Interview de M. Charles Millon, ministre de la défense, dans "La Tribune Desfossés" et à RTL le 12 septembre 1996, sur les restructurations de la DGA et de la DCN, la fusion entre Dassault et Aérospatiale et la prochaine privatisation de Thomson.

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Média : Emission L'Invité de RTL - La Tribune Desfossés - RTL

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La Tribune Desfossés - 12 septembre 1996

La Tribune : Après la réforme des armées, le lancement de la fusion Aérospatiale-Dassault et de la privatisation de Thomson, après les plans de restructuration de Giat Industries puis de la DCN, vous lancez la réforme de la DGA, délégation générale pour l’armement, du ministère. Pourquoi ?

Charles Millon : Lorsque Jacques Chirac m'a nommé ministre de la Défense, sur proposition d'Alain Juppé, il m'a demandé d'engager une vaste réforme du ministère et de l'appareil de défense. Son objectif est de voir notre outil militaire s'adapter aux évolutions géostratégiques et politiques, à la construction européenne, mais aussi aux contraintes économiques, financières et budgétaires. Cette réforme se décline en deux volets.

Le premier concerne les armées, avec la professionnalisation, la réduction du format et la restructuration des unités que j'ai annoncées le 17 juillet, mais aussi les mesures d'incitation à l'engagement, à la mobilité, au départ.

Le second pilier de la réforme est la restructuration de notre appareil d'armement. Il prend un aspect industriel avec le retour à l'équilibre de Giat Industries, le redéploiement de la DCN, la privatisation de Thomson SA, la fusion entre Aérospatiale et Dassault Aviation.

Mais il prend aussi un aspect institutionnel. C'est la modernisation du processus d'acquisition des armements et la mission d'ingénierie au profit des états-majors. Ils doivent disposer des armements dont ils ont besoin, en temps utile et au meilleur coût. Cette mission relève de la Délégation générale pour l'armement du ministère, la DGA. Cette administration a été créée par le général de Gaulle au début années 60, pour doter notre pays d'un outil industriel lui garantissant son indépendance, grâce à une forte compétence technique et une grande efficacité économique.
Le résultat été au niveau des espérances : c'est l'édification d'une industrie d’armement présente dans tous les secteurs, d'une force de dissuasion nucléaire... Mais la DGA n'a pas connu d'évolution majeure depuis sa création. C’est la raison de cette réforme que j'ai confiée à Jean-Yves Helmer, dès sa nomination comme délégué général en mars.

La Tribune : Quelle est la philosophie de ce projet ?

Charles Millon : Au-delà de l'ambition de réduire de 30 %, entre 1997 et 2002, les coûts et délais des programmes, le projet de réforme se résume en trois traits principaux : la mise en application, au sein d'une administration d'État, des méthodes de gestion qui ont fait leurs preuves dans le secteur concurrentiel, le souci d'intégrer de plus en plus la dimension européenne, le lien étroit entre cette réforme et celle des industries d'armement dans les quatre secteurs clés que sont le nucléaire, l'aéronautique et l'espace, l'électronique et l'électromécanique.

Elle passe par une coopération plus étroite entre les personnels des armées, qui vivent depuis quelques mois une transformation profonde, et les ingénieurs, techniciens, ouvriers et fonctionnaires de la DGA, afin que notre pays dispose des armements de pointe dont sa défense a besoin.

La Tribune : Quelles sont vos réactions face aux inquiétudes des personnels de la DGA et de la DCN ?

Charles Millon : Je comprends tout à fait que les personnels s'interrogent lorsqu'on modifie les structures au sein desquelles ils travaillent, parfois depuis le début de leur vie professionnelle. Je voudrais leur adresser un message clair. Toutes les mesures concernant la DCN se feront sans aucun licenciement. Chaque cas individuel fera l'objet d'un examen particulier au regard des possibilités de reconversion, de formation, de reclassement. Comme je l'ai indiqué mardi aux élus de la Manche, l'application des orientations que j'ai arrêtées en juin 1996 pour la DCN sera pragmatique et progressive, dans le respect du statut d’administration et des statuts de ses personnels.

Pour chaque site, une organisation industrielle nouvelle va se traduire par des objectifs de réduction d'effectifs d'ici à fin 1997. Les évolutions ultérieures seront réexaminées en 1998 en fonction de la réorganisation industrielle, de l’aménagement du temps de travail et des perspectives à l’exportation. En aucun cas, les seuils des effectifs nécessaires au maintien des compétences et à la pérennité de la DCN ne seront franchis. J'en prends l'engagement. Des reclassements de proximité seront proposés en priorité dans la marine, les armées et les administrations de l'État et des collectivités. Pour ce qui concerne la DGA, le projet de réforme est celui de l'organisation et des méthodes de cette administration. Elle ne se traduit pas en un quelconque plan social.

