Article de M. Alain Madelin, vice-président du PR et président du mouvement Idées-action, dans "Le Monde" du 30 août 1996, sur les conséquences de la déflation sur l'économie, intitulé "Pour sortir du piège de la déflation".

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  • Alain Madelin - Vice-président du PR et président du Mouvement Idées-Action

Média : Emission la politique de la France dans le monde - Le Monde

Texte intégral

Les prix baissent. C’est le constat que font depuis longtemps les commerçants, les industriels et les consommateurs. C’est cette même baisse que vient d’enregistrer pour le deuxième mois consécutif notre très officiel indice Insee.

Sommes-nous en déflation ?

Non, vient d’affirmer le Premier ministre. La question est trop importante pour qu’on ne l’examine pas de plus près. Il ne s’agit pas là d’un débat académique mais d’une question fondamentale dont dépend toute la politique économique et sociale. Au diagnostic de l’inflation correspondent un certain nombre de remèdes. À celui de la déflation – qui est l’inverse de l’inflation – correspondent des remèdes très différents.

Pour ma part, cela fait bientôt quatre ans que je m’efforce de mettre en évidence les pressions déflationnistes qui s’exercent sur notre économie et de proposer une politique adaptée. Mais il s’agissait jusqu’à présent d’une idée difficile à faire partager. Car les responsables politiques et économiques n’ont vécu que des périodes d’inflation. L’expérience de l’inflation est mauvaise conseillère en période de déflation.

Les pressions déflationnistes dérèglent les instruments de bords traditionnels du pilotage économique. Les prévisions de nos modèles macroéconomiques ne répondent plus. Les politiques conjoncturelles traditionnelles n’ont plus d’effets.

Ce nouveau contexte déflationniste constitue une tendance lourde de l’économie. C’est d’ailleurs ce que confirme le dernier rapport de la Banque des règlement internationaux (BRI), qui évoque, pour la première fois explicitement, un risque de déflation pesant sur l’ensemble du monde industrialisé.

Après plusieurs décennies d’inflation un retournement s’est opéré qui a engagé nos économies dans une phase longue de désinflation de nature à faire apparaître de véritables pressions déflationnistes sur un certain nombre de pays.

Il y a deux causes essentielles à ce retournement :

1. Le retour à un système de disciplines monétaires internationales. Celui-ci est le résultat combiné de l’inversion des politiques monétaires engagés par les États-Unis au début des années 80 pour lutter contre l’inflation ; de la mondialisation des marchés financiers ; et de l’essor des marchés à terme (les « futures »). Il s’est constitué une sorte de « Futurs exchange standard » qui fait que les marchés financiers sanctionnent désormais instantanément par une forte hausse de ses taux d’intérêt tout pays qui laisserait filer l’inflation.

2. L’élargissement de l’économie, avec l’apparition de nouvelles technologies et l’extension du système marchand international liée à l’arrivée dans l’économie d’échange de deux à trois milliards d’hommes libérés de l’économie totalitaire.

De tels éléments ne sont pas sans rappeler le XIXe siècle : l’étalon-or, la découverte de nouveaux territoires et de nouvelles inventions. Un siècle très largement déflationniste, même s’il fut en même temps un siècle de croissance économique.

Cela nous rappelle aussi que, si le mot déflation est aujourd’hui associé à l’idée de catastrophe économique, il n’en a pas toujours été ainsi. L’histoire économique nous montre qu’il a existé des périodes de croissance en déflation. Elle nous enseigne aussi que la déflation constitue une phase d’assainissement nécessaire dans les cycles économiques classiques.

Un tel changement d’environnement pose un problème de transition et porte un risque de dépression. La transition d’un monde inflationniste à un univers sans inflation et à tendances déflationnistes nous engage dans une période extrêmement difficile et dangereuse sur le plan économique et social.

C’est une période d’assainissement financier, marquée par la liquidation d’un certain nombre d’investissements du passé, publics et privés, devenus non rentables en raison d’une baisse des prix non anticipée qui prend les investisseurs à contrepied (à l’exemple de l’immobilier de bureaux en France).

