Interviews de M. Valéry Giscard d'Estaing, député européen et ancien président de l'UDF, à RTL et France 3 le 4 juillet 1996, sur la victoire de M. Eltsine à l'élection présidentielle en Russie, et sur la situation politique et économique de la Russie.

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Circonstance : Deuxième tour de l'élection présidentielle en Russie le 3 juillet 1996 : élection de Boris Eltsine

Média : Emission Journal de 19h - Emission L'Invité de RTL - France 3 - RTL - Télévision

Texte intégral

RTL : jeudi 4 juillet 1996

RTL : La victoire de B. Eltsine, pourtant malade, est-elle symbolique du désir profond des Russes de sortir du communisme à n'importe quel prix et sous n'importe quelle forme ?

V. Giscard d'Estaing : Je crois que oui. Il faut remarquer qu'il y a eu une vraie élection en Russie. Il faut se souvenir de ce qu'étaient les élections en Russie : on nous annonçait les résultats à 99,9 % des voix. Ils ont eu une vraie élection, à deux tours, avec des incertitudes, des désistements. Donc, la démocratie a fonctionné, a progressé en Russie, Eltsine est réélu assez nettement pour nous, avec 54 %. Mais en Russie, à considérer le monopole du pouvoir, de la télévision dont il s'est servi très largement, c'est une victoire nette mais ce n'est pas un raz de marée. Cette victoire, je crois qu'elle exprime surtout le refus du peuple russe de revenir en arrière vers le retour au communisme qu'on lui proposait Et finalement c'est, à cet égard, très encourageant.

RTL : Est-ce que cette victoire du deuxième tour est due à l'intervention d'A. Lebed ?

V. Giscard d'Estaing : C'est très difficile à dire puisque Lebed était de toute façon éliminé de la compétition. Il ne restait que deux candidats. Lebed a appelé à voter pour Eltsine, ça a certainement joué un rôle mais de toute façon, l'électorat de Lebed n'aurait pas voté pour les communistes. Que peut-on dire ? Le pire a été évité. Je crois que le retour au communisme aurait mis la Russie dans une situation impossible. Par contre, les problèmes restent très difficiles. Premier problème, c'est la capacité d'Eltsine à être président.

RTL : Parce qu'il est malade ?

V. Giscard d'Estaing : Oui, au point de vue de sa santé et de sa disponibilité parce qu'au fond, la Russie a besoin d'un gouvernement très efficace, très méthodique pour sortir de sa situation de très grand désordre, de criminalité, d'anarchie ou de quasi-anarchie ; il faut un gouvernement très présent, très organisé. Est-ce qu'Eltsine peut remplir cette fonction ? On peut se poser la question.

RTL : Et quelle est la capacité démocratique de Lebed ?

V. Giscard d'Estaing : Justement, qui va gouverner ? Pour l'élection, on a dit : il y a maintenant deux politiques qui se rejoignent, celle des réformes qui est celle d'Eltsine et la politique de la droite nationaliste, et qui est très fortement marquée, de Lebed. Sur notre échiquier, chez, nous, cela représenterait une attitude assez autoritaire et assez nationaliste. Est-ce que les deux peuvent gouverner réellement ensemble et puis, autre question, est-ce qu'ils vont faire une grande coalition avec les communistes.

RTL : Pensez-vous qu'un gouvernement d'union nationale est la meilleure solution pour la Russie ?

V. Giscard d'Estaing : Quand on dit bonne solution, il faut dire la moins mauvaise, en fait. Ce qui serait bon, ce serait que la Russie ait une équipe de gens réformistes, compétents, calmes et capables de conduire cet énorme changement. Dans la situation très difficile qui est la leur, je pense qu'une grande coalition, c'est sans doute la moins mauvaise solution parce qu'ils vont avoir une crise financière très sérieuse à l'automne. Il faut bien voir qu'à l'heure actuelle, la difficulté financière russe est repartie. Depuis deux mois, pendant la campagne présidentielle, on a caché les choses. Mais il est probable que le déficit budgétaire est repassé au-dessus de 10 % du PIB, il est probable que l'inflation, qui avait commencé à diminuer un peu, est en train de repartir. Et finalement, qui va aller en Russie dans ce climat-là ? Donc, qui va fournir les ressources extérieures ? D'où le fait qu'il faut probablement un gouvernement d'assise assez large.

