Texte intégral
Nous sommes parvenus, me semble-t-il, à un tournant de civilisation. Le vieux monde craque, dans son organisation, ses certitudes et ses valeurs. Partout, des millions d'hommes sortent de l'oppression politique et accèdent au développement économique. Ils aspirent à la démocratie et à une vie meilleure. Entre les continents qui s'éveillent, les anciens pays communistes et les pays développés, une gigantesque redistribution des cartes a commencé. Elle décidera de la puissance et de la prospérité futures. Devant l'importance de l'enjeu, les 60 millions de Français doivent accepter les prises de conscience, les remises en cause, les adaptations aux nouvelles réalités du monde. Ils ne peuvent s'enfermer dans l'aporie de l'exception française contre la rigueur du monde marchand. Le libéralisme économique, l'ouverture à l'Europe et au monde, l'aspiration au progrès social ne sont pas contradictoires.
Or pendant que l'Histoire s'accélère hors de nos frontières, nous vivons dans un système à bout de souffle. Entre les six millions de chômeurs, d'exclus, de déclassés et les salariés classiques, entre le monde de la précarité et la société protégée, le clivage ne cesse de s'approfondir. Il risque de devenir, un jour, prérévolutionnaire. Les Français le savent bien, qui à force de reculer devant les réformes nécessaires se condamnent régulièrement à la révolution. Faute de réforme, le changement s'accomplira par la faillite ou par la violence.
Pourtant, notre pays n'a jamais été si proche de consentir à la réforme. Les Français sentent, encore confusément, que le chômage n'est pas seulement un problème social, mais qu'il remet en cause la place du travail et de l'activité marchande au coeur du lien social. Ils pressentent une autre organisation et une autre valeur du temps. Ils comprennent que le retour de grands fléaux redéfinit notre conception de la vie et de la mort. Avec le retour de la guerre en Europe, ils admettent mieux que d'autres la légitimité du risque pour défendre, au-delà des intérêts matériels, des idéaux et des valeurs.
La mondialisation est un bouleversement aussi important que le fut, en son temps, la découverte du nouveau monde. Comme à la Renaissance, nous devons passer du « comment » au « pourquoi », et nous poser la question « que faut-il conserver ? ».
C'est, aujourd'hui, la question par excellence. Eussions-nous demandé « que faut-il réformer », nous serions restés à la surface des choses, reléguant la réforme à la marge. Si nous nous interrogeons sur la raison d'être de chaque institution, c'est que nous voulons replacer la réforme au coeur de l'action politique. C'est que nous entendons traiter des fins avant d'examiner les moyens. C'est toute la différence entre le réformisme technocratique et la réforme politique.
Il est temps de combattre la tendance des institutions à sécréter un système immunitaire au détriment de leur mission et de leur vocation. Dès que la pérennité, l'organisation, la stabilité deviennent des fins en soi, l'institution ne s'inscrit plus dans une logique de service ; elle se place dans une perspective de pouvoir.
Il est temps de lutter contre le corporatisme, qui assimile abusivement principes, privilèges et droits acquis, qui fait passer la centralisation pour une garantie d'égalité, les statuts spéciaux pour la condition du service public, l'uniformité pour l'organisation même de la République.
Il est temps de mettre un terme au détournement de l'objectif de défense de l'emploi, au nom duquel l'action publique elle-même devient secondaire, voire contradictoire aux intérêts d'une institution, au nom duquel on justifie l'inflation des organismes, l'empilement des niveaux d'administration, le maintien de cartes hospitalière, judiciaire, scolaire périmées.
Que faut-il conserver ? L'essentiel. Je veux parler du sens, de l'esprit, de l'âme des institutions. Que faut-il réformer ? Leurs formes, leur organisation, leurs habitudes.
C'est précisément cette démarche qui a inspiré le président de la République lorsqu'il a engagé une véritable refondation de notre défense. Trop longtemps, on a confondu la dimension politique et le besoin militaire, le pacte républicain et la nécessité stratégique. Trop longtemps, on a fait assumer à la Défense des responsabilités étrangères aux stricts impératifs de notre sécurité.
En proposant de passer d'une armée de conscription à une armée professionnelle, le chef de l'État a fait prévaloir les nouveaux besoins de notre défense sur un principe d'organisation et de recrutement des armées qui datait de 1905, et dont chacun reconnaissait l'inadaptation et l'inégalité croissantes. Ce faisant, il n'ignorait pas ce que le service national avait apporté, pendant près d'un siècle, à la communauté nationale en terme de brassage social et de conscience civique. C'est pourquoi il a distingué le débat militaire du débat civique, la question de la professionnalisation de celle de l'avenir du service national.
Quel est l'impératif de la défense ? Assurer la protection, en toutes circonstances, de la nation et de ses intérêts vitaux, offrir au chef de l'État l'éventail des options militaires qui garantissent notre souveraineté, assurent notre liberté de jugement et confèrent à de notre diplomatie sa crédibilité. C'est pourquoi le projet de loi de programmation militaire pour les années 1997-2002 dessine un nouvel équilibre des fonctions opérationnelles, consacre le passage à un nouveau système d'hommes, à une nouvelle génération d'équipements et à une nouvelle logique industrielle.