La Tribune : Il existe depuis janvier une agence franco-allemande d’armement. Comment jugez-vous la volonté britannique de l’intégrer ?

Charles Millon : Lorsque la France a proposé, en novembre 1995, lors de la réunion des ministres de la Défense du GAEO (Groupe d'armement de l'Europe occidentale) à Madrid, la création d'une agence d'armement, elle a essuyé un refus. La mise en place d'une structure bilatérale a alors été décidée lors du sommet franco-allemand de Baden-Baden en décembre 1995, sur la base de principes de coopération agréés, dont l'expression d’une préférence européenne, promettant de construire une offre compétitive. Plusieurs projets comme le véhicule blindé de combat d'infanterie trouvent leur place au sein de cette structure. Ce projet a suscité l'intérêt de l'Italie et de la Grande-Bretagne, qui ont exprimé le souhait de l’intégrer. Français et Allemands y sont, bien entendu, favorables, à la condition que son ouverture n’en diminue pas l’efficacité et que les principes que j’ai évoqués soient respectés.

La Tribune : Cet été, des dissensions entre Paris et Bonn sur les questions de défense dont les projets communs de satellites militaires sont apparus…

Charles Millon : Il n’y a aujourd’hui aucune ombre au tableau sur les dossiers de défense entre la France et l'Allemagne. Il est clair que, sur les sujets de défense comme sur les autres, le couple franco-allemand est essentiel à la construction européenne. Pour ce qui est des satellites Hélios II et Horus, leur réalisation a été décidée au sommet franco-allemand de Baden-Baden. Les négociations pour leur réalisation se déroulent normalement.

La Tribune : Les atermoiements de DASA peuvent être liés à l’attente du vainqueur pour la reprise de Thomson entre Alcatel Alsthom et Matra du groupe Lagardère. Quel est votre pronostic sur ce dossier ?

Charles Millon : Sur le dossier Thomson, vous comprendrez ma discrétion. Je tiens simplement à souligner que la sauvegarde des intérêts de la défense nationale constitue un critère déterminant du choix du repreneur et une préoccupation permanente du gouvernement et du ministère de la Défense. L’action spécifique prise par l’État, début août, a pour objet la protection d’actifs stratégiques pour la défense nationale. Mais je peux tout à fait comprendre que les Allemands observent attentivement ce qui se passe dans l'industrie française d'armement, compte tenu des liens très étroits entre nos deux pays.

Je suis fermement convaincu que nous devons faire émerger en Europe quatre pôles industriels de défense. Un pôle nucléaire essentiellement constitué autour des acteurs français, ce que la fusion annoncée de GEC Alsthom et de Framatome ne vient pas remettre en cause. Un pôle aéronautique et spatial bâti à partir de Dassault-Aérospatiale, des alliances entre Aérospatiale et DASA et des coopérations avec British Aerospace. Un pôle électronique dont la pièce centrale est Thomson : c’est pourquoi la privatisation en cours est si importante. Enfin un pôle électromécanique qui commence à se dessiner dans chaque pays et dont la première étape en France est le retour à l’équilibre de Giat Industries et le redéploiement de la DCN.

La Tribune : Faute de crédits, croyez-vous au lancement de l’avion de transport futur et à la commande avancée d’une dizaine de Rafale pour en favoriser l’exportation ?

Charles Millon : Pour le futur avion européen de transport militaire, notre souhaite est que la conception, le développement et la production de cet appareil puissent se faire non seulement en fonction d’une offre européenne mais également d'une demande européenne. Il faut constituer un consortium entre les constructeurs aéronautiques européens qui, sur la base des perspectives de commandes, puisse construire l'avion de transport de nouvelle génération et financer la recherche et le développement correspondants. Allemands, Britanniques, Italiens ont répondu positivement à l'étude d'une telle structure. Pour ma part, je mettrai tout en œuvre pour que cet avion de transport de nouvelle génération européen se fasse.

Quant au Rafale, l'armée de l'air disposera en 2000 de quelques appareils pour favoriser l'exportation. Je ne vois pas en quoi en commander, dès à présent, dix plutôt que deux ou trois aiderait à mieux vendre à l’étranger. Ce qui compte avant tout, c’est que l’armé de l’air en sera équipé et que le programme sera conduit à son terme.

La Tribune : Comment évolue le projet de fusion entre Aérospatiale et Dassault ? Faut-il déjà préparer sa future privatisation, tout comme pour Snecma… et doter SNPE d’un PDG ?

