travailler demain ? Comment va-t-on partager son temps entre temps de travail et temps de loisir ? Comment intégrer des jeunes de moins de 25 ans qui aujourd'hui sont au chômage et ne pas exclure les gens de plus de 50 ans ? Sur tous ces sujets structurellement lourds, le gouvernement n'avance pas d'un pouce. Il y a des discours, il y a des rencontres. Il n'y a rien qui, se passe. Je crois que c'est profondément ça que ressentent les Français aujourd'hui. On ne sait pas où on va. Le gouvernement ne nous donne pas le « la ». Or, pour gouverner aujourd'hui, dans un pays en difficulté, il faut savoir montrer la voie. Aujourd'hui, on ne la montre pas, on laisse faire.

Europe 1 : D'où vient cette impression que vous cherchez à occuper le terrain à gauche sans y parvenir vraiment ? C'est la fameuse recherche des idées, qu'on cherche et qu'on ne trouve pas.

M. Aubry : Écoutez, vous le verrez. Vous le verrez en 98. Je crois que L. Jospin a lancé un travail profond au parti socialiste. Nous avons décidé que nous ne dirions pas tout et son contraire comme cela a été fait par J. Chirac, que nous ne dirions que des choses que nous pourrions effectivement réaliser et je pense que les Français attendent aujourd'hui ça des politiques. Vous verrez que nous travaillons pas à pas et que nous serons capables de proposer aux Français le projet de société dans lequel nous souhaitons vivre dans quelques années.

Europe 1 : Un sondage Louis Harris pour Valeurs Actuelles donne 50 % de Français qui croient déjà à la victoire de la gauche en 98. Ça vous paraît relever de la supercherie des sondages ?

M. Aubry : Non, mais ce qui m'intéresse le plus, c'est que la gauche soit capable effectivement de présenter un projet de société qui redonne l'espoir aux Français. Quelle société veut-on construire pour dans 10-15 ans, où les jeunes soient intégrés sur le marché du travail, où on n'ait plus de villes-ghettos, où on ait une protection sociale qui permette que les gens puissent se faire soigner, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, où on ait un système éducatif qui n'exclut pas 100 000 jeunes chaque année de l'école, où on ait une vraie politique du logement social alors qu'on nous apprend aujourd'hui qu'il va y avoir une coupe comme il n'y en a jamais eu dans le budget du logement l'année prochaine ? C'est cela qu'il faut construire. Et pour ça, il faut faire des choix, il faut avoir le courage de dire où on va prendre l'argent. Il faut dire sur quoi on va couper et c'est surtout à cela que nous travaillons. Et vous verrez qu'en 98, ou plus tôt si le Président le décide, eh bien la gauche sera capable de présenter cela aux Français. Tout en disant : on ne rasera pas gratis demain, il y a des points sur lesquels on n'a pas de réponse, mais nous irons de manière volontariste pour créer cette société plus solidaire, plus juste et moins dure.

Europe 1 : Vous pensez vraiment qu'il faudrait aller devant les électeurs avant l'échéance de 1998 ?

M. Aubry : Ce n'est pas à moins de m'exprimer là-dessus.

Europe 1 : Mais vous visez de toutes façons la cohabitation pour 98 ?

M. Aubry : Bien sûr. Je veux dire, par définition, aujourd'hui nous sommes convaincus que le pouvoir en place ne remplit aucun des objectifs qui aujourd'hui répondent aux priorités des Français, ni l'emploi, ni le logement., ni la sécurité sociale, rien de tout cela n'est résolu. En plus, avec cette peur - qui moi m'inquiète beaucoup - de l'avenir, parce que c'est ça qui crée le manque d'initiative aujourd'hui ; c'est ça qui crée le repli sur soi ; c'est ça qui entraine la montée des intégrismes de toute sorte et des extrémismes. Tout ça est grave pour la démocratie. Ce qu'il se passe sur la justice ne fait que conforter l'inquiétude des Français. Donc je pense qu'il faut un autre gouvernement qui présente une autre politique pour une autre société.