Tribune de M. Denis Kessler, vice-président délégué du MEDEF, dans "Le Figaro" du 6 décembre 1999, sur l'évolution mondiale du capitalisme et le système économique français, à propos de l'ouvrage d'Erik Izraelewicz "Le capitalisme zinzin".

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Deux histoires parallèles, simultanées assurément liées, mais qui ne se recoupent que très imparfaitement. Erik Izraelewicz nous propose ces deux films qui ne peuvent s'ignorer mais que l'on n'arrive pas à superposer tout à fait : celui d'une évolution mondiale du capitalisme, initiée aux États-Unis et dont la contagion est planétaire ; celui de la révolution « inachevée parce qu'inavouée » du système économique français.

Au cours de ces vingt dernières années, puisqu'il s'agit bien de la période de référence, un modèle économique a de toute évidence triomphé. L'auteur dresse parfaitement le récit de ce qui était encore un semblant d'opposition à armes égales il y a dix ans, la lutte d'un capitalisme, contre un autre, d'un modèle « anglo-saxon » contre un modèle « rhénan », selon la typologie proposée par Michel Albert. En réalité, déjà à la fin des années 80, le second modèle était en fait ébréché, fatigué, essoufflé, plus qu'on ne pouvait alors le réaliser. Les années 90 n'auront finalement été qu'une implacable démonstration de la supériorité d'une architecture économique structurée autour des « marchés » sur les constructions privilégiant l'intermédiation des « guichets » qu'ils soient ceux de l'État ou des institutions financières.

Erik Izraelewicz insiste à raison sur les éléments qui justifient un tel constat. La seule croissance américaine des années 90, si exceptionnelle soit-elle, et a contrario les graves revers endurés dans cette même période par les modèles allemand et plus encore japonais ne sauraient suffire à établir définitivement cette thèse.

L'emprise du marché est bien davantage illustrée par le repli progressif des autres formes d'organisation économique, même dans les bastions jusqu'alors les plus hostiles à ce type de financement de l'économie. Le recours au marché devient indispensable à quasiment toutes les entreprises, y compris celles qui privilégiaient auparavant le contrôle familial, les participations croisées autour de pôle financiers ou l'appui direct ou indirect des pouvoirs publics. Il en résulte un profond bouleversement des cultures, relayé par une nouvelle génération d'entrepreneurs. Plusieurs phénomènes se sont conjugués à l'origine de cette profonde mutation économique, et il est certain que les facteurs technologiques ne sont pas négligeables à cet égard.

Quant à la politique de dérégulation menée un peu partout par les pouvoirs publics dès les années 80, Erik Izraelewicz rappelle très jugement qu'elle a pour principe origine l'empressement des États à faciliter le développement des marchés pour financer leur propre endettement, à une époque où l'on a laissé exploser les déficits publics de manière parfaitement déraisonnable et irresponsable.

Bien avant toute autre considération, notamment d'ordre idéologique, la supériorité des marches réside dans une capacité à lever des fonds considérables dans un cadre qui favorise par nature la réduction des asymétries d'information entre ceux qui ont des capacités de financement et ceux qui ont des besoins de financement. Le financement traditionnel de l'économie par le crédit se trouve fortement concurrencé par un mécanisme ouvert, transparent, qui permet de solliciter l'épargne de tous les agents économiques aux meilleures conditions. La victoire du marché c'est donc avant tout celle d'un système incontournable pour assurer le développement d'une économie désormais mondialisée.

L'auteur insiste également sur le tournant de la désinflation engagée par la Federal Reserve à partir de 1979. Cette lutte contre l'inflation aux États-Unis, exportée dans tous les pays développés au cours des années 80, a relevé durablement le niveau des taux d'intérêt réel, ce qui a eu pour conséquence de rendre le crédit moins attractif. Les Bourses de valeurs en ont naturellement tiré le plus grand bénéfice. Oui le grand bouleversement de cette fin de siècle est bel et bien le passage d'une économique d'endettement, marquée par le crédit et l'inflation, à une économie de fonds propres, caractérisée par les marchés financiers et la stabilité des prix.

Voilà pour le tableau brossé avec verve par Erik Izraelewicz de cette évolution mondiale du capitalisme, désormais dominé par le modèle anglo-saxon.