Charles Millon : Le projet de fusion entre Aérospatiale et Dassault se poursuit comme prévu et les modalités de la fusion seront déterminées à échéance fixée en juin, à savoir le 31 décembre 1996. Les évaluations croisées sont en cours pour déterminer les parités de la fusion entre les actionnaires. En ce qui concerne les privatisations d’Aérospatiale et de Snecma, à chaque jour suffit sa peine. Il faut d’abord que ses entreprises retrouvent le chemin de la prospérité financière. Je voudrais ici saluer les performances annoncées d’Aérospatiale. Elles sont dues à la qualité de ses personnels et à leur sens de l’intérêt commun. Elles sont l’œuvre de ses dirigeants ex-président, ex-directeur général aujourd’hui président. Enfin la nomination d’un nouveau président à la tête de la SNPE devrait bientôt aboutir.

La Tribune : L’un des aspects importants de la réforme de la DGA concerne l’exportation d’armement. Quel en est l’objectif ?

Charles Millon : La DGA est directement impliquée dans l'exportation d'armement. La volonté de la voir concentrer son action dans ce domaine explique la séparation qui sera opérée en son sein entre les activités de coopération et les activités d’exportation. Il faut faire en sorte que les entreprises françaises puissent tirer le meilleur parti du renforcement de nos relations bilatérales avec de nombreux pays dans le monde. Il nous faut, pour cela, définir une véritable politique d’exportation d’armement. Dans la suite de l'intéressant rapport sur ce sujet établi par Bruno Durieux, les instances gouvernementales vont, d'ici à la fin de l'année, arrêter des décisions. Je voudrais déjà signaler la fusion en cours entre les offices d'exportation Sofma et Ofema.

Mais, pour l'exportation d'armement dans un marché à dimension mondiale, les entreprises françaises doivent être plus en mesure de mieux adapter leurs produits aux exigences de leurs clients. Nous sommes souvent confrontés à des situations où les produits proposés pêchent par excès de sophistication ou d'inadéquation avec les besoins spécifiques de l'exportation. L'offre française pour l'export doit gagner en flexibilité.

 

RTL - jeudi 12 septembre 1996

M. Cotta : Mille cinq cents élus du Cotentin ont participé à la journée d'action des arsenaux. Vous avez abaissé de 2 200 à 500 les suppressions de postes initialement annoncées. Quelle assurance avez-vous donné sur l'activité de l'arsenal de Cherbourg ?

C. Millon : Tout d'abord, je voudrais préciser que je comprends très bien l’inquiétude des populations, des familles, des élus, des régions concernées par la réforme des arsenaux. Mais je voudrais rappeler aussi que la réforme des arsenaux est une nécessité et une obligation. Quand, il y a six mois, nous avons ouvert le dossier des arsenaux, nous avons constaté que les charges se montaient à plus de 22 milliards et que le chiffre d'affaires était de 15 milliards. La différence, c'est 7 milliards de perte. Si on laisse la situation telle qu'elle est, on va droit dans le mur, c'est-à-dire qu'on va droit à la faillite des arsenaux et à la suppression de tous les emplois. C'est la raison pour laquelle, il y a maintenant trois mois, un plan a été présenté pour redresser les arsenaux, pour conquérir des marchés à l'extérieur car notre action est dynamique. Nous voulons élargir le marché des arsenaux pour pouvoir améliorer l'organisation industrielle, pour pouvoir aménager le temps de travail. C'est dans cet esprit-là qu'un plan a été mis en place. Il va engager la réduction des effectifs, pour ce qui est de Cherbourg, de 500 personnes jusqu'à fin 1997. C'est une réduction d'effectifs sans aucun licenciement. On verra ensuite si, compte tenu de la conjoncture et des réformes de structure, il convient de remettre en cause le plan mis en place.

M. Cotta : Brest, Cherbourg, Nantes : êtes-vous obligé d'aller moins vite que vous le prévoyiez ?

C. Millon : Non, nous n'allons pas moins vite. Nous expliquons peut-être un peu mieux. Nous souhaitons une seule chose, c'est d'une part recréer la force industrielle des arsenaux et d'autre part, permettre à ces arsenaux de retrouver un équilibre financier pour non seulement satisfaire la Marine nationale mais conquérir des marchés à l'extérieur.

M. Cotta : Le Conseil des ministres a accepté hier votre réforme de la Délégation générale de l'armement. L'objectif est de réduire les coûts de 30 % : cela veut dire aussi réduire les effectifs, non ?

