Articles de M. Claude Allègre, ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la technologie, dans "Le Monde" du 6 février 1998, "Le Nouvel Observateur" du 12 et dans "L'Hebdo des socialistes" du 13 février, sur l'éducation nationale.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission la politique de la France dans le monde - L'Hebdo des socialistes - Le Monde - Le Nouvel Observateur

Texte intégral

LE MONDE : 6 février 1998

L’école a toujours été au cœur du combat pour la République. Donner une instruction à chacun, quelles que soient ses origines, sa fortune, est un fondement de la démocratie. Mais l’école est aussi le creuset essentiel où se prépare l’avenir de la nation. A l’heure où la France s’interroge sur son futur, où elle doit, tout à la fois, s’intégrer à l’Europe et demeurer fidèle à elle-même, tenir compte des réalités de la mondialisation et défendre ses conquêtes sociales, ses valeurs et sa culture, l’éducation, plus que jamais, est le levain de la politique.

Plus que jamais, car nous savons déjà que la compétition majeure du XXIe siècle sera celle de la matière grise, devenue un enjeu à la fois commercial, industriel et culturel. Si nous ne préparons pas bien nos jeunes à vivre dans ce monde sans frontières, où ils devront faire face à une compétition sans merci, si nous n’adaptons pas notre système de façon continue, notre niveau de vie ne pourra que décroître, notre culture se marginaliser, et la France perdra progressivement sa place et son influence dans le concert des nations.

Notre système éducatif est encore de très bonne qualité malgré les crises de croissance, souvent douloureuses, qu’il a dû affronter depuis trente ans. Il a été capable, sans se dégrader, de relever le défi de l’éducation de masse. Nos ingénieurs, nos médecins, nos professeurs du secondaire et du supérieur, nos administrateurs restent parmi les plus compétents au monde. Notre enseignement de maternelle et de primaire, quelles qu’en soient les insuffisances ponctuelles, est toujours pris en exemple.

Notre université, parfois critiquée, s’est, en vingt ans, beaucoup améliorée et conserve tout son prestige au niveau européen. Ces réussites, nous les devons à la qualité de notre corps enseignant, à sa capacité de se mobiliser dans les situations difficiles, à son imaginations et à son dévouement, qui lui ont permis de compenser les carences financières et de répondre, au mieux de ses possibilités, à l’accélération des changements et au défi de la massification.

Cependant tout cela ne suffit pas à nous assurer un avenir radieux. Notre système éducatif doit relever simultanément trois redoutables défis : celui de la démocratisation, celui du renouvellement des savoirs, celui de la révolution technologique dans un contexte radicalement nouveau.

Notre pays est aujourd’hui une partie constitutive de l’Europe, elle-même située au cœur de la mondialisation. Nous sommes loin de la vision de Jules Ferry, qui - abstraction faite de l’espace colonial - demeurait hexagonale ; ainsi, pour les ministres actuels, il s’agit bien de former des citoyens capables d’affirmer leur place au sein de la grande compétition internationale. Dans un tel contexte, les langues étrangères sont vouées à devenir des langues familières, les échanges culturels et scientifiques à s’intensifier… A l’intérieur même de notre pays, nous sommes confrontés à une population pluriethnique, plurireligieuse, pluriculturelle, et tout cet ensemble doit se rassembler autour de valeurs communes pour effectuer l’intégration.

Pour le monde éducatif aussi, le contexte a changé. Depuis vingt ans, le nombre de lycéens et d’étudiants n’avait cessé de croître, en traînant de la part des ministres et des syndicats des revendications de moyens d’autant plus justifiées que la situation matérielle des enseignants s’était beaucoup dégradée. Aujourd’hui, la tendance s’est inversée : le nombre d’étudiants et d’élèves décroît chaque année. De plus, depuis le ministère Jospin, les enseignants ont vu leurs salaires revalorisés. Le budget de l’Éducation nationale est devenu le premier budget de l’État, auquel il faut ajouter tous les financements locaux aux établissements scolaires.

Il est clair que ce n’est plus principalement sur le terrain budgétaire qu’il faut nous battre. Ministres ou syndicats, nous devons nous engager dans une stratégie nouvelle, qui est celle, non moins ambitieuse, de l’utilisation optimale des moyens dont nous disposons, en nous concentrant sur des objectifs qualitatifs plutôt que quantitatifs, en renouvelant nos outils et nos solutions. Cela se fonde sur une priorité de principe, dont je ne doute pas qu’elle puisse rassembler tous les Français, parents, enseignants, entrepreneurs : l’enfant doit être mis au centre de notre système éducatif. L’enfant, quels que soient son milieu, ses conditions de vie, ses aspirations, ses talents.

