Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, à RMC le 18 mai 1998, sur le bilan de la réunion du G8, les essais nucléaires en Inde et au Pakistan, les négociations commerciales entre l'Union européenne et les Etats-Unis, la situation en Indonésie et au Kosovo.

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Média : Emission Forum RMC FR3 - RMC

Texte intégral

Philippe Lapousterle : Vous êtes le chef de la diplomatie française et tout le monde en France, de tous les partis, saluent votre compétence et votre professionnalisme...

Hubert Védrine : "Je vous remercie !"

Philippe Lapousterle : Mais c'est la vérité, profitons-en...

Hubert Védrine : "C'est une journée qui commence bien !"

Philippe Lapousterle : Est-ce que vous n'êtes un peu désespéré quand même après que le G8, qui a réuni les huit pays les plus riches et les plus puissants du monde au niveau des Chefs d’États, semble paralysé devant les crises actuelles, Inde-Pakistan, Proche-Orient, Indonésie ? On n'a pas l'impression qu'ils aient pu faire grand-chose ni convaincre grand monde ?

Hubert Védrine : "Non, parce que sa fonction est autre chose. Les sommets des pays les plus industrialisés ont été inventés pour permettre aux grands pays d'accorder leurs politiques économiques et d'éviter qu'ils ne réagissent en ordre dispersé quand il y a des crises. C'était cela l'idée du Président Giscard d'Estaing en 1975, cela reste encore l'idée."

Philippe Lapousterle : Mais ils débordent depuis longtemps ?

Hubert Védrine : "Non, ils débordent parce que quand ils sont réunis, ils ne peuvent limiter leurs conversations uniquement à la régulation économique. Mais le fond de ces sommets est de parler de cela pour que les politiques économiques ne soient pas discordantes. En 1975, il y avait une crise et le Président Giscard d'Estaing ne voulait pas que cela recommence comme dans les années 30 où ce sont les réactions désordonnées qui avaient aggravé et mondialisé la crise de l'époque. Donc on peut dire que les sommets remplissent bien cette fonction, depuis le début. Alors évidemment, quand on regarde chaque sommet, on regarde plutôt les sujets d'actualité. Mais il n'y a aucune raison qu'un sommet, même avec les dirigeants des huit plus grands pays, arrive par miracle à régler des problèmes aussi compliqués et enracinés que, par exemple, les relations Inde-Pakistan, le processus de paix ou les affaires des Balkans. Donc ils font le point, ils font le mieux possible mais il ne faudrait pas que l'arbre cache la forêt. Donc il y a tout un travail dessous qui... D'autant que ce sommet organisé par les Britanniques a été plus informel, moins médiatisé, c'est-à-dire un moins grand "Barnum" que d'autres années et cela, c'est plutôt bien."

Philippe Lapousterle : Alors Inde-Pakistan : les Huit ont condamné les essais indiens. Le Président Chirac a demandé au Pakistan de ne pas procéder à des essais nucléaires et ce matin, les déclarations de l'Inde comme du Pakistan continuent de dire que chacun préparera son arsenal nucléaire. Est-ce que c'est dangereux ?

Hubert Védrine : "Je crois qu'il faut faire comprendre à l'Inde et au Pakistan qu'ils vont à contre-courant d'un mouvement mondial qui a admis la dissuasion, précédés par un certain nombre de pays mais qui ne souhaitent pas que cela aille au-delà, qu'il n'y ait pas d'élargissement, pas de prolifération. Et par conséquent, il y a un appel à tous les pays qui ne l'ont pas encore fait, signer les traités qui interdisent les essais et d'autres part les traités de non-prolifération, les traités de désarmement pour ceux qui ont déjà un arsenal. Donc c'est cela le courant mondial. Et nous, nous appelons l'Inde et le Pakistan, comme le font les autres, précisément, à prendre conscience qu'ils ne sont pas dans la bonne direction, que ce n'est pas la même époque et qu'il faudrait qu'ils rejoignent ces traités contre les essais. Je note que l'Inde, après avoir fait des essais justement, qui ont été très fortement soutenus par l'opinion publique indienne, a dit que, du coup, cela lui permettait d'envisager de signer les traités..."

Philippe Lapousterle : Je connais un autre pays qui a fait comme cela ?

Hubert Védrine : "Ah bon ?"

Philippe Lapousterle : La France est bien placée par exemple pour faire des remarques, pour appeler un pays comme l'Inde à signer le traité sur l'arrêt des essais ?

Hubert Védrine : "La France a fait la même chose, elle a continué des essais alors que la communauté internationale entière lui demandait de ne pas les faire. C'est-à-dire que la France a été, comme un des autres pays nucléaires, qui a fait des essais, qui les a développés, qui à un moment donné a continué à faire des essais pour se doter des moyens techniques de simulation pour permettre de maintenir en état sans avoir à faire de nouveaux essais. Donc il y a une sorte de processus historique. Nous appelons avec beaucoup de gravité l'Inde et le Pakistan à rejoindre ce processus plutôt que de se défier par ce type de manifestation. Mais en même temps, ce sont des pays que l'on respecte, qui sont des pays importants. On peut comprendre qu'ils soient soucieux de leur sécurité, il faut discuter avec eux pour montrer qu'il y a d'autres moyens pour garantir leur sécurité."

Philippe Lapousterle : En Indonésie, les étrangers quittent le pays, le régime semble menacé, 500 personnes sont mortes. Un dirigeant musulman, ce matin, donne quelques semaines au Président Suharto pour quitter le pouvoir. Est-ce que vous pensez qu'il est nécessaire que le Président Suharto écoute mieux son opposition ?

Hubert Védrine : "Ce n'est pas à nous de lui dicter ce qu'il doit faire. Ce qui est tout à fait clair, c'est que le Président Suharto doit répondre aux aspirations et aux demandes pressantes politiques et économiques de l'Indonésie à l'heure actuelle. S'il ne prend pas d'initiatives - c'est à lui de savoir ce qu'il doit faire fondamentalement - à la hauteur de la situation, celle-ci va dégénérer. Quand on regarde les différents pays d'Asie, dont on a parlé à propos de la crise, il est clair que le souci n°1 reste l'Indonésie. Or c'est un grand pays, avec une répercussion sur toute une série de pays voisins. Donc cela appelle de la part du Président Suharto et des dirigeants politiques une prise de conscience rapide et des décisions à la hauteur de la situation."

Philippe Lapousterle : Un sommet Europe-États-Unis a lieu à Londres tout à l'heure. A Bruxelles on dit ce matin que la France est opposée à une harmonisation et finalement à la signature de ce traité. Et on dit que la position française a été unique, c'est-à-dire qu'elle est seule contre tous dans cette affaire. Est-ce que c'est vrai, est-ce qu'elle peut bloquer cet accord ?

