Résumé
Mesdames et Messieurs les auditeurs,
Il y a tout juste un an, j'ouvrais pour la première fois la session du CHEAR. J'avais évoqué, devant les auditeurs de la 32e session, les travaux du comité stratégique que j'avais mis en place au mois de juillet 95, pour préparer une défense plus efficace et moins coûteuse. J'avais décrit les deux axes majeurs d'une nouvelle politique industrielle dans le domaine de la défense : l'esprit de conquête, le choix européen.
Je suis heureux, à l'occasion de votre session, de mesurer avec vous tout le chemin parcouru. Très longtemps, la politique d'armement a été le domaine des initiatives malheureusement avortées. Aujourd'hui, les résultats concrets auxquels nous sommes parvenus en disent plus que toutes les déclarations de principes demeurées sans effet.
Dans le cadre national, le vote de la loi de programmation militaire 1997-2002 en juin dernier a engagé une réforme sans équivalent de notre défense. Certes, on a beaucoup parlé, à cette occasion, de la réduction des moyens financiers consacrés aux programmes d'armement, et c'est la une exigence de solidarité nationale qui s'impose effectivement au budget de la défense. Mais pour moi, l'essentiel, ce n'est pas d'avoir des prévisions budgétaires favorables parce qu'artificiellement gonflées, mais un budget stable et garanti sur plusieurs années, comme s'y est engagé publiquement le Président de la République. Cette condition est fondamentale pour que les entreprises de défense disposent de la visibilité à moyen terme qui leur permet de préparer leur adaptation à un environnement en perpétuelle mutation.
Mais c'est également une véritable révolution industrielle que la France est en train de mener dans le secteur de l'armement. Cette profonde adaptation concerne à la fois les structures et les méthodes.
Cette révolution industrielle est d'abord une révolution structurelle.
Le bouleversement géostratégique consécutif à la disparition de l'empire soviétique a provoqué une baisse durable de la demande en matière d'armement. Les États-Unis ont su réagir vigoureusement pour pallier la réduction des commandes nationales et maintenir leur plan de charge. Leur offensive à l'exportation s'est accompagnée d'un mouvement de concentration sans précédent. À l'évidence, seule une taille suffisante peut permettre de résister à une concurrence internationale toujours plus aiguisée. Il était donc urgent, pour la France, d'engager une profonde réorganisation de son secteur industriel de l'armement. Il en va de sa survie.
Le 22 février 1996, le Président de la République a annoncé la fusion entre Aérospatiale et Dassault-Aviation, ainsi que la privatisation de Thomson-SA. Le 23 mai, j'ai présenté le plan de retour à l'équilibre de Giat-Industries, et le 25 juin, le plan de redéploiement de la DCN. Cette rationalisation a pour objectif de faire émerger trois pôles industriels :
1) Un pôle aéronautique et spatial, civil et militaire, bâti à partir de Dassault-Aérospatiale. La rationalisation de ce secteur prépare les alliances nécessaires à la constitution d'une véritable industrie européenne de défense, comme l'illustrent les alliances entre Aérospatiale et Dasa et les coopérations avec British Aerospace. La fusion Dassault-Aérospatiale est aujourd'hui dans une phase de préparation. Les modalités techniques seront prêtes pour le 1er janvier 1997. Cette fusion constitue pour moi le symbole de l'excellence industrielle française, car elle marie deux fleurons de la haute technologie dans un esprit de croissance économique et de conquête de marchés.
2) Un pôle électronique dont la pièce centrale est Thomson-SA : sa privatisation donnera à cette entreprise l'indispensable marge de manœuvre stratégique dans la recomposition du paysage industriel. La procédure qui est retenue par l'État pour la privatisation s'inscrit dans une logique de choix industriel fort, d'une véritable politique industrielle, l'image de celle qui a été pratiquée jusqu'à la fin des années 1970. L'État conservera dans l'entreprise une action spécifique, destinée à protéger les intérêts stratégiques de la défense nationale, qui se trouvent essentiellement au sein de Thomson CSF.
3) Enfin, un pôle électromécanique, à l'image de ce qui commence à se dessiner dans chaque pays européen. En France, sa première exigence est le retour à l'équilibre de Giat Industries et le redéploiement de la DCN. Je voudrais revenir un instant sur ces deux derniers points. Les opérations de redressement engagées correspondent à une nécessité économique et financière impérieuse. La situation de GIAT et de la DCN ne pouvait perdurer. Ne rien faire aurait signifié leur disparition. Nous ne nous plaçons pas cependant, pour ces deux opérateurs industriels, dans une logique de simple apurement, mais dans une logique d'ambition : GIAT-Industries et la DCN ont vocation à renouer avec la prospérité économique grâce à la conquête de marchés et à la valorisation des compétences exceptionnelles qui en font, dans le monde entier, une référence de la haute technologie.