C. Millon : Il faut habituer les Français à l'idée qu'on peut réduire des coûts avec une meilleure organisation industrielle, avec une meilleure rentabilisation des investissements, avec une meilleure organisation du temps. C'est ce que nous voulons faire à la Délégation générale pour l'armement Je l'ai précisé hier, il n'y a aucun licenciement aucun plan social, aucune restructuration au niveau du personnel. Il y a la mise en œuvre de nouvelles procédures pour baisser le coût d'acquisition des armements de 30 % et ainsi, abaisser la charge qui pèse sur les contribuables.

M. Cotta : Pour le projet de fusion entre Aérospatiale et Dassault, où en est-on ? On a l'impression que cela va plus lentement que prévu.

C. Millon : Elle sera effective au 1er janvier 1997.

M. Cotta : Sans problèmes, sans attirer de votre part une attention disproportionnée ?

C. Millon : Bien sûr que si, nous avons une attention tout à fait proportionnée à l'enjeu mais les négociations entre Dassault et Aérospatiale se poursuivent.

M. Cotta : Elles n'ont pas l'air d'être commodes.

C. Millon : Vous savez, un bon mariage est un mariage où l'on discute avant du contrat de mariage plutôt que de constater après les défauts du contrat.

M. Cotta : Et quid de la reprise de Thomson entre Matra du groupe Lagardère et Alcatel-Alsthom : qui tient la corde ?

C. Millon : La privatisation est engagée mais vous comprendrez bien que, sur un sujet pareil, je sois réservé pour respecter la déontologie et les règles de droit.

M. Cotta : Je ne sais pas si vous allez respecter la déontologie sur une question. Le Canard Enchaîné publie, cette semaine, une version de l'assassinat de Y. Piat, le député UDF du Var. Ce serait le renseignement militaire qui aurait réussi là où la justice a échoué. Existe-t-il à votre connaissance un rapport du renseignement militaire établissant la culpabilité de personnalités politiques du Var ?

C. Millon : L'article du Canard Enchainé cite, c'est vrai, les services du ministère de la Défense. J'ai fait procéder à une enquête et les éléments dont je dispose à la suite de cette enquête m'amènent à penser que tout ceci est dénué de tout fondement !

M. Cotta : Pas de rapport du renseignement militaire. Alors, interdiction du Front national : quelle est votre position ? Combattre les idées, appliquer les sanctions pénales prévues par la loi contre le racisme ou dissoudre et interdire le Front national ?

C. Millon : D'abord, je voudrais dire que je ne crois pas que, dans une démocratie, on puisse à tout moment violer et tourner en dérision les éléments de notre pacte social et de notre Constitution. Peut-on affirmer impunément que les êtres ne sont pas égaux en droit et en dignité ? Monsieur J.-M. Le Pen nous a habitués à des provocations tout à fait inacceptables. Je voudrais simplement rappeler que ces mots sont chargés de haine et d'horreur. Et c'est la raison pour laquelle je souhaite que tout l'arsenal juridique et judiciaire soit utilisé pour empêcher cette dérive qui est inacceptable. Et que si l'arsenal juridique et judiciaire d'aujourd'hui n'est pas suffisant, il conviendra que le législateur se saisisse du dossier. Car je ne souhaite pas voir mon pays dériver vers des affirmations qui influencent une jeunesse, qui sèment la haine et qui peuvent demain semer l'horreur.

M. Cotta : Donc pas d'interdiction mais un arsenal juridique.

C. Millon : Je souhaite que tout l'arsenal juridique et judiciaire d'aujourd'hui soit utilisé et que, s'il n'est pas suffisant, le législateur vienne le compléter.

M. Cotta : Qu'est-ce que vous pensez, parallèlement, de l'atmosphère politique au sein de la majorité ? Pourquoi tant de voix discordantes, tant de petites phrases ? Ces couples de l'été, Pasqua-Madelin, Léotard-Séguin ?

C. Millon : Je crois qu'il y a un certain nombre d'hommes politiques qui ont oublié que la cohabitation était terminée, qu'on était rentré dans la cinquième République classique avec un seul couple qui est intéressant, à savoir président de la République-Premier ministre ; une seule entente utile, à savoir l'exécutif et le législatif. Je dois dire que je comprends un peu la morosité des Français quand ils voient tous ces jeux tactiques, ces rondes de rendez-vous, ces ballets de petites phrases. Il me paraitrait plus intéressant que l'on se concentre sur les problèmes des Français car c'est véritablement dérisoire que de faire ces couples ou de défaire ces faux ménages par rapport aux problèmes que rencontrent les Français comme le chômage, le redressement de l'activité économique, la lutte contre la délinquance dans les banlieues, etc.