Bien que la proportion de jeunes qui accèdent aux études supérieures n’ait cessé de croître - le nombre d’étudiants a été multiplié par cinq en trente ans, et celui des lycéens a doublé - nous n’avons pas, pour autant, accompli une véritable démocratisation de notre enseignement. Nous avons bâti l’école de tous, mais pas l’école pour tous.

Si nous y regardons de plus près, la sélection est présente partout dans notre système : du cours préparatoire à l’université, on note, on évalue, on oriente, on trie, en un mot, on élimine. Or, cette sélection, malgré les apparences, repose tout autant sur des critères qualitatifs : à Polytechnique ou à Normal-Sup, le nombre de jeunes issus de milieux modestes ne cesse de décroître, même en valeur absolue. Les élèves qui ont obtenu une mention au baccalauréat sont, pour la quasi-totalité d’entre eux, des élèves socialement « favorisés ». A l’université, la sélection s’exerce, dés la première année, avec une férocité qui ne s’atténue pas jusqu’à la thèse. Le nombre d’élèves sortant de ce système sans aucun diplôme s’élève, chaque année, à près de cent mille.

De là à rendre l’école responsable de tous les maux de la société, il n’y a qu’un pas. Le chômage ? C’est l’école qui dispense des formations inadaptées. La violence ? C’est l’école qui faillit à son devoir d’éducation morale et civique. L’absence de dynamisme de nos entreprises ? C’est l’école qui n’a pas stimulé l’esprit d’innovation. Ces accusations peu fondées pour la plupart, suggèrent cependant que l’école a failli à l’une de ses principales missions : celle de l’intégration sociale.

Une perte de confiance s’installe, un discrédit progressif se fait jour pour l’ensemble du système. Les plus touchés sont les enseignants. Un grand nombre d’entre eux vivent ces contradictions comme une impuissance, ils en supportent tout le poids, et en conçoivent une culpabilité confuse. Pourtant nombreux sont ceux qui continuent à exercer leur métier avec persévérance, humanité et talent, animés de cette rigueur professionnelle et de cette volonté sincère d’apporter quelque chose à leurs élèves.

Il est difficile de ne pas admirer, dans les coins plus reculés de France, dans les quartiers les plus difficiles, le dévouement imperturbable d’instituteurs et de professeurs qui assurent à eux seuls la continuité et la grandeur de la République. Mais leurs efforts trop isolés n’ont pas eu le résultat global escompté. Comment, tout en conservant la qualité de notre enseignement, gagner le défi de l’égalité des chances et, du même coup, réconcilier durablement la société avec son école ?

Toutes les mesures sociales que nous avons prises à la rentrés (augmentation de l’allocation, subvention cantine, etc.) vont dans ce sens. Dans le même esprit, nous relançons et développons la politique des « zones d’éducation prioritaire », afin de renforcer les moyens d’encadrement et d’améliorer l’enseignement dans les quartiers défavorisés. De même, il nous faut étendre l’accueil des petits en maternelle à deux ans, en commençant par les quartiers difficiles, car, comme chacun sait, les apprentissages fondamentaux s’acquièrent dès le plus jeune âge.

Toutefois, l’égalité, ce n’est pas l’égalitarisme, encore moins l’accès pour le plus grand nombre à une filière noble, unique, définie par un parcours tout tracé. Nous avons du mal à admettre qu’il n’y ait pas de critères « objectifs » de s élection, nous avons tous tendance à penser que les critères sont justes dès lors qu’ils sont les mêmes pour tous. Nous sommes fiers que les mêmes élèves, reçus premiers au concours d’une grande école, le soient à tous les concours auxquels ils se présentent.

Pourtant, là où nous voyons un gage d’infaillibilité de notre système, nous ne détenons qu’une preuve supplémentaire de sa tragique uniformité ! Dans le même temps les grandes universités américaines MIT, Harvard, Stanford, Berkeley, Caltech, Princeton… recrutent selon les critères différents des talents très divers, de sorte qu’aucun type ne passe « à travers les tamis ».

