Texte intégral
Wirtschaftswoche : Monsieur le Premier ministre, êtes-vous sûr que l'union monétaire européenne démarrera ponctuellement le 1er janvier 1999 ?
Juppé : J'y crois très fort et je fais tout pour qu'il en soit ainsi. La vie nous réserve certes souvent des surprises, mais du point de vue actuel, les conditions sont remplies pour que l'euro vienne ponctuellement.
Wirtschaftswoche : C'est une vue très optimiste des choses si l'on considère le déficit budgétaire français ?
Juppé : Je vous accorde volontiers que ce sera difficile. Mais pas que se sera impossible. Notre objectif pour 1997 est 3 % du produit intérieur brut – comme l'exige le traité de Maastricht.
Wirtschaftswoche : Qu'est-ce qui vous rend si confiant d'atteindre cet objectif ? L'OCDE vient de vous pronostiquer pour 1997 un déficit budgétaire de 3,7 %.
Juppé : La prévision de l'OCDE ne tient pas compte de la croissance du premier trimestre 1996. Personne n'a prévu que l'économie française croîtrait de 1,2 % au cours des quatre premiers mois. Tout le monde ne comptait que sur la moitié. C'est ce qui me rend confiant – même si, ici ou là, des risques conjoncturels pouvaient apparaître.
Wirtschaftswoche : Mais les difficultés de la France, autant que de l'Allemagne, pour respecter les critères de Maastricht sont manifestes !
Juppé : Nos problèmes résultent, pour une grande part, de recettes insuffisantes qui sont elles-mêmes la conséquence d'une croissance insuffisante. Si la France, l'Allemagne et les autres ne retrouvent pas dans le semestre qui suit le chemin de la croissance, ce sera difficile, c'est clair. Mais nous résoudrons les problèmes ensemble.
Wirtschaftswoche : Jugez-vous concevable que l'union monétaire démarre sans la France et/ou sans l'Allemagne ?
Juppé : C'est inconcevable, cela se fera avec la France et l'Allemagne, ou cela ne se fera pas.
Wirtschaftswoche : Mais ce n'est pas ce que prévoit le traité de Maastricht !
Juppé : Et qui d'autre pourrait former une union monétaire ?
Wirtschaftswoche : Le Luxembourg et l'Autriche, par exemple.
Juppé : Malgré tout le respect que j'ai pour ces pays, ce ne serait guère une union monétaire européenne digne de ce nom.
Wirtschaftswoche : Vous semblez fermement déterminé à faire passer l'euro coûte que coûte. Or, dans l'affaire, vous risquez d'étouffer la conjoncture !
Juppé : Nous en arrivons à la question fondamentale qui n'a rien à voir avec Maastricht, ni avec l'euro : nos économies peuvent-elles continuer à supