Interview de M. Valéry Giscard d'Estaing, député européen et ancien président de l'UDF, dans "Le Figaro" du 16 août 1996, sur l'abandon du système des parités fixes dans les années 70, l'instabilité monétaire internationale ayant suivi et ses conséquences sur l'économie réelle.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Média : Emission Forum RMC Le Figaro - Le Figaro

Texte intégral

Le Figaro Économie : Dans quelles conditions avez-vous appris la décision du président Nixon de mettre fin le 15 août 1971 à la convertibilité du dollar en or ?

Valéry Giscard d’Estaing : Depuis plusieurs années déjà, le débat franco-américain en matière monétaire n’avait cessé de se poser. La France était le pays qui avait mis en doute avec le plus d’insistance la capacité des Américains à pouvoir maintenir la valeur du dollar à 35 dollars l’once. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avions commencé à échanger une partie de nos réserves de change en dollars contre de l’or. Au milieu des années 60, le général de Gaulle m’avait même suggéré l’idée d’envoyer le croiseur Colbert pour rapatrier le stock d’or français qui était aux États-Unis ! Chaque fois que la France achetait de l’or pour accroître ainsi ses réserves, les Américains nous accusaient de contribuer à affaiblir leur monnaie. C’est dans ce contexte de grandes difficultés pour le dollar qu’est intervenue la décision de Nixon. Nous en avons été prévenus par les voies habituelles, juste au moment où la décision a été prise. En tant que ministre des Finances, j’ai donc été prévenu par mon collègue, le secrétaire américain au Trésor, John Connaly.

Le Figaro : De la part des Américains, c’était une façon d’éviter une dévaluation. Pourquoi Richard Nixon a-t-il ensuite accepté, cinq mois plus tard, le 13 décembre, lors d’une rencontre historique avec le président Pompidou, que le dollar soit dévalué ?

Valéry Giscard d’Estaing : L’annonce du 15 août 1971 a consisté à modifier le système établi à Bretton Woods en 1944, qui était fondé sur la convertibilité du dollar en or. En revanche, cela ne changeait pas la grille de parités des monnaies entre elles. La décision de dévaluer le dollar est venue plus tard, lors de la rencontre des Açores entre Américains et Français.

La France avait réagi avec le plus de vigueur à la décision unilatérale prise par les Américains de modifier le système de Bretton Woods. Le président Nixon a donc proposé au président Pompidou une rencontre bilatérale pour en discuter.

Nous nous sommes retrouvés pendant deux jours dans l’île des Açores, les deux présidents accompagnés de leurs ministres de Finances respectifs. Je me souviens avoir rédigé avec Paul Volcker, sous-secrétaire au Trésor, le communiqué annonçant que le dollar était dévalué de 7,89 %, par rapport à l’or, et que désormais les monnaies pourraient fluctuer de plus ou moins de 2,25 %, soit 4,5 % au total.

J’ai même gardé le texte original écrit en anglais, sur lequel le président Nixon et Georges Pompidou avaient apporté leurs corrections, et qui figure aujourd’hui dans les archives de l’Élysée.

Le Figaro : Au cours des années 72 et 73, le dollar sera de nouveau dévalué. Et finalement le système des parités fixes sera abandonné au profit du flottement des monnaies, qui sera officialisé en 1976. Était-ce l’objectif recherché dès le départ par les Américains ?

Valéry Giscard d’Estaing : je ne crois pas. En tout cas, pas de la part du président Nixon et des autorités monétaires, même si dans certains milieux américains il y avait d’ardents défenseurs de la flexibilité complète des devises. Il faut bien distinguer les trois étapes successives : d’abord l’abandon de la convertibilité du dollar en or en août 71 ; puis les dévaluations qui ont été opérées, mais dans un système de taux de changes fixes ; et enfin la décision de laisser flotter complètement les monnaies. Le choix en a été fait lorsqu’il est apparu qu’il n’était plus possible de maîtriser le dollar en raison des déséquilibres de l’économie américaine.

Le Figaro : Le système de taux de change aurait-il pu être préservé si les États-Unis et leurs partenaires s’étaient mis d’accord plus tôt pour dévaluer le dollar ?

Valéry Giscard d’Estaing : L’origine de ces crises tient au fait que le monde a été progressivement inondé de dollars. Les déficits budgétaires et de la balance des paiements américains, ainsi que les réglementations américaines restrictives sur la fiscalité des capitaux, ont contribué à alimenter les marchés de l’eurodollar, les dollars en circulation hors des États-Unis. Le contrôle en est devenu alors de plus en plus difficile, sinon impossible.