Qu’est-ce donc que l’égalité à l’école ? C’est la diversité. C’est reconnaître, par exemple, que le développement intellectuel de l’enfant puisse se faire à des rythmes variables et que, sélectionner trop tôt revient à faire le choix d’une catégorie au détriment d’une autre. Il faut réactiver les cycles et les dispositifs de soutien que Lionel Jospin avais mis en place afin d’éviter le traumatisme d’un redoublement précoce, cette première étape de l’exclusion : après l’ostracisme social, la destitution intellectuelle. Il faut aussi aménager les rythmes scolaires pour que le contrecoup physique de journées épuisantes et mal modulées ne soit plus, de fait, un facteur de sélection. C’est pour cela que nous avons introduit des aides éducateurs qui, aux côtés de l’enfant, facilitent la médiation ; mais aussi contribuent sous l’autorité pédagogique du maître à l’aménagement des enseignements. L’égalité, c’est aussi reconnaître que des programmes surchargés et encombrés avantagent un seul type d’enfants, ceux qui ont des moyens intellectuels et matériels de discrimination.

L’égalité, c’est reconnaître que la réussite en dessin est tout aussi valorisante qu’en mathématiques, que le don d’observation est aussi noble que le goût des relations abstraites, que le sens pratique est souvent plus important que les capacités théoriques, et que des études fondées sur la sensibilité littéraire développent autant les compétences et l’ingéniosité que l’apprentissage scientifique abstrait.

Le deuxième défi concerne le contenu des savoirs. Que faut-il enseigner aujourd’hui ? Faut-il continuer à augmenter continuellement programmes et horaires, au fur et à mesure de l’accroissement des connaissances ? Faut-il augmenter la durée de la scolarité ? Quelle proportion faut-il réserver respectivement à l’éducation et à la formation ?

La quantité de connaissances a atteint un niveau déjà trop abondant pour entrer dans nos programmes scolaires et même universitaires, mais, plus encore, le flux des savoirs produits chaque année augmente lui-même exponentiellement. Que faut-il donc introduire de neuf ? Que faut-il éliminer d’ancien ? Devant ce questionnement, chaque discipline, chaque professeur, chaque spécialiste s’inquiète, et réagit selon ses attachements sans prendre du recul. Mais faute de nous être adaptés progressivement en faisant évoluer les frontières des disciplines, nous avons laissé les programmes s’engorger.

Il me semble pourtant que la solution est simple. Il faut admettre que désormais l’éducation, comme la formation, ne se réduira plus à la phase initiale de l’école ou de l’université, mais que l’on apprendra tout au long de sa vie. Certes, il faut d’abord acquérir à l’école un certain nombre de connaissances de base et il n’y a pas d’éducation sans une culture générale, sans un socle de connaissances et de valeurs communes. Mais la formation initiale doit être complétée par la formation continue. Le constant va-et-vient entre l’école et la vie devient une nécessité. Cette nouvelle manière de concevoir l’enseignement fera du même coup de la logique de la seconde chance une des composantes fondamentales du système éducatif.

Pour ce qui est des enseignements fondamentaux, savoir s’exprimer oralement et par écrit, maîtriser les éléments essentiels de notre littérature et de notre histoire, apprendre à se situer dans le monde, s’ouvrir l’esprit par la réflexion philosophique, connaître au moins deux langues étrangères, sans oublier les enseignements artistiques, tels doivent être les objectifs des enseignements humanistes.

Quant aux sciences, dont l’apprentissage est à repenser entièrement, il faudra les libérer de la tutelle exclusive des mathématiques, redonner toute sa noblesse à l’observation, et donner à l’enseignement un contenu plus culturel qu’opératoire. Tout cela me semble possible à réaliser dans le cadre de programmes et d’horaires plus resserrés, tant au lycée qu’à l’université. A l’assimilation laborieuse et approximative d’un programme trop chargé, il faut substituer un ensemble d’acquisitions plus réduit, mais pour lequel on sera plus exigeant.

L’idée de filières technologiques plus professionnalisées pour les lycées fut une bonne initiative en son temps ; il s’y est développé des enseignements remarquables, qui doivent être gratifiés de la même noblesse que nos enseignements généraux.

