Texte intégral
Il y a tout juste seize mois, Jacques Chirac était porté à la charge suprême par le peuple français. Aujourd'hui, ceux qui l'ont choisi sont en plein désarroi. J'ai été candidat à l’élection présidentielle en faisant campagne sur deux idées qui me paraissent vitales pour la France : un pacte d'honnêteté et de sécurité publiques, pour redonner aux Français, sur le milieu politique, un regard de confiance ; une rupture nette et claire avec la politique européenne de la monnaie unique, pour redonner la première place au combat pour l'emploi.
Dans les derniers jours précédant l'élection, j'ai entendu Jacques Chirac marteler avec force son intention de « rompre avec la pensée unique ». Chacun croyait comprendre là sa volonté de réduire la « fracture » entre les Français et la classe dirigeante.
Au soir du premier tour, j'ai donc immédiatement demandé aux 1 400 000 Français qui avaient voté pour moi de se reporter sur lui au second tour. 1 400 000 voix, c'est juste - coïncidence heureuse - l'écart des voix entre lui et son compétiteur.
C'est précisément au nom de ces Français loyaux à mon endroit depuis les élections européennes, et qui - sur ma recommandation - ont fait la différence, que je m'adresse au chef de l'État pour lui dire aujourd'hui leur profonde déception.
Que voient-ils ? Un gouvernement à la ramasse et qui, en forme de récompense de son échec et d'encouragement parlementaire à poursuivre dans la même impasse, s'apprête à obtenir le soutien unanime de 480 députés au licol serré dans un hémicycle sur commande qui n’est plus qu’un théâtre d’ombres.
Ils voient les chiffres du chômage, notre pays qui s’enfonce dans les mêmes erreurs, la fameuse « fracture sociale » qui s'élargit et la fracture politique qui s'ouvre comme une béance d'incompréhension et de ressentiment. Ils voient la vie politique qui, à force de tourner sur elle-même, soudain désorbitée, et comme aspirée, aimantée, tourne désormais autour de l'astre noir du racisme. Ellipse de la haine. Éclipse de la politique.
Et puis ils voient que la politique conduite depuis seize mois met Jacques Chirac en porte à faux par rapport à tous ses engagements. Les Français constatent chaque jour qu'on fait le contraire de ce qui avait été annoncé, et que jamais la pensée unique n'a été à ce point la pensée officielle.
Beaucoup de gens ont l'impression d'avoir été joués : la rupture promise et annoncée n'a pas eu lieu. La France souffre aujourd'hui d'un manque de volonté politique : nos gouvernants successifs se laissent imposer leur politique par les administrations - technocrates des ministères, eurocrates de Bruxelles, banquiers de Francfort. Bref, ce sont les administrations qui commandent et qui prélèvent.
Mais Il y a plus grave : ce manque de volonté politique cache un autre manque, un manque de vision politique : les Français ne voient pas où on les conduit. Les hommes politiques semblent se résigner à l'effacement de la France au moment où elle est en train de perdre son identité et sa souveraineté. On croit qu'il n'y a pas de ligne. En réalité, il y a bien une ligne, invisible, inexprimée ; toute la politique de la France ne se résume plus que dans cette locution financière : la monnaie unique.
Cette politique porte des fruits de plus en plus amers : la perte des libertés du peuple français, au profit d'un ensemble fédéral sous influence germanique. Et puis naturellement le chômage, la désertification et, depuis une obscure réunion financière de Dublin qui s'est tenue le 21 septembre, la rigueur à perpétuité.
Il faudra tôt ou tard changer de politique, c'est-à-dire changer de ligne, retrouver une vision française, une volonté nationale.
Comment accepter sur le plan politique que nous mettions mille ans de savoir-faire diplomatique au service d'un couple exclusif, le « couple franco-allemand », dont tout le monde voit bien aujourd'hui que c'est le partenaire allemand qui commande et qui décide ?
Les deux principes de l’Europe idéologique - l'ultralibéralisme inconditionnel et le monétarisme à l'allemande - nous broient comme les deux bras d'un piège mortel qui se referme sur nos entreprises.
La monnaie est devenue une fin en soi. La flexibilité ne se fait plus par les taux d'intérêt, ou par les finances publiques, elle se fait par le chômage.
C'est vers le chef de l'État que, de plus en plus souvent, le peuple français va se tourner. Pour lui adresser un message et une question très simples : on nous dit qu'il faut faire des efforts, réduire les déficits et l'endettement. Personne ne conteste ce passage obligé. Mais pour aller où ? Au nom de quoi ? Au nom de la mise en œuvre d'un traité qui consacre l'abandon de notre souveraineté monétaire et de notre indépendance politique ?
C'est donc à son niveau désormais que les choix vont devoir être faits. Ce n'est pas une question technique, ou une question d'homme. C'est une question hautement politique qui n'appartient pas à sa seule réflexion, qui doit être, un jour ou l'autre, posée au peuple français : puisque l'Europe va si mal et que la France se traîne, pourquoi ne pas envisager autre chose ? Pourquoi pas une France qui redevienne maîtresse de son propre destin, pourquoi pas un franc flexible, une vraie protection européenne de l'emploi, un authentique concert politique européen ?
Pour sortir du piège de la monnaie unique, Jacques Chirac pourrait s'appuyer sur quelques faits nouveaux : la monnaie unique n'est plus une construction à douze pays mais à cinq ou six ; la montée inexorable du chômage en Allemagne et en France, contrastant avec le dynamisme économique des grands espaces concurrents dans le monde ; les négociations de la conférence intergouvernementale sur Maastricht II qui s'enlisent. Il faut donc en sortir par le haut.
Prenant appui sur ces faits nouveaux, le Président pourrait poser au peuple français la question de la ligne politique à suivre par référendum, avant la date fatidique du choix des pays irréversiblement liés par une seule monnaie. Il s'y était engagé pendant sa campagne. S’il ne le fait pas les élections législatives tiendront lieu de référendum sur le chômage, donc sur la monnaie unique, donc sur la souveraineté, donc sur le destin de la France.