Déclaration de M. Charles Millon, ministre de la défense, sur la réflexion stratégique sur le rôle de la France et de l'Europe dans le monde, l'avenir de l'industrie d'armement et la sécurité européenne, Paris le 4 juin 1996.

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Circonstance : Ouverture des "Premières conférences stratégiques de l'IRIS" (Institut des relations internationales et stratégiques) à Paris le 4 juin 1996

Texte intégral

Mesdames,
Messieurs,

Avant de servir de nom à votre institut, IRIS personnifiait l'arc-en-ciel dans la mythologie grecque. Permettez-moi d'y voir un signe favorable ainsi qu'un symbole pour l'ouverture de vos « Premières conférences stratégiques » : un signe de renouveau, après une certaine désaffection pour le débat stratégique en France ; un symbole de richesse, de variété et de nuance pour vos travaux.

Comment se fait-il qu'une manifestation comme celle que j'ai l'honneur d'introduire n'ait pas déjà trouvé place en France ? J'y vois plusieurs raisons :
    - la première, c'est que la recherche française, au cours des dernières années, a eu trop souvent tendance à négliger ses propres traditions pour se laisser fasciner par la pensée stratégique américaine. Il est pour le moins paradoxal qu'on connaisse mieux l'amiral Castex ou le général Beaufre à l'extérieur de nos frontières que dans leur pays natal ;
    - notre tendance gauloise à la division en chapelles n'a pas non plus favorisé la France face à des réunions dont j'ai pu mesurer l'excellente qualité, comme la « Wehrkunde » de Munich ou les conférences annuelles de l'Institut d'études stratégiques de Londres ;
    - je ne saurais en outre oublier de mentionner la difficulté de réunir tous ensemble les universitaires, les experts, les responsables publics et les dirigeants d'entreprises.

L'initiative de l'IRIS vient donc à point nommé. Elle jettera peut-être les bases d'un exercice régulier de dimension internationale.

Vous allez consacrer votre réflexion, au cours de ces deux journées, au rôle de la France et de l'Europe dans le monde, à l'avenir de l'industrie d'armement et la sécurité européenne. Ce programme ambitieux est, me semble-t-il, très opportun. Je me limiterais, pour tenter d'éclairer vos débats, à vous livrer quelques réflexions personnelles sur trois points :
    - l'importance de la réflexion stratégique ;
    - la signification de la réforme de la défense française ;
    - la portée, pour les responsables français, des thèmes que vous proposez d'étudier.

Malgré son importance, la réflexion stratégique est menacée par la banalisation et l'insignifiance croissante du terme de « stratégie ».

Il y a bien longtemps, Confucius pressentait que l'affadissement et la confusion des mots entraînaient la perte du sens. Chacun de nous, aujourd'hui, se fixe une stratégie professionnelle, académique par exemple...

Tout organisme qui s'honore à la « veille stratégique » dispose d'un « plan stratégique », bénéficie de « conseils stratégiques ».

Aurais-je moi-même succombé à cette faiblesse en mettant en place, en juillet dernier, le comité stratégique ?

Je crois, au contraire, avoir été fidèle à la conception que je me fais, en tant que responsable politique, de la stratégie : un regard, c'est-à-dire la capacité de comprendre le monde et surtout d'éclairer l'avenir ; une volonté, c'est-à-dire la capacité de choisir et de trancher ; une attitude, qui consiste à subordonner systématiquement les moyens employés aux objectifs poursuivis.

La réforme de la défense française répond, pleinement, à mon sens, à cette triple définition.