Faut-il aller plus loin et instaurer dans nos lycées professionnels « l’alternance », avec des périodes d’enseignement général, et reconnaître du même coup que la scolarité n’est pas la seule source du savoir, beaucoup d’acquisitions techniques se faisant dans l’entreprise ? Inversement, pourquoi ne pas introduire parmi les fondements de culture générale des exercices indispensables, comme la rédaction d’une lettre, l’exposé oral en temps limité, le commentaire d’un tableau de chiffres, la lecture d’un graphique, l’usage courant de l’ordinateur et d’Internet ?

La question qualitative est beaucoup plus épineuse. Les trente dernières années ont en effet changé la logique même du raisonnement scientifique, que l’on pensait pourtant solidement établie depuis Galilée et Newton. On croyait, par exemple, que les relations de cause à effet étaient directes, que plus l’intensité de la cause augmentait, plus les effets étaient importants ; on découvre que le monde est non linéaire, que le détail peut engendrer la catastrophe, que le vol d’un papillon à Tokyo peut perturber le climat à Paris dans six mois… Hier, on pensait que la complexité pouvait se décomposer en éléments simples. Aujourd’hui, on découvre que la seule approche pertinente des systèmes complexes est celle de la globalité. Le réductionnisme atteint ses limites. La physique du tas de sable ou de la goutte d’eau nous révèle la nature profonde du comportement de la matière, que la physique de l’atome ne peut à elle seule nous révéler. Et ce qui est vrai pour la bactérie n’est pas vrai pour l’éléphant, contrairement à ce que disait Jacques Monod à l’aube de la biologie moléculaire.

Naguère, on pensait que les mathématiques régnaient au-dessus des sciences. Aujourd’hui, on constate que les grandes sciences (biologie, informatique, chimie, par exemple) se développent en dehors d’elles. Il n’y a pas si longtemps encore, on tenait les sciences de la nature pour de pures descriptions qualitatives. Aujourd’hui, ce sont les sciences de la vie ou celles de la Terre qui occupent le devant de la scène. Le point de vue historique s’impose en sciences de la matière, de la vie, comme de la société.

Dans un autre ordre d’idées, un citoyen moderne pourrait-il affronter le XXIe siècle, si l’on omettait de lui parler d’environnement, de protection de la planète, de l’eau ou du climat, ou encore du génome ou de l’embryon, qui relèvent du champ des bioéthiques ? Que choisir ?

Pour répondre à cette difficile interrogation, l’heure est à la solidarité et à la concertation. Laissons tomber nos revendications corporatistes et nos vieilles querelles, et réfléchissons ensemble. Le grand colloque national sur les lycées que nous avons engagé n’a d’autre but que de reprendre le problème à la base, sans préjugés, de la manière la plus démocratique et la plus ouverte possible. Après le défi de la démocratisation, après celui du renouvellement des savoirs, le troisième défi est celui des techniques. Saurons-nous profiter de la révolution des technologies pour donner à l’éducation un souffle nouveau porter plus loin le mouvement esquissé naguère à travers les méthodes dites « audiovisuelles », où l’utilisation de l’image et l’interpellation de l’élève l’amenaient déjà à intervenir en tant qu’acteur dans le processus de son apprentissage ? L’ordinateur, à travers l’écran cristallin de son espace numérisé, où affleurent et s’évanouissent des signes, qui ne sont pas là par magie, mais parce que nous les faisons apparaître par l’intervention de notre volonté et notre main, est en train de modifier considérablement notre rapport à la lecture et à l’écriture, et donc de révolutionner en profondeur notre manière de travailler et même d’enseigner. L’écran attire, fait oublier l’effort, éveille la curiosité de l’enfant, l’invite à la recherche, l’encourage au dialogue. C’est une fascination positive qui s’exerce sur lui, puisque contrairement à l’image de la télévision qui l’installait dans une attitude passive de consommateur hébété, l’ordinateur, ouvrant et refermant ses milliers de fenêtres, révèle pour lui, à chaque geste esquissé, des galaxies d’images, une profusion de rapports arborescents qui l’invitent aux détours et à l’aventure.

Non, je ne fais pas partie des béats qui voient l’informatique comme la solution à tous nos maux. L’ordinateur ne va pas nous dispenser de l’effort. Il va engendrer un nouveau type d’activités, plus diversifié, ainsi que de nouveaux rapports sociaux. Je ne crois pas non plus qu’on apprendra les mathématiques supérieures en s’amusant à des jeux vidéo. Internet ne va pas dispenser de lire Hugo ou Balzac, mais nous permettre d’aborder leurs œuvres autrement, de les déployer, d’entrer dans le texte, de le visiter, de l’interroger, d’y découvrir de nouveaux parcours. Nos enfants n’en devront pas moins savoir écrire correctement le français, apprendre par cœur les poèmes. Ils le feront avec des moyens plus légers, plus faciles, puisqu’ils respecteront les méandres de leur imagination.