L'autre histoire, en parallèle, c'est donc celle de la mutation de l'économie française, bousculée par ce changement d'époque. Ce récit est plein de paradoxes, et il nourrit bien des frustrations. Les réformes furent inégales on partielles, et leur synchronisation fit défaut. En tout cas, elles ne furent jamais politiquement portées ou assumées, ce qui explique les incompréhensions de nombreux citoyens auxquels on n'a pas daigné expliquer ces évolutions. La France a ainsi dû se résoudre au capitalisme de marché en dérégulant progressivement tout son système financier : loi bancaire, fin de l'encadrement du crédit, liberté de mouvement des capitaux, réforme de la place de Paris, indépendance de la Banque centrale, passage à l'euro. Mais elle ne s'est pas donné les moyens d'alimenter elle-même ce nouveau capitalisme. Le résultat est bien connu, c'est celui d'un « capitalisme sans capital » où les entreprises françaises se retrouvent livrées aux investisseurs institutionnels étrangers ces « zinzins » que la France n'a pas su bâtir en son sein.

La situation est d'ailleurs sans équivalent, aucun autre grand pays industrialisé n'était l'objet d'une telle prise de contrôle du capital de ses entreprises nationales par des investisseurs non-résidents. Cette exception française a deux fondements majeurs. La France ne se décide toujours pas renforcer son système de retraite par répartition au moyen de fonds de pension. Et les pouvoirs publics, sur longue période, ont régulièrement favorisé les produits de taux au détriment des actions, orientant ainsi en priorité l'épargne des Français vers le financement de la dette publique.

L'émergence de ce capitalisme dominé par les « zinzins » est positive à bien des égards, renforçant un peu partout la transparence des marchés et diffusant largement les principes de Corporate Governance.

Erik Izraelewicz s'inquiète de certaines pratiques imposées plus ou moins directement par ces nouveaux acteurs, comme les rachats d'action et la généralisation probablement abusive d'une exigence de rendement de 15 % des fonds propres des entreprises. On peut en fait considérer que le marché régule de lui-même ces nouvelles pratiques. Si elles s'avèrent excessives, si ce ne sont que des modes passagères, elles seront rapidement caduques.

D'ailleurs il est bien connu qu'une chose est d'exiger, une autre de recevoir. Et qu'à l'impossible, nul n'est tenu. Mais disons-le avec force : ceux qui étudient les comportements des « zinzins » peuvent témoigner qu'ils sont loin d'être fous !

Ils raisonnent sur le long terme et sont particulièrement attachés à la transparence des décisions et de la gestion. De même convient-il de bien distinguer les conséquences de la très forte présence d'investisseurs étrangers dans l'actionnariat des grandes entreprises françaises. Elles affectent en premier lieu les épargnants français qui, comme le rappelle Erik Izraelewicz ne peuvent bénéficier pleinement de la hausse des marchés. Imaginons un instant que l'on n'ait pas commis l'erreur historique de bloquer depuis des lustres le dossier de l'épargne retraite, les salariés français auraient pleinement bénéficié de la formidable revalorisation des entreprises, inéluctable dès lors que l'on menait à son terme la politique de désinflation.

Mais on peut s'interroger sur cette fameuse perte d'indépendance de l'économie nationale, qui serait soumise pour ne pas être majoritairement financée par ses propres « zinzins ». Certains prétendent que s'ils existaient à grande échelle, il est fort douteux que des fonds français d'épargne collective investis en actions se comporteraient un tant soit peu différemment de leurs homologues anglo-saxons. D'autres considèrent, sans doute à raison, que les « zinzins » gardent une attitude de préférence nationale : loi des yeux, loin des coeurs financiers ? La question n'est pas tranchée. Erik Izraelewicz ouvre utilement le débat sur le devenir de ce « capitalisme zinzin », qui représente bien une nouvelle organisation économique. À la lecture de ce livre riche d'exemples saisissants sur les évolutions multiples du capitalisme depuis vingt ans, chacun pourra développer un jugement étayé sur ces questions, partager l'appréciation de l'auteur qui renvoie dos à dos capitalisme d'État et capitalisme de petits actionnaires, tous deux battus en brèche par l'émergence de ces nouveaux investissements institutionnels, ou considérer que ceux-ci ne sont finalement que l'expression la plus aboutie du pouvoir des actionnaires individuels écartant définitivement toute velléité d'économie étatisée. La réflexion ne pouvait, quoi qu'il en soit, être mieux engagée.