Il nous faut aussi, sur le plan plus spécifiquement français, conforter le pôle nucléaire qui est à l'origine de notre force de dissuasion et de notre réseau électronucléaire, et qui garantit à la fois notre autonomie stratégique et notre autonomie énergétique. La fusion annoncée de GEC-Alsthom et de Framatome s'inscrit dans cette perspective.
La réforme, évidemment, ne s'arrêtera pas là. D'autres chantiers sont d'ores et déjà ouverts, comme la constitution d'un pôle de la propulsion stratégique en Aquitaine, autour des activités de la SEP et d'Aérospatiale dans ce domaine. Est également à l'ordre du jour le rétablissement des comptes de SNECMA et l'élaboration d'orientations stratégiques pour cette entreprise publique qui a donné à la France une place remarquable en matière de moteurs d'avions. Le choix de ses alliances sera à cet égard essentiel.
La révolution qui est en cours a un deuxième volet le renouvellement des méthodes en vigueur dans notre industrie de défense.
La réforme de notre industrie de défense ne saurait être complète sans une redéfinition profonde, d'une part des modes d'acquisition des armements, et d'autre part des relations entre l'État investisseur et le tissu industriel de défense. C'est ce qui est l'essence même de la réforme de la délégation générale pour l'armement.
Trop longtemps différée, cette réforme constitue pourtant, dans le nouveau contexte géostratégique, une nécessité.
En créant la DGA, le général de Gaulle lui avait assigné trois objectifs :
Premier objectif, la construction d'une industrie nationale de défense et l'autonomie technologique dans les domaines stratégiques comme le nucléaire. La France a pleinement relevé ce défi. La qualité des armements français, la richesse du tissu industriel de défense et le haut niveau technologique atteint par notre pays sont là pour l'attester. La force de dissuasion nucléaire, dont la réalisation a été à l'origine de la DGA, donne aujourd'hui à la France une place majeure dans le concert des nations.
Deuxième objectif, la maîtrise des dépenses d'armement grâce à une approche interarmées. C'est par la mise en commun de moyens jusqu'alors repartis entre les trois armées que la France a développé une compétence unique en Europe dans tous les secteurs clés de l'armement. Parallèlement à la montée en puissance de l'EMA, l'approche interarmées des questions d'armement s'est généralisée.
Troisième objectif, la construction européenne. J'en veux pour preuve le traité de l'Élysée qui, dès 1963, instaurait la coopération avec l'Allemagne. L'armement a été dès cette époque un champ privilégié de la coopération européenne.
La réforme de la DGA qui vient de s'engager conduit à leur terme, dans un contexte qui a profondément changé, ces trois orientations.
Aujourd'hui, l'industrie française d'armement a atteint sa maturité. Dans chaque secteur d'activités trois critères doivent contribuer à définir le paysage industriel et la relation entre l'État et les entreprises :
– la création et la préservation de filières technologiques, qui nécessitent un fort investissement de l'État ;
– la compétitivité, qui milite en faveur d'une concentration plus importante des capacités nationales ;
– la réduction des coûts.
À la lumière d'aujourd'hui, les objectifs que définissait le général de Gaulle au moment de la création de la DGA sont toujours valables.
En effet, la qualité de la base technologique et industrielle de défense est toujours une condition essentielle de l'autonomie stratégique. La valorisation des capacités de production et d'expertise que nous avons accumulées depuis plus de trente ans passe, compte tenu de la baisse des budgets militaires, par la prise en compte de la dimension économique. Il faut désormais s'inspirer des méthodes civiles dans la gestion des programmes d'armement.
Comme au temps du général de Gaulle, la réduction des coûts est à l'ordre du jour. C'est l'objectif essentiel de la réforme de la DGA, puisque nous avons l'ambition de réduire de 30 %, entre 1997 et 2002, les coûts et délais des programmes d'armement.
En outre, la conquête de marchés extérieurs devient un enjeu vital de notre industrie de défense. C'est ainsi qu'une réflexion sur un plan de soutien à l'exportation devrait aboutir d'ici la fin de l'année.
Sur le plan international, des décisions concrètes de grande portée ont été prises. Velléités et incantations ne sont plus de mise.
Ainsi, la décision de créer la structure franco-allemande de l'armement en décembre 1995 au sommet de Baden-Baden ne donnera pas le jour à un nouveau forum spécialisé dans les paroles en l'air, mais à une véritable agence de gestion de programmes : les équipes de programmes seront intégrées et autonomes. Dois-je rappeler que cela fait plus de 20 ans que nous espérions cela ?