La géométrie avec un ordinateur revient un rêve : elle est tout à la fois science fondée sur l’observation, expérimentation des formes, support pour le raisonnement. De la genèse des formes, on passe à la construction des images, à la manipulation des couleurs. Le multimédia nous oblige à une synthèse entre les disciplines scientifiques et artistiques, qu’il remet au cœur du processus éducatif.

Ce que nous appelons le multimédia constitue un potentiel éducatif immense, dont nous n’avons pas encore mesuré toutes les implications. Engin capable de stocker une quantité d’informations illimitée, cet artefact peut servir tout à la fois de bibliothèque, mais aussi de partenaire éducatif. De plus, il permet de bâtir des réseaux à distance, de développer la pratique de l’éducation à domicile, personnalisée et en même temps intégrée grâce à une forme de sociabilité qui ne laisse jamais l’apprenant isolé. La formation continue pourra bientôt s’effectuer chez soi, bénéficiant de batteries de logiciels ou de films éducatifs tournés en trois dimensions. L’enseignement traditionnel est ainsi redistribué dans l’espace (par réseaux) et dans la durée (par la formation permanente).

Je ne pense pas, contrairement à ce que certains redoutent, que ce système puisse effacer le contact humain, menacer l’enseignant, ni se substituer à la présence réconfortante du maître. Il n’y a qu’à regarder travailler une classe avec un ordinateur. On voit une solidarité se créer autour de l’écran, les idées jaillissent, les équipes se soudent avec la conscience d’appartenir à un monde qui est de ce côté-ci, mais qui peut communiquer avec une multitude d’autres mondes extérieurs. L’enseignant est alors proche de l’élève, il le soutient, le conseille, respecte sa liberté. Sa flexibilité intellectuelle son aide psychologique s’exercent plus que jamais.

J’ai dit que l’enseignement devait modifier ses structures et ses habitudes en profondeur. Je tiens cependant à préciser que nos ambitions ne doivent se développer qu’en respectant le cadre traditionnel de l’institution républicaine : à savoir le service public d’éducation. Je ne conçois tous ces changements qu’à condition qu’ils soient pris en charge au niveau des responsables de l’État, qu’ils soient orientés en fonction d’un projet global, reflétant à la fois les intérêts et la solidarité de la nation. Cela ne signifie nullement que nous voulions réserver les décisions au sommet. Au contraire, si nous assumons la responsabilité des réformes, nous devons fonder notre action sur la responsabilisation des acteurs et la déconcentration des décisions. Cela veut dire gouverner au plus près des individus pour qu’ils ne se sentent pas broyés ou fondus dans l’anonymat administratif, laissant gérer leur avenir par une machine sans visage. Nous ne pourrons mener à bien nos réformes si nous ne modifions pas nos méthodes. La clé de voûte de ce changement est une meilleure gestion des ressources humaines. Nous voulons nous appuyer sur la qualité et l’initiative des enseignants, il faut donc leur redonner confiance dans leur mission.

La rénovation de l’école n’a pour autre objectif que la santé de notre nation : remettre, à travers l’éducation de nos enfants, la France en mouvement, telle est l’ambition qui m’anime.

 

LE NOUVEL OBSERVATEUR : 12 février 1998

Redonner à la base plus de liberté est-il un projet impossible pour une administration de 1,5 million de personnes ? Si nous voulons faire évoluer l’Éducation nationale, dont l'édifice très structuré et hiérarchisé engendre des rigidités, il nous faut acquérir de la flexibilité. Il faut nous engager dans la déconcentration si nous voulons véritablement mettre cette administration en état de répondre aux trois grands défis du monde de demain que sont : la reconnaissance de la diversité des talents, sur laquelle se fondent l'égalité des chances et la démocratisation ; l'adaptation continue des programmes de connaissances ; la maîtrise des nouveaux outils technologiques et les changements profonds qu'ils engendrent, dans les rapports sociaux en particulier. Redonner de l'autonomie à la base, encourager les initiatives, laisser un maximum d'adaptations se faire en tablant sur l'inventivité et les compétences, c'est la seule manière d'alléger le paquebot, de le rendre plus rapide et plus efficace. Aujourd'hui dans le primaire 2 % des cours ne sont pas assurés, alors que dans le secondaire ce taux s'élève à 12 % (ce qui équivaut à une perte de six mois de cours sur une scolarité complète). La raison de cet écart considérable est simple : le primaire est géré par les académies, alors que le secondaire l'est nationalement.