Quel doit être l'objectif du service national ? Renforcer le sentiment de solidarité et d'appartenance qui façonne une nation, donner aux jeunes Français les moyens d'être utiles à la communauté nationale, fournir à certains d'entre eux l'occasion d'une seconde chance. C'est pourquoi le président de la République, à partir des résultats du débat local et national, a proposé d'associer le maintien d'une courte période obligatoire, le rendez-vous citoyen, à différentes formes de volontariats, civiles et militaires. Le civisme est une valeur durable. La réforme du service national lui permet de trouver une expression moderne, qui délaisse les formes contraignantes pour privilégier le choix, le sens de la responsabilité personnelle et de la solidarité collective.
Nous le savons tous : la réforme n'est pas un but en soi. Elle est le rythme naturel, la respiration profonde de toute société qui veut vivre. Nous devons, à certains moments, nous émanciper de structures et de procédures étouffantes pour nous poser la question de notre avenir, de nos valeurs et de nos ambitions communes.
En effet, comme tout être vivant, les institutions vieillissent. Créées autour d'un principe, façonnées pour servir un objectif, elles finissent, un beau jour, par entretenir la confusion entre les fins et les moyens, par ne plus exprimer qu'un attachement formaliste aux modes d'organisation et à la bureaucratie.
Faute de réforme, on arrive au blocage. C'est là qu'une révolution peut emporter tout sur son passage, sans distinction des moyens et des fins, ébranlant pour longtemps les fondements mêmes du pacte social.
Or un pays ne peut payer le prix, plusieurs fois par siècle, d'un séisme révolutionnaire. Il doit préserver, développer, améliorer l'équilibre entre l'épanouissement individuel et l'intérêt général, entre l'initiative personnelle et le bien commun.
L'homme politique a donc une vocation et une mission.
Sa vocation consiste à rappeler constamment les fins, c'est-à-dire les valeurs, et à les faire partager. C'est là une oeuvre de conviction.
Sa mission consiste à mener la réforme des structures, des procédures et des institutions. C'est là un travail de responsabilité.
Si l'homme politique oublie cette double obligation, il se réduira à n'être qu'un mécanicien, dépassé par la force des marchés, acculé par les conflits d'intérêts.
L'expérience de la lutte contre le chômage le démontre. Ne faut-il pas, aujourd'hui, redécouvrir les rapports de l'homme et du travail, et réfléchir à une nouvelle organisation du temps ?
Si l'homme politique passe son temps à décrire une société idéale sans prendre les moyens de réformer la société telle qu'elle est, il abandonnera le champ politique au marché noir des idéaux, à l'extrémisme, à l'intégrisme, aux gourous de l'irrationnel.
Ne faut-il pas, aujourd'hui, redécouvrir la nature du lien social, réinventer des instances intermédiaires et une solidarité moins anonyme, plus proche et respectueuse de la responsabilité et de la dignité de chacun ?
Si l'homme politique se laisse gouverner par l'immédiateté des médias et des sondages, il reculera toujours devant la réforme nécessaire.
Ne faut-il pas aujourd'hui, mettre fin à la confrontation solitaire du citoyen et de l'État, réinjecter de la responsabilité et de la démocratie dans toutes nos grandes institutions ?
Les conditions n'ont jamais été aussi favorables à ce qui constitue une véritable réhabilitation de la politique, non comme science ou comme religion, mais comme l'art du gouvernement des hommes. Pourquoi ? Parce que la volonté est à nouveau une idée neuve en politique.
A Verbanja, le président de la République, en donnant l'ordre de résistance et de reconquête, a démontré que rien n'est inéluctable et que le fatalisme n'existe pas. Il a mis un terme à l'humiliation des soldats, à la logique de la violence et réaffirmé dans le même geste le primat du politique.
En Europe, la France et de l'Allemagne ont démontré que la défense européenne n'était pas utopique, mais devenait la condition de la dimension politique de l'Union et l'instrument de la rénovation de l'Alliance atlantique. Plus personne ne croit que l'Europe se fera sans dimension politique, à coup de spill over et de critères de convergence.
Partout dans le monde, du Proche-Orient à l'Afrique australe, l'histoire récente montre combien le destin des peuples repose non pas sur une intangible violence, mais sur la volonté de quelques faiseurs de paix.
Nous avons choisi, aujourd'hui, de rassembler des hommes aux parcours, aux combats, aux engagements divers, parfois opposés. S'ils ont accepté de venir débattre, c'est que ces hommes de convictions savent qu'à travers la CLES, c'est un certain nombre de valeurs comme la liberté d'esprit, le refus de la démagogie et le respect de l'autre qui s'expriment. Ce sont celles de son fondateur, Raymond Barre.
L'expérience de cette journée si riche est pour moi un encouragement. Je crois que nous devons la continuer. C'est pourquoi notre prochain colloque portera sur la tâche la plus noble de toutes, celle qui consiste à donner à la jeunesse les moyens de sa liberté, de sa réussite professionnelle et de son bonheur futur. C'est pourquoi nous nous demanderons ensemble, à la rentrée, « que faut-il apprendre ? ».