L'ambition qui anime cette structure de coopération a contribué à effrayer, au début, un certain nombre de partenaires européens. Elle suscite au contraire, aujourd'hui, un intérêt impatient, en particulier chez nos amis britanniques et italiens, motivés, nous sommes en train de nous en assurer, par une volonté partagée d'alter de l'avant et de mettre en place une agence européenne de l'armement. Je souhaite naturellement que cette structure s'élargisse sous réserve que les candidats partagent les principes de coopération que l'Allemagne et la France ont définis conjointement. En tout état de cause, j'entends bien que les derniers textes constitutifs de cette structure soient signés dans les semaines qui viennent. Si l'élargissement à d'autres partenaires devait ralentir ce processus, je suis prêt à signer sans attendre ces textes avec l'Allemagne.
Comme vous le savez, une autre décision essentielle pour l'autonomie de l'Europe a été, prise au cours du sommet de Baden : l'accord spatial franco-allemand dont la portée industrielle et stratégique est évidente, sans parler de l'intimité nouvelle qu'il va donner à la coopération franco-allemande qui joue dans le domaine militaire comme dans les autres un rôle moteur en Europe.
Je citerai encore un témoignage de l'excellence de la coopération entre nos deux pays. C'est sur l'impulsion de la France que nous nous sommes mis d'accord, en ce qui concerne l'ATF, sur une approche libérale de type civil. Nous avons demandé aux entreprises de bâtir un projet concret de développement et de production à partir d'un engagement ferme, de la part des gouvernements, de commander un certain nombre d'appareils. Les discussions se poursuivent et je peux en tous cas affirmer que cette initiative, que j'ai eu l'honneur de promouvoir devant nos partenaires, constitue une voie d'avenir.
Nous avons également pris des initiatives dans un cadre européen plus large. Le GAEO, dont la France assure la présidence jusqu'à la fin de l'année, est typiquement une institution qui répond mal aux besoins d'aujourd'hui. J'ai donc proposé à nos partenaires que le GAEO se concentre sur trois impératifs :
– premier impératif, l'harmonisation des besoins dans une perspective interne, mais aussi extérieure l'Europe ; en effet, l'expression de besoins communs moyen et long terme est la condition évidente pour engager des programmes en coopération et en même temps une garantie pour les mener à bonne fin ;
– deuxième impératif, la définition des grandes orientations indispensables au renforcement de la base technologique et industrielle de défense de l'Europe. Certains appellent cela la préférence européenne. Je n'ai pour ma part aucun état d'âme, aucune restriction, dans la mesure où cette expression désigne la nécessité, pour les Européens, de se donner le niveau de compétitivité suffisant pour mener le combat sur les marchés mondiaux. Du chemin reste encore à parcourir pour constituer un véritable front commun européen à l'exportation ;
– troisième impératif, la capacité de servir d'observatoire multilatéral chargé de repérer les technologies nécessaires, à long terme, a l'efficacité de nos entreprises et à l'indépendance de notre potentiel industriel.
Enfin, notre pays a d'ores et déjà fait des propositions novatrices pour réunir, dans le cadre d'un partenariat pour l'armement au sein du GAEO, tous les pays qui souhaitent participer activement à la construction de l'Europe de l'armement.
L'une des caractéristiques majeures de la réforme de notre défense est certainement son caractère global. Il n'est pas un domaine qui ne soit concerné. Tout comme le passage à l'armée professionnelle ou la poursuite de la modernisation des équipements, l'adaptation de notre industrie de défense est indispensable au maintien de la place de la France dans le monde, à son indépendance et à sa sécurité. Ainsi le pôle nucléaire est-il lié à notre autonomie stratégique, et demain, grâce à la dissuasion concertée, à celle de l'Europe. Ainsi le renforcement de notre base industrielle et technologique est-il une condition essentielle de l'identité européenne de défense que nous souhaitons affirmer dans le cadre d'une alliance atlantique profondément rénovée.
Aujourd'hui, grâce à la détermination sans faille du Président de la République et du gouvernement, grâce au sens de l'intérêt national et du service de l'État de l'ensemble de la communauté de défense, la réforme est en marche. Je suis heureux de constater que tous les acteurs de la défense, qu'ils soient civils, militaires ou industriels, avancent au même rythme soutenu. Comme dans les années 60, ils démontrent leur capacité à s'adapter, à faire primer sur toutes les habitudes, voire tous les conformismes, l'impératif d'indépendance et de rayonnement de la France.