Hubert Védrine : "L'Europe ne peut défendre que le point de vue partagé par l'ensemble de ses membres. Donc la présidence européenne dans ce Sommet avec les États-Unis est la présidence britannique, avec quand même le point de vue des Quinze. Elle prend en compte le point de vue de tout le monde. Est-ce qu'elle est isolée ? Je ne crois pas à ce point-là. De toute façon, si elle l'était, ça ne serait pas si grave que cela : cela dépend de la justesse des positions défendues, qu'elles le soient par un, deux, trois ou quinze pays.
Le fond du sujet, c'est de savoir si nous sommes prêts à développer les relations économiques et commerciales Europe-États-Unis : nous y sommes prêts naturellement. Est-ce que nous pensons qu'il faut réduire les entraves à ces relations ? Naturellement, mais il y a des enceintes pour négocier cela, comme par exemple l'organisation mondiale du commerce. Il y a quelques temps, la France s'est donc opposée à une initiative qui était trop partielle, mal ficelée, prématurée qui était celle du commissaire Britan. Maintenant les discussions achoppent à propos de ce que l'on appelle les lois unilatérales, c'est-à-dire des lois qui sont votées par le Sénat américain - je dis bien le Sénat américain -, lequel entend appliquer ces lois auprès des entreprises non-américaines. Les lois Helms-Burton ou d'Amato, ce sont des lois qui veulent sanctionner des entreprises même si elles sont allemandes, françaises, italiennes, espagnoles, russes ou autres et qui commercent avec l'Iran, la Libye ou Cuba.
L'Union européenne répond que sur le plan des principes, il n'y a aucune raison que des lois américaines, votées par le Sénat américain, s'appliquent à d'autres que des entreprises américaines. Donc il y a une discussion de principe qui touche aux bases mêmes du commerce international et du respect de la souveraineté entre pays. Quand je dis les États-Unis, en fait c'est le Congrès qui impose ses lois à l'administration. L'administration sait bien que ce sont des lois abusives, mais elle dit qu'il faut quand même qu'on trouve un arrangement, malgré ces lois, qu'on arrive au moins à en parler. On est d'accord pour en parler. Elle dit donc en substance : "Mais alors on pourrait peut-être ne pas vous appliquer ces lois si vous faisiez pareil ? " Mais on ne veut pas faire pareil, on n'a pas de raison d'appliquer ce type de loi.
Donc il y a une marge entre, d'un côté, parler avec les Etats-Unis, c'est normal, ce sont des partenaires importants et des amis, on peut discuter, y compris des cas critiques et de l'autre, mettre en place, pour qu'ils n'appliquent pas leur système, un système comparable qui appellerait les mêmes critiques de notre part. Voilà la discussion sur laquelle je ne peux rien dire de plus parce qu'elle est en cours aujourd'hui. Si elle n'aboutit pas, c'est dommage parce que naturellement cela complique les relations. Mais si elle n'aboutit pas aujourd'hui, elle aboutira au prochain rendez-vous."
 
Philippe Lapousterle : Vous revenez d'Albanie. Est-ce qu'au Kosovo, vous avez l'impression que, pour une fois, on va vers une bonne nouvelle ?

Hubert Védrine : "C'est une vraie bonne nouvelle. J'étais en Albanie et en Macédoine, puisque la France fait partie du groupe de contact. Régulièrement, nous nous réunissons là-dessus et nous maintenons la pression depuis début mars pour faire comprendre au Président Milosevic qu'il n'y a pas d'autres issues qu'une solution négociée pour donner au Kosovo l'autonomie la plus grande, la plus forte possible. Ce n'est pas nous qui dirons comment elle marchera dans le détail, c'est à la négociation de le montrer. Les choses ne bougeaient pas, il y avait de toutes petites concessions, j'en avais obtenu un tout petit peu avec Kinkel quand j'avais été à Belgrade : Milosevic avait désigné un représentant personnel qui était yougoslave. C'était un petit progrès mais le déblocage n'était pas là. Mais je crois que finalement, aussi bien le Président Milosevic que les Albanais du Kosovo ont fini par comprendre que cette fois-ci, contrairement à ce qui s'était passé il y a sept ou huit ans dans l'affaire de la Bosnie, la Communauté internationale était vraiment unanime. Il n'y avait pas de faille, de contradiction. Ils entrent dans une logique de négociations. Rugova fait une vraie concession en allant à Belgrade, cela, c'est tout à fait important. Et puis les Américains ont donné un coup d'épaule pour précisément le convaincre d'y aller. Maintenant, il faut transformer cela en une vraie négociation. Je voudrais croire que c'est le cas, je ne suis pas tout à fait sûr. En tout cas, il le faut, il n'y a pas d'autre solution et le groupe de contact doit rester très mobilisé parce que cette affaire est une poudrière. On ne pas se permettre de la laisser en état."