RTL : Revenons sur la démarche d'A. Lebed. Cela vous inquiète-t-il ? Avez-vous peur d'un retour au tsarisme ou au communisme ?

V. Giscard d'Estaing : Non, ça ne sera pas· du tout la même chose. Le problème, c'est d'abord : est-ce que les autres accepteront ? Les concessions qui ont été faites à Lebed l'ont été pour l'élection. Est-ce qu'on va les maintenir après ? D'autre part, est-ce que lui aura la capacité matérielle, administrative, de faire fonctionner son système qui est très désorganisé, c'est également à voir. Mais le grand problème, pour moi, c'est la crise économique et financière : est-ce que les autorités russes qui vont être maintenant en place peuvent remettre un peu d'ordre dans l'économie du pays ? Sinon, on risque d'avoir un automne très secoué en Russie. Le deuxième point, c'est qu'il faut avoir une politique vis-à-vis de la Russie.

RTL : On flotte un peu, quand même.

V. Giscard d'Estaing : On flotte depuis très longtemps. On n'a pas eu de politique, on a eu des préférences. Finalement, qu'est-ce que l'Ouest a fait ? Il a dit : il faut soutenir Gorbatchev, on a vu le résultat. Il faut ensuite soutenir Eltsine. Eltsine se maintient au pouvoir mais tout cela, ça n'est pas une politique. Il faut avoir une politique vis-à-vis de la réforme en Russie, qui est d'aider sans intervenir. Ce n'est pas nous qui réformerons la Russie, ce n'est pas nous qui faisons les choix politiques des Russes.

RTL : Comment on aide, alors ?

V. Giscard d'Estaing : Il faut les aider par des projets, par une gestion, qui est d'ailleurs en cours, raisonnable de notre aide, tout en sachant que les choix intérieurs de la Russie, c'est eux qui les prendront. La deuxième chose, c'est quand même d'avoir une attitude vis-à-vis de l'extérieur. On a toujours oscillé entre une confiance faite à la réforme en Russie et une méfiance, et donc tenir la Russie à l'écart ou s'en protéger. C'est la raison pour laquelle je pense qu'à la lumière du choix des Russes, c'est-à-dire d'avoir rejeté le retour en arrière, il faut reconsidérer la question de l'entrée rapide de nouveaux pays dans l'OTAN qui a un impact négatif en ce qui concerne l'isolement de la Russie.

RTL : Hier, le Premier ministre a dit qu'il était venu dire que ce n'est pas vrai que tout va mal. Partagez-vous son optimisme ?

V. Giscard d'Estaing : Ainsi exprimé, ce n'est pas de l'optimisme, c'est une évaluation d'une situation. Je dirais que la situation française et européenne n'est pas bonne. Il faut être conscient de cela. Je rentre des États-Unis et, de l'extérieur, on a actuellement une vue assez pessimiste de la situation en Europe, le thème étant : l'écart entre l'Amérique et l'Europe a recommencé de s'accroître. La situation économique américaine est bonne, la situation économique européenne est mauvaise. Nous avons deux problèmes : un chômage trop élevé, une croissance trop faible. Il faut s'attaquer directement à ces problèmes par des mesures simples et de caractère massif, et non pas seulement par une action administrative.


France 3 : jeudi 4 juillet 1996

France 3 : Cette victoire de B. Eltsine, est-ce que ça ne serait pas plutôt la défaite définitive des communistes ?

V. Giscard d'Estaing : Je crois que c'est la deuxième interprétation. Quand vous regardez la manière dont la campagne électorale a évolué en Russie, vous voyez qu'au début, c'était une campagne en effet où les candidats se présentaient eux-mêmes avec un semblant de programme. Et puis, très vite, ça a tourné, c'est d'ailleurs Eltsine qui a pris le virage et qui a dit : la seule question, c'est de savoir si vous voulez revenir au régime d'avant ou est-ce que vous voulez garder la situation actuelle et, si possible, l'améliorer. Et son rival, Ziouganov, a commis l'erreur, à mon avis, l'erreur tactique, lui aussi de dire : mais le choix, c'est de savoir si on veut revenir au régime d'avant. Et le point très important, parce que ça va avoir des tas de conséquences, c'est que les Russes, malgré leurs difficultés économiques et sociales formidables, ont dit : nous ne voulons pas revenir au régime d'avant. C'est ça le sens du vote.