Au moment où le Parlement s'apprête à débattre du projet de loi de programmation militaire pour les années 1997-2002, la dimension stratégique de la réforme, engagée par le président de la République, doit être mise en lumière :
    - l'analyse qui anime la réforme actuelle, c'est celui du Livre blanc de 1994. Nous partageons, comme la grande majorité des acteurs publics français, cette vision d'un monde plus fragmenté et porteur de tensions. Bien entendu, les développements de la situation politique et économique internationale méritent des compléments. Je suis persuadé que vous y contribuerez ;
    - la volonté que traduit cette réforme, c'est celle de tirer toutes les conséquences du nouveau paysage stratégique pour organiser différemment les moyens de défense. Le contexte institutionnel issu de l'élection présidentielle a permis au chef des armées de trancher les questions que le Livre blanc avait laissées en suspens ;
    - l'attitude qui guide les auteurs de la réforme, c'est celle privilégier les nouvelles missions de notre défense par rapport aux habitudes et aux traditions. Professionnalisation des forces, rééquilibrage des fonctions des armées, resserrement des moyens financiers, restructuration de l'industrie de défense ces orientations permettront à notre pays de disposer d'ici quelques années d'un outil profondément transformé.

Je voudrais à présent revenir plus précisément sur vos travaux.

Vous allez vous interroger, ce matin et cet après-midi, sur la place de l'Europe et celle de la France dans le monde.

Pour moi, ces deux sujets sont intimement liés. La construction de l'identité européenne de défense sert incontestablement la protection des intérêts vitaux de la France. Par ailleurs, pas plus que celle de l'Europe, la place de la France dans le monde ne saurait résulter d'une simple nostalgie de grandeur, ou d'une quelconque péréquation liée à son poids démographique ou économique. Elle résulte, selon la belle expression dont s'honore notre Marine nationale, d'une volonté de présence. C'est cette ambition qui conduit notre pays non pas, comme on le dit ici ou là, à vouloir renouer avec une politique expéditionnaire, mais à confirmer son engagement politique sur la scène internationale.

Aujourd'hui, la sécurité tient en effet avant tout à la multiplicité des liens tissés entre les États et les régions de la planète. Il n'y a plus de « pré-carré ». En s'appuyant sur un dispositif de coopération global, la France et ses partenaires européens contribueront à la stabilité de l'Afrique, de l'Europe de l'Est et, peut-être demain, de l'Asie.
 
Demain matin, vous vous intéresserez à la situation de l'industrie de défense. Celle-ci n'est pas, pour nous, le répertoire des fournisseurs des armées ; elle fait intimement partie de la défense. C'est pourquoi nous parlons de « base industrielle et technologique » que nous ne saurions l'envisager, désormais, à une autre échelle que celle de l'Europe. Je vous laisse réfléchir à ce que ceci entraîne sur le plan du partage des compétences, des alliances ou du rôle des institutions collectives.
 
Vous serez probablement tentés de comparer la situation industrielle européenne à celle de notre partenaire américain. Pour intéressante qu'elle soit, cette comparaison ne doit pas valoir raison. Le récent dynamisme américain se fonde sur des avantages comparatifs objectifs (le dollar notamment). Membres d'une Alliance commune, nous ne voulons pas y voir autre chose qu'une compétition qui doit être livrée en toute loyauté. À ceux qui voudraient trouver dans l'exemple américain la voie rêvée de notre adaptation, je voudrais rappeler que nous ne saurions ignorer nos spécificités, et en particulier la nécessité d'une affirmation politique de l'Europe.

Vous achèverez vos travaux par une table ronde consacrée à la sécurité européenne. Deux sujets majeurs s'y rattachent.
 
Peut-on concevoir une sécurité autre que globale, c'est-à-dire comprenant outre l'intégration à terme des politiques étrangère et de défense, l'économie et les affaires intérieures ? Comment répondre au souci légitime de nos partenaires de l’Est de recueillir les bénéfices et de prendre pleine part à cette sécurité ?
 
Au moment où se tient à Berlin une réunion cruciale pour l'avenir de l'OTAN, je vous invite également à bien analyser le profit mutuel que l'on peut tirer d'une imbrication des dimensions européennes et atlantique de la sécurité en explosant les perspectives d'une véritable identité européenne au sein de l'Alliance, dans ses dimensions politique, technique et opérationnelle.
 
Réforme sans équivalent de l'outil de défense française, construction de l'identité européenne de défense, rénovation de l'Alliance atlantique : cette période de mutation, de redéfinition, de transformation est sans aucun doute propice à la vivacité de la réflexion et du débat stratégiques. Je suis certain que vos travaux y contribueront très utilement.