Le Figaro : Comment expliquez-vous que la suprématie du dollar, qui était inscrite dans le système de Bretton Woods, loin de disparaître, se soit accrue avec le flottement généralisé des monnaies ?

Valéry Giscard d’Estaing : La monnaie américaine a en effet abandonné son statut particulier, qui était d’être la seule devise directement convertible en or. En revanche, le dollar a conservé son rôle de monnaie de réserve et d’instrument de mesure pour les échanges commerciaux. L’or a perdu toute référence pour fixer le cours des devises, qui se sont alors déterminées par rapport au dollar.

Le Figaro : Pourquoi en 1971 les Européens, principalement Français et Allemands, n’ont-ils pas fait front commun face aux Américains ?

Valéry Giscard d’Estaing : Il y a eu effectivement désaccord sur ce sujet. La conception française traditionnelle restait celle des taux de changes fixes. C’était celle du général de Gaulle et de l’économiste Jacques Rueff, qui était même partisan d’un retour à l’étalon or. Georges Pompidou et moi-même étions également partisan de la fixité, ou du moins de la stabilité des taux de change. En revanche, le ministre des Finances allemand, Karl Schiller, était un doctrinaire des changes flottants. Nous avons essayé de trouver un terrain d’entente au printemps 1972, lorsque les Européens se sont mis d’accord pour restreindre à 2,25 % l’écart maximum de variation de leurs monnaies entre elles, alors que le dollar pouvait varier de 4,5 % par rapport à l’or. C’est ce qu’on a appelé le serpent dans le tunnel.

Le Figaro : Mais il a fallu attendre 1979 pour que l’Europe parvienne vraiment à stabiliser ses monnaies grâce au SME. Pourquoi avoir attendu si longtemps ?

Valéry Giscard d’Estaing : Lorsque le système monétaire international de changes, plus ou moins fixes à complétement éclaté, en 1976, et que le dollar a continué de s’affaiblir, le chancelier allemand, Helmut Schmidt, et moi-même avons considéré que l’Europe devait se protéger en créant une zone de stabilité interne des taux de change. Je ne crois pas qu’il aurait été possible de créer plus tôt le SME, compte tenu de la crise pétrolière de 1973 et des désordres inflationnistes qui en ont résulté.

Le Figaro : Le 15 août 1971 et, quelques années plus tard, le flottement généralisé des monnaies sonnent-elles le glas pour les États qui perdent leur suprématie au profit des marchés dans les régions économiques internationales ?

Valéry Giscard d’Estaing : Les années 71-73 ont marqué la fin d’une époque dans le domaine économique et monétaire. De 1975 à 1971, l’économie mondiale s’est développée très rapidement, et dans la stabilité monétaire. En même temps, les nations ont ouvert progressivement leurs frontières commerciales. La rupture de 1971 correspond à un facteur politique, la guerre du Vietnam et le refus américain de la financer en équilibrant leur budget. Mais, simultanément, on doit constater que jusqu’à la fin des années 60 les réserves officielles de change des pays de l’OCDE dépassaient largement les forces que les marchés pouvaient lancer dans la bataille pour attaquer une monnaie. Le rapport de force à commercé à s’inverser avec l’explosion du commerce international. Il est devenu plus difficile pour les gouvernements de stabiliser les monnaies. Il s’est produit un double phénomène. Les centres de décision économique se sont déplacés vers la sphère financière, et on a assisté à de très fortes variations du dollar, dont les effets sont extrêmement perturbateurs pour l’activité économique. Nous le voyons aujourd’hui chez nous. Désormais, les économies croissent ou au contraire régressent, non pas en raison de leur compétitivité propre, mais selon des éléments monétaires.

Le Figaro : Une relative stabilité monétaire, gage d’une croissance économique plus régulière, est-elle hors de portée ? Les États-Unis sont-ils démunis face aux marchés financiers ?

Valéry Giscard d’Estaing : L’influence des marchés des changes et la prédominance des variables financières ont atteint un niveau excessif. Elles s’exercent aux dépens de l’économie réelle, dont les centres de décision ont perdu de leur importance. Il faut agir pour modifier ce rapport de forces, qui n’est pas réaliste. Le deuxième aspect tient au système monétaire international. Le fait de l’organiser autour de trois grandes monnaies mondiales, le dollar, le yen et l’euro, devrait rendre le système moins volatil qu’il ne l’est aujourd’hui. L’Union monétaire constituera pour les Européens un moyen essentiel de retrouver une croissance économique plus stable et d’organiser nos échanges extérieurs sur des valeurs plus prévisibles.