Autre exemple : pour obtenir sa mutation, un professeur du secondaire dépose sa demande au mois de novembre et ne reçoit de réponse qu'en juin ! Il lui reste tout juste deux mois pour déménager avec sa famille. Rien d'étonnant si une partie des effectifs change d'avis pendant l'été, et si l'on se retrouve avec des problèmes d'absences dès la rentrée...

Dans tous les cas où cela peut se faire sans préjudice pour l'élève et au bénéfice de l'enseignant, il faut déconcentrer la gestion : rapprocher les décisions du terrain, instaurer un mode de relations basé sur la proximité, substituer à un contrôle hiérarchique rigide une gestion souple fondée sur le bon sens. Bien entendu, les mutations interacadémiques continueront à se faire nationalement (environ 30 000 personnes). La déconcentration ne concernera que le mouvement à l'intérieur des académies (à peu près 150 000 personnes) qui seront gérées localement.

Les concours de recrutement (Capes ou agrégation) resteront nationaux. Les mutations obéissent à des règles générales définies paritairement au plan national. Il n'a jamais été question de faire recruter les enseignants par les chefs d'établissement, comme certaines affirmations fantaisistes ont pu le laisser entendre. Je suis trop attaché à l'école républicaine pour vouloir défaire le Gouvernement de ses responsabilités et de ses obligations à l'égard des citoyens.

Quel sera le gain du nouveau système ? Pour des enseignants, une grande simplification des procédures, et une transparence des décisions le concernant ; chacun aura accès à son dossier, pourra être reçu et faire valoir directement ses droits ; pour l'école en général, plus de rapidité et d'efficacité, une gestion au plus près des besoins, et donc une meilleure adaptabilité. Remotiver l'enseignant en le faisant sortir de l'anonymat, et s'acheminer à nouveau vers une gestion à visage humain, est l'objectif principal de la déconcentration. Il n'en va pas seulement du respect des personnes, mais aussi de la qualité de notre enseignement. La déconcentration se révélera sans doute aussi un des remèdes les plus efficaces contre les absences. En dernier ressort, c'est l'élève qui en sera le principal bénéficiaire.

Ce sont les enseignants qui sont les artisans de la rénovation : c'est à une équipe d'enseignants que nous avons confié l'organisation du colloque sur le lycée, c'est aux professionnels que nous avons demandé, sur la base de la concertation et de leur analyse, de nous faire des propositions. Les nouveaux programmes de référence ne seront pas conçus comme des cadres stricts, car nous voulons que soit laissée aux professeurs une grande marge d'initiative. Pour garantir la cohérence de l'ensemble, il restera entre autres le baccalauréat, dont nous renforcerons le caractère national en distribuant aux élèves les mêmes sujets dans toutes les académies.

Cette volonté de nous rapprocher du terrain a été mise en pratique à travers les emplois-jeunes. L'expérience en effet n'a pas démarré sur la base de cadres contraignants, définis par avance. Elle s'est élaborée de façon pragmatique, laissant la part belle aux initiatives et s'appuyant sur l'inventivité des équipes pédagogiques. Aujourd'hui 30 000 emplois-jeunes travaillent à l’Éducation nationale.

Lorsque les socialistes naguère ont entrepris de décentraliser la construction et l'entretien des collèges et des lycées, ont-ils cassé le service public ? Au contraire, ils l'ont renforcé et rendu aux enfants ; ils ont laissé construire des établissements d'une qualité qu'on n'avait jamais connue jusque-là. La déconcentration doit avoir le même résultat sur la qualité du service. En outre, nous retournons de cette façon aux sources mêmes de l'école laïque. Quand Jules Ferry et Ferdinand Buisson ont créé l'école républicaine, ils étaient bien loin de la logique de la centralisation. Poussés par des valeurs et des principes nationaux, ils n'en ont pas moins commencé par créer une école normale par département. S'ils ont offert à tous les enfants une chance d'accéder à l'école publique, ce n'est pas seulement parce qu’ils en ont, avec autorité, établi les principes, c'est aussi parce qu'ils ont mis à la portée de chaque citoyen ce formidable outil d'émancipation, parce qu'ils ont permis à chacun de s'approprier ce lieu qui faisait partie désormais de son environnement le plus familier.

Je crois que c'est de cette proximité entre la nation et son école qu'il faut repartir pour rénover notre système éducatif.


L’HEBDO DES SOCIALISTES : 13 février 1998

Q. Pourquoi avoir commencé par la déconcentration du système centralisé qui gère les mutations des enseignants ?

R. Parce que c'est un des éléments essentiels de la politique du Gouvernement. C'est le PS qui a fait la décentralisation et ceux qui refusent la déconcentration s'opposaient déjà à ce programme. Où en serions-nous si les locaux des collèges et des lycées n'avaient pas été pris en charge par les départements et régions ?
Décentralisation, déconcentration, ce sont deux idées convergentes : rapprocher les décisions des citoyens, c'est approfondir la démocratie. Mon projet, c'est de réformer l'Éducation nationale par le bas, en m'appuyant sur les enseignements de base. Cette stratégie, qui à mon sens est la seule possible, était déjà celle qu'avait adoptée Jules Ferry. Il avait créé des écoles normales déconcentrées, une par département, et ainsi il permit à la Nation, dans  profondeur, de s'approprier son école.
Il n'est pas étonnant que les appareils verticaux qui depuis des années concentrent les pouvoirs, qu'ils soient administratifs ou autres, cherchent à éviter par tous les moyens cette action. Comment ? Non pas en attaquant l'idée que pour aller de Carpentras à Valence, il n'est pas nécessaire de passer par Paris, mais en propageant de fausses nouvelles. Un jour, on annonce que nous voulons supprimer le bac, c'est faux. Un autre jour que le recrutement des enseignants se fera par le chef d'établissement, c'est faux, Le recrutement se fera par des concours nationaux. On dit aussi que le changement d'académie ne sera plus possible. Faux encore, car il va subsister un mouvement national inter-académique. On dit enfin que le mouvement inter-académique sera « sous influence ». De qui ? Pas plus que le mouvement national actuel puisqu'il obéira aux mêmes règles du paritarisme. Mais pour l'enseignant, quel gain ! Il n'aura pas besoin de faire sa demande neuf mois à l'avance, il pourra discuter, être reçu pour parler de son cas, disposer d'un recours, on pourra ainsi prévoir les absences et les corriger, ce qui aujourd'hui est impossible.

Q. Mettre l'élève au centre du projet éducatif, qu'est-ce que cela veut dire exactement ?

R. Mais qui conteste cette phrase ? Sûrement pas un socialiste !
Cette phrase, la première de la loi d'orientation de Lionel Jospin, a une signification profonde que tous les parents comprennent fort bien, croyez-moi ! Cela veut dire, par exemple, qu'on n'abandonnera pas sa classe pour aller à une réunion quelconque si l'on n'est pas remplacé.
Ceci veut dire qu'on ne fait pas des programmes surchargés pour satisfaire les spécialistes de telle ou telle discipline mais des programmes allégés, destinés à développer la personnalité de l'élève.

Q. La tradition républicaine égalitaire a-t-elle fait son temps ?

R. Plus que jamais, la tradition de l'égalité républicaine est nécessaire aujourd'hui. Comme Lionel Jospin l'a fort bien expliqué, l'égalité ne se conçoit que dans la diversité, c'est l'opposé de l'égalitarisme ! L'égalité, ce n'est pas l'accès du plus grand nombre à une filière unique. L'égalité, ce n'est pas un parcours tout tracé, ce n'est pas l'uniformité. Le développement intellectuel de l'enfant peut se faire à des rythmes variables, il ne faut pas sélectionner trop tôt. Il faut réactiver les cycles et dispositifs de soutien, aménager les rythmes scolaires, nommer des aides-éducateurs. Les programmes sont surchargés, Ils avantagent les seuls enfants qui ont les moyens intellectuels et matériels d'être soutenus.
Mais la réussite en dessin est aussi, Importante que la réussite en mathématiques. Les talents sont multiples, les hommes et les femmes divers, ils ont tous droits à une égale reconnaissance.