C’est une formidable période de remise en cause qui bouscule les situations acquises.

Cette transition modifie la valeur du temps. En période d’inflation, les liquidités d’un ménage ou d’une entreprise perdent chaque jour de leur valeur. Ce n’est plus le cas si la tendance est à la déflation.

Et il n’y a donc pas d’urgence à consommer ou à investir aujourd’hui. Demain sera peut-être moins cher. Voilà pourquoi cette transition s’accompagne de comportements attentifs propices à la léthargie économique et au pessimisme.

Si l’inflation est le produit de taux d’intérêt maintenus artificiellement trop bas grâce à la création monétaire, le maintien de taux d’intérêt réels élevés trop longtemps génère des processus déflationnistes qui peuvent tourner facilement à la dépression économique.

Depuis plus d’une dizaine d’années, nous avons des taux d’intérêt réels supérieurs au taux de croissance en raison de la rentabilité élevée des capitaux dans les pays émergents, de la mémoire de l’inflation sur les marchés financiers, et de la pression à la hausse des taux qu’exercent les dettes publiques.

Une telle situation est de nature à provoquer des réactions en chaîne pouvant entraîner une dépression économique. En effet, pour les agents économiques publics et privés le fardeau des dettes du passé s’alourdit à mesure que les prix baissent. D’où un dangereux phénomène d’étranglement financier.

Pour faire face à leur endettement, les agents économiques n’ont pas d’autre porte de sortie que de comprimer les investissements et la masse salariale. Lorsqu’on ne peut baisser les salaires, ce sont des salariés qu’on licencie. Le chômage gagne, les dépôts de bilan se multiplient, le tissu industriel – particulièrement celui des PME – se déchire. Rembourser ses dettes devient une priorité. Pour cela, on liquide des actifs, ce qui fait encore baisser les prix. Chaque remboursement de dette entraîne une contraction du crédit, freine la création monétaire, ce qui déprime un peu plus l’économie et accentue le mouvement de déflation.

Les erreurs de politique monétaire peuvent augmenter le risque de dépression. Nous l’avons vu en 1992-1993, quand la politique de rattachement du franc au mark au sein du SME et la non-utilisation des marges de fluctuation ouvertes à la suite de la crise monétaire d’août 1993 au sein du SME ont bloqué nos taux d’intérêt à la hausse, alors que pointaient les premiers symptômes de la déflation, provoquant ainsi une récession.

De même, des monnaies surévaluées accentuent la pression déflationniste. Ce fut hier le cas du Japon, c’est aujourd’hui particulièrement le cas de la zone mark, comme l’a analysé fort justement Jean-Paul Fitoussi (Le Monde du 29 août). Au surplus, nos obligations, liées au calendrier de la réalisation de la monnaie unique, ont aujourd’hui pour contrepartie une politique monétaire restrictive qui entretient la déflation.

Il en résulta que, si demain l’euro devait être une monnaie surévaluée par rapport au dollar avec des taux d’intérêt trop élevés, nous risquons de faire de la future zone euro une zone de déflation-dépression économique de nature à conduire à l’explosion et à l’implosion européenne.

Il est clair qu’aujourd’hui la France est sous pression déflationniste. Les signes sont manifestes.

Les entreprises encore endettées sont prises en tenaille entre, d’un côté, leur charge financière et, de l’autre, des carnets de commandes qui plongent, des prix qui baissent. 1996 s’annonce comme une nouvelle année de record en matière de dépôts de bilan. L’investissement ne repart toujours par au rythme qui devrait être le sien pour retrouver la croissance et l’emploi.

Les ménages ont une propension de plus en plus forte à épargner en raison du chômage ou de la crainte du chômage, la perte de valeur des patrimoines immobiliers, l’inquiétude sur l’avenir des systèmes de retraites, la dévalorisation du capital-formation donné aux enfants – en raison de la « lutte des places » que provoque un chômage persistant. C’est là un phénomène durable de reconstitution de l’épargne. Il participe à l’assainissement de notre économie, mais il accentue aussi les pressions déflationnistes.