France 3 : Justement, quelles vont être les conséquences pour la France ou pour l'Europe ?

V. Giscard d'Estaing : Eh bien, les conséquences, c'est que les Russes ont répondu à une question que nous nous posions : est-ce qu'un jour la Russie va revenir à la situation antérieure - c'est-à-dire retrouver un peu le sillon de l'ancienne Union soviétique - ? À partir du moment où les Russes ont dit non, et ils l'ont dit de façon très claire et de façon massive, nous avons à en tirer des conséquences, et en particulier dans notre politique extérieure puisque vous savez qu'il y a un grand débat qui est de savoir si on reconstitue un instrument de précaution militaire vis-à-vis de la Russie comme on l'avait fait vis-à-vis de l'Union soviétique. C'est le problème de l'élargissement de l'Otan à de nouveaux pays. Eh bien, si les Russes disent : nous ne voulons pas revenir à l'Union soviétique, nous ne devons pas, nous, étendre un système militaire qui avait pour objet de se protéger de l'ancienne Union soviétique. Et je souhaite que la France, précisément, indique qu'après ces élections, il faut maintenant réfléchir à nouveau sur l'attitude à adopter concernant l'élargissement de l'Otan.

France 3 : N'est-ce pas paradoxal d'entendre aujourd'hui la scène internationale se réjouir de l'élection d'un homme qu'on sait bien malade, peut-être même très malade ?

V. Giscard d'Estaing : Vous savez, d'abord, le pire a été évité, parce que je crois que si les Russes, pour des raisons diverses, avaient choisi de revenir à l'ancien régime, on aurait une situation ingérable en Russie, parce que la situation économique et sociale, privée de l'essentiel de l'aide extérieure, aurait été totalement ingérable. Donc on aurait eu une Russie en crise profonde. Là, on a une Russie en grande difficulté, mais laquelle les Russes disent : nous voulons continuer à avancer dans la bonne direction. Il va falloir les aider.

France 3 : Que vous inspire le nouvel homme fort, le général Lebed, qui se trouve maintenant aux côtés de B. Eltsine ?

V. Giscard d'Estaing : Il faut faire très attention, parce qu'il va y avoir des problèmes de personnes. Et en particulier, la coalition gouvernementale, l'ancien Premier ministre reconduit dans ses fonctions est, comme vous le savez, plutôt un homme du centre, le général Lebed, c'est le nationalisme de droite, et puis on dit même aussi que les anciens communistes vont eux-mêmes entrer au pouvoir. Est-ce que cette équipe est capable de s'entendre, d'écarter les rivalités personnelles et d'aborder les problèmes de la réforme du pays ? Ça n'est pas certain. Et moi, je souhaite que la ligne centrale de la politique russe soit maintenue.

France 3 : Monsieur le Président, un mot sur la politique intérieure, sur la France. Vous revenez des États-Unis. Vous disiez ce matin que la situation économique française n'est pas bonne.

V. Giscard d'Estaing : Et européenne.

France 3 : A. Juppé a affirmé hier soir qu'elle n'était pas si mauvaise. Est-ce une divergence d'analyse ou est-ce une divergence de fond ?

V. Giscard d'Estaing : Non, je crois que A. Juppé, je le comprends tout à fait, a voulu lutter contre la morosité ou le pessimisme ambiant, parce que cette morosité et ce pessimisme sont des faits économiques qui freinent la consommation et qui font perdre un peu une confiance dans l'avenir économique de la France. De ce point de vue, il a raison et j'approuve d'ailleurs la ligne générale de sa politique. Mais je crois quand même que la France ne doit pas continuer à vivre avec un chômage supérieur à 12 %. Je crois que c'est destructeur de notre vie sociale, de notre vie collective. Et je crois aussi que nous avons besoin d'un taux de croissance plus élever. Il faut donc moins de mesures administratives, mais une ligne de politique économique plus claire et à mon avis plus vigoureuse.

France 3 : Quand vous dites : des mesures simples et de caractère massif, ça veut dire quoi ?

V. Giscard d'Estaing : Essentiellement la réduction des charges sociales sur les bas salaires. Nous ne pouvons pas continuer à vivre dans une situation où lorsqu'on embauche un travailleur peu qualifié, on ne lui paie pas son salaire, on lui paie son salaire plus de 40 %. C'est déraisonnable. Et en réalité, ça explique en grande partie la situation trop élevée du chômage.