Article de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, dans "Le Figaro" du 9 septembre 1996, sur l'esprit cartésien, intitulé "Actualité de Descartes".

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Commemoration du quatrième centenaire de la naissance de René Descartes

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Avec le quatrième centenaire de la naissance de René Descartes, notre pays - et bien d'autres avec lui - a voulu célébrer cette année l'un des plus grands représentants du génie français. Le 31 juillet 1937, à l'occasion du 3e centenaire de la publication du Discours de la méthode, Paul Valéry ne déclarait-il pas, à la Sorbonne, devant le 9e Congrès international de philosophie : « Vous savez à quel point les caractères les plus nets et les plus sensibles de l’esprit français sont marqués dans la pensée de ce grand homme ? » Certes, la France est fière d'être la patrie de René Descartes, comme elle est fière d’être celle de Paul Valéry. Mais ce qui la rend fière, c’est qu’à travers l’esprit cartésien l’esprit français s’élève à une valeur universelle, s’adresse à travers l’espace et le temps à toute l’humanité, à tout être doué de raison et qui veut faire de la raison le guide de sa vie.

Cet esprit cartésien, je voudrais souligner à quel point il peut et doit demeurer pour nous un modèle. Cet esprit, c’est celui qui a foi en l’existence de la vérité, et qui a confiance dans la capacité de la raison humaine à se donner les moyens et les instruments pour découvrir cette vérité. C’est enfin l’esprit qui fait de la recherche du vrai, de l’exercice lucide et résolu de la pensée, jusque dans les passions les plus aigües, la clé du bonheur humain.

Descartes, c’est l’esprit qui fait de l’exercice volontaire et autonome de la pensée la plus haute expression du libre arbitre, la plus belle des vertus, la plus positive des passions, celle qu’il appelle [illisible] » contre le poids du préjugé, de l’habitude, de la paresse. Et comment affermir la pensée ? Descartes ne cesse de nous répondre : en pensant.

Le « moi mémorable »

Voyez cette pensée se donner elle-même, avec « l’intuition » « claire et distincte », la forme et les critères du vrai. Voyez cette pensée à travers Les Règles pour la direction de l’esprit, ou Le Discours de la méthode, se donner elle-même ses propres instruments. Car, en l’esprit cartésien, qui agit ? Qui Comprend ? Qui institue le vrai ? Descartes nous répond : moi.

Célébrer Descartes, célébrer l’esprit cartésien, c’est donc retrouver en nous-mêmes, individuellement et collectivement, ce que Valéry appelait ce « moi mémorable », cette âme unissant la puissance de la raison et celle de la volonté, et dont Descartes nous dit dans Le Discours de la méthode : « Elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu’elle est tout entière en un chacun. »

Le moi de Descartes n’est pas celui de l’individu égoïste : c’est le moi présent tout entier en chacun de nous, porteur de l’universalité de la raison, et voulant cette universalité. Méditons le message que Descartes adresse à notre individualisme, à notre égoïsme et à nos tentations de repli. Valéry ne disait-il pas de cet infatigable voyageur, un jour en Allemagne, l’autre en Hollande ou en Suède : « Il n’y a pas eu de meilleur européen que notre héros intellectuel, qui va et vient si facilement ». Soyons cartésiens ; soyons européens, soyons ouverts au monde.

De même que ce moi est celui, non pas d'un individu maie de tous les individus, il est celui de tous les savoirs et non pas de telle ou telle partie du savoir. Descartes écrit ainsi dans la première « règle pour la direction de l'esprit » que : « Toutes les sciences ne sont en effet rien d'autre que l'humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelques différents que soient les objets auxquels elle s’applique, et qui ne reçoit pas d’eux plus de diversité que n’en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu’elle éclaire ; il n’y a donc pas lieu de contenir l’esprit en quelques bornes que ce soit. »

N’est-ce pas là un des plus beaux messages que l’esprit cartésien et la philosophie en général puissent nous adresser, à nous qui vivons dans le déchirement de l’esprit, à nous qui pratiquons la division du savoir exactement comme nous pratiquons la division du travail, et à nos enfants qui subiront cet éclatement plus encore que nous-mêmes, si nous ne faisons rien ? Face à une vision et à une organisation de plus en plus étroitement techniciennes et utilisatrices du savoir, surgit aujourd’hui une très forte demande de culture et de philosophie.

Ni la culture ni la philosophie n’ont le droit de décevoir cette demande. En quoi ont-elles vocation, plus et mieux que d’autres, à répondre à cette quête de sens ? Sans doute en ce que, dans la culture comme dans la philosophie, le savoir vaut d’abord pour lui-même et non simplement comme instrument pour une autre fin. Culture et philosophie ont en commun de ne pas sommer le savoir de fournir des résultats utiles pour la vie professionnelle, sociale ou mondaine, mais seulement de rechercher et de scruter le libre mouvement dans lequel il invente le vrai comme un artiste invente une œuvre.

Défions-nous – et je sais à quel point les professeurs de philosophie s’en défient – d’un enseignement de la philosophie qui se contenterait d’être un bachotage, un défilé de doctrines momifiées, détachées du mouvement vivant de la pensée qui les a engendrées.

Ce qui peut et doit intéresser nos enfants, nos élèves, ce n'est pas le squelette de la pensée de Descartes ou de Spinoza, ou d'un autre, mais sa chair, mais son souffle. Car ce qui importe, c'est le contact intime, le dialogue avec une pensée libre, courageuse, ferme et généreuse. Pourquoi lire Descartes ? Pour apprendre à être soi-même.

Les passions et la raison

Mais qui est soi-même ? Comme Descartes l'écrit dans ses célèbres lettres à la princesse Elisabeth, ce ne sont pas « les âmes vulgaires » qui ne sont « heureuses ou malheureuses que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ». Ce sont « les grandes âmes » qui ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu’elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse ».

L'âme libre, l'âme généreuse, c'est bien celle qui suit la seconde maxime du Discours de la méthode : « Être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais et ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d'un côté, tantôt d’un autre, ni encore mois s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu’ils peuvent ».

Voyez cette pensée qui se sait aux prises avec le monde, immergée dans la forêt du réel, et qui sait aussi bien trancher et persévérer, mettre le doute entre parenthèses lorsque la vie l'exige, qu'elle sait douter jusqu’au bout lorsque le loisir de la pensée le permet.

Dans la forêt de difficultés et d'incertitudes que nous traversons, cette maxime de Descartes résonne pour moi comme une leçon de conduite politique et citoyenne. N'est-ce pas d'ailleurs ainsi que le grand historien Marc Bloch l'entendait, lorsqu'il s'écriait, dans un de ses écrits de résistance, en janvier 1944 : « Philosophes, je vous renvoie à Descartes, qui n'avait d'autre règle que l'idée pensée sans peur - ce qui est générosité. » La générosité comme esprit de persistance et de résistance, en tous lieux, en tous temps et face à tous les dangers, voilà le legs infiniment précieux et infiniment actuel de l'esprit cartésien.