Notre système bancaire et financier se trouve dans une situation inquiétante qui est le reflet de cette situation déflationniste et qui n’est pas sans rappeler celui de son homologue Japonais. Cela pour les mêmes raisons : faillites et créances douteuses ne cessent de s’accumuler.

L’État se trouve, lui aussi, dans la position d’un agent économique surendetté dont les recettes ne cessent de baisser. La faible croissance, la faible progression des revenus, l’augmentation de l’épargne, les provisions pour pertes, la baisse des prix (en tenant compte des rabais des soldes et des promotions de toutes sortes) en sont la cause directe.

Il faut donc réduire les dépenses, couper dans les budgets, ce qui, en l’absence de mesures très fortes stimulant la croissance et en raison d’une politique monétaire restrictive, entraîne des effets dépressifs à court terme. Le piège se referme sur les finances publiques. Résultat : un an après, malgré les efforts demandés aux Français, on se retrouve avec le même niveau de déficits.

Ces tendances à la déflation bousculent les repères et les valeurs. C’est une période de chômage et de perte de confiance dans l’avenir. Les places se font rares, l’ascenseur social est en panne. Jamais les Français n’ont été aussi pessimistes. L’impuissance publique discrédite les politiques. Dans l’Histoire, les périodes de déflation sont par nature des périodes de désordre social et de turbulences politiques.

Ce diagnostic entraîne un certain nombre de conséquences pour la politique économique. Le moment est venu de ranger au vestiaire toutes les recettes de la pharmacopée traditionnelle, les mesures homéopathiques, les relances de la consommation ou de l’investissement public, l’augmentation des impôts pour alléger les charges, les primes diverses et variées, les TVA sectorielles et autres bricolages fiscaux, les fausses bonnes idées, comme le partage du travail…

Pour sortir de la crise, le message de la théorie économique – même su beaucoup d’économistes l’oublient – consiste à faire le choix clair, comme l’avait dit Jacques Chirac, pendant sa campagne, d’une politique de relance par l’entrepreneur.

Dans une telle période de turbulences, il faut revenir aux bases de l’économie et aux racines de la croissance. Ce n’est pas la consommation ; mais l’offre créatrice, qui fait naître le pouvoir d’achat et l’emploi. La France a la chance de compter plusieurs millions de super-créateurs de richesses et d’emplois parmi les meilleurs au monde. Qu’on les décourage, et nous aurons le déclin. Qu’on les libère, et nous retrouveront la prospérité.

Pour cela il faut poursuivre méthodiquement la lutte contre toutes les rigidités réglementaires et sociales qui bloquent les initiatives et les ajustements nécessaires. Amplifions le mouvement de déréglementation, de privatisation, et réformons audacieusement l’État pour soigner nos déficits à leur racine.

Pour cela il faut augmenter les incitations marginales à entreprendre, innover, travailler. Tel doit être l’objectif prioritaire de la réforme fiscale. Ayons le courage de concentrer et de cibler les allégement fiscaux sur l’augmentation de ces incitations marginales. Ne commettons pas la faite de les délayer dans le temps ou de les saupoudrer dans l’hypothétique espoir de faire rebondir la consommation.

Il s’agit là d’un choix politique fort : revenir à une logique des comportements humains, redécouvrir le rôle de l’homme dans la croissance, ses motivations à créer des richesses et des emplois, dans un cadre institutionnel qui favorise des comportements responsables.

Cette sortir de la crise passe aussi par des mesures d’urgence destinées à donner un ballon d’oxygène à l’économie pour éviter les risques immédiats de dépression. À savoir : ramener les taux courts réels le plus près possible de zéro, comme l’ont fait les États-Unis en 1991 et le Japon en 1995.

Il s’agit ainsi de permettre aux agents économiques endettés de supporter leur dette et au secteur bancaire et financier de se refaire une santé pour pouvoir redistribuer les crédits nécessaires à l’investissement et à la croissance. Nous avons déjà obtenu des résultats spectaculaires en matière de baisse des taux. Cette baisse des taux doit être poursuivie coûte que coûte.