Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à France-info le 30 avril 1998, sur le lancement de l'euro, le choix du président de la Banque centrale européenne et l'"asphyxie" du processus de paix au Proche-Orient.

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Média : France Info

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France Info : Nous sommes à la veille du lancement de l’euro ; c’est d’abord une démarche monétaire, donc économique. Mais la politique n’est pas loin. L’euro est-il aussi une réussite diplomatique ?

Hubert Védrine : C’est une décision politique à caractère historique. C’est une idée française depuis longtemps, depuis peut-être le début des années 70, qui a pris corps progressivement au cours des années 80, qui a été portée par plusieurs présidents, plusieurs gouvernements, par Jacques Delors à la tête de la Commission et par les rapports qu’il a faits. Finalement, c’est en décembre 1989, au Conseil européen de Strasbourg, que Helmut Kohl a finalement répondu à François Mitterrand, en acceptant de fixer la date de la troisième étape. L’Allemagne avait eu un moment d’hésitation devant l’accord définitif. C’est l’aboutissement d’une idée de l’Europe, d’une idée française très ancienne.

France Info : On peut dire que la monnaie unique sera un instrument aussi de la construction de l’Europe politique à venir ?

Hubert Védrine : Je pense, oui. Évidemment, cela ne paraît pas direct, mais il y a longtemps que j’emploie l’expression de « choc fédérateur » à propos de la monnaie unique, non pas que nous allons faire une fédération, car l’Europe restera toujours une combinaison d’États qui garderont des prérogatives, mais aussi d’éléments fédéraux, confédéraux, intergouvernementaux… Il y aura une combinaison particulière pour l’Europe. Mais, je crois que cela va donner un coup de fouet aux énergies européennes, que cela va obliger les gouvernements à aller plus loin dans une très utile harmonisation, coordination des politiques économiques, budgétaires, fiscales, sociales… et que cela va donner à la fois de l’allant et de l’élan. Si nous arrivons à saisir l’opportunité de cette période de transition 1999-2002, le moment où l’euro sera vraiment la monnaie de tout le monde, nous pourrons avancer alors sur d’autres terrains.

France Info : Obliger à compter ensemble oblige à penser ensemble ?

Hubert Védrine : Oui, car les Européens vont se rendre compte que le monde entier, brusquement, les voit comme infiniment plus unis qu’ils ne l’étaient la veille. Le poids de l’Europe, sa puissance, sa capacité, d’abord à résister à des influences extérieures qui pourraient contrarier son économie – je pense aux fluctuations du dollar, par exemple –, seront des découvertes par effet de rebond.

France Info : Il y aura un problème, tout de même, dans le concert attendu ce week-end, c’est la nomination non résolue du patron de la Banque centrale européenne. La France, seule contre tous, veut imposer son candidat.

Hubert Védrine : Vous pourriez dire cela si la décision n’était pas prise, mais on verra bien le week-end prochain : il y a un espoir très raisonnable d’aboutir à une solution. En termes juridiques, d’ailleurs, la décision doit être prise avant le 1er juillet.

France Info : Pour l’instant, quatorze pays avancent Monsieur Duisenberg et nous sommes seuls à dire : non c’est Monsieur Trichet. C’est de l’orgueil mal placé ?

Hubert Védrine : Ce n’est pas du tout anormal que la France ait un candidat, surtout quelqu’un qui a l’expérience tout à fait remarquable dans ce domaine, comme Jean-Claude Trichet, l’actuel gouverneur de la Banque de France et qui, d’autre part, à toutes les qualités. D’ailleurs, même si les autres pays soutiennent un autre candidat, personne ne l’a attaqué en Europe.

France Info : Mais, Monsieur Duisenberg aussi a toutes les qualités pour vous.

Hubert Védrine : C’est vrai, personne ne l’a attaqué non plus.

France Info : Alors, si quatorze en veulent, pourquoi serions-nous les seuls à ne pas en vouloir… ?

Hubert Védrine : Il y a un problème de principe et de fonctionnement des institutions européennes. On parle toujours de la question de la légitimité, de la démocratie… Or, Monsieur Duisenberg a été en quelque sorte coopté par les gouverneurs des banques centrales, qui sont des gens éminemment respectables et qui assument de grandes responsabilités, mais ce n’est pas à eux qu’il revient de prendre la décision : elle revient à l’autorité légitime, démocratique, c’est-à-dire le Conseil européen composé par les chefs d’État et de gouvernement élus par l’ensemble des peuples d’Europe. C’est à eux de décider. Donc, c’est un problème de pouvoir politique. Il s’agit de savoir de quel type d’institutions nous voulons en Europe. Nous voulons des institutions plus démocratiques. Dans cette affaire, la France a pris une position qui est logique par rapport à ce discours politique, qui est tenu même par les autres. D’ailleurs, la position française a compliqué une sorte de décision qui se prenait un peu en catimini. Mais l’argument que je viens d’avancer n’est pas contesté non plus. L’essentiel est de savoir si l’on peut aboutir et je crois que c’est possible.

France Info : À Bonn, où on est soumis à des élections dans quelques mois, on est assez remonté et on est prêt à passer en force, au besoin en isolant la France à seule contre quatorze.

Hubert Védrine : Mais, on ne peut pas passer en force.

France Info : Parce qu’il y a le veto ?

Hubert Védrine : Non, ce n’est pas le « veto », le mot a une connotation agressive. Simplement, il faut l’accord de tout le monde et donc il faut aussi l’accord de la France. Il ne s’agit donc pas de passer en force. Il faudra qu’il y ait un accord. Je le répète, il y a une chance raisonnable d’aboutir à un accord ce week-end.

France Info : Vous ne voulez pas que le feuilleton continue, afin de laisser passer les élections néerlandaises dans une semaine ? On humilie notre partenaire néerlandais, tout de même, dans cette affaire.

Hubert Védrine : Je ne vois pas ce que cela a d’humiliant qu’il y ait un autre candidat. Aucun texte ne dit qu’il y a un seul candidat prévu, qui est le candidat néerlandais, que c’est humiliant s’il y a un candidat français.

France Info : En termes de candidat… mais, si Monsieur Duisenberg n’est pas désigné président de la BCE, c’est humiliant pour les Néerlandais qui croyaient que c’était fait.

Hubert Védrine : Attendons de voir quelle est la solution à laquelle nous parvenons et vous la commenterez. Vous verrez à ce moment-là si c’est une décision sage ou non. Je vous garantis que lorsqu’il y aura une décision, par définition, puisque tout le monde aura donné son accord, elle ne sera humiliante pour personne.

France Info : Vous revenez du Japon, où vous étiez avec le président de la République. Le pays du yen prend-il l’euro au sérieux ?

Hubert Védrine : Très ! D’ailleurs, il suffit de sortir de l’Europe pour oublier toutes ces spéculations, ces interrogations… Quand vous êtes aux États-Unis, en Asie, en Afrique, en Russie, c’est frappant… L’euro est une réalité pour ces pays du monde entier. Brusquement, cela révèle, au sens photographique du terme, une Europe qui a un poids, une masse, une étendue, une capacité de défendre ses intérêts qui sont considérablement accrus. Donc, les autres n’ont pas de doutes.

France Info : Jusqu’à quel point l’Europe existe-t-elle ? Au Proche-Orient, par exemple, la diplomatie américaine n’arrive plus à faire bouger les choses. Les protagonistes seront bientôt reçus à Londres. L’Europe peut-elle se substituer à l’Amérique défaillante ?

Hubert Védrine : Non, « se substituer », personne ne le souhaite. Ce serait d’ailleurs une mauvaise démarche. À l’heure actuelle, la présidence européenne est exercée par la Grande-Bretagne. Aussi bien Robin Cook que Tony Blair expriment des positions maintenant tout à fait convergentes au sein des Quinze, quand ils vont là-bas. Donc, il y a une présence européenne. Il ne s’agit pas de substituer, mais de faire en sorte que l’addition des efforts des uns et des autres finissent par relancer les choses et arrêter cette pathétique asphyxie du processus de paix.

France Info : Il manque alors la fin de l’intransigeance du gouvernement Netanyahou ?

Hubert Védrine : Il faut revenir à l’esprit des accords d’Oslo, aux engagements qu’ils comportaient et à la dynamique qu’ils comportaient, qui était le résultat d’une confiance mutuelle élaborée avec beaucoup de courage de part et d’autre, malgré les difficultés, par des Israéliens courageux, des Palestiniens courageux, qui avaient une vision de l’avenir. Il faut retrouver à tout prix une vision de l’avenir pour l’ensemble des peuples du Proche-Orient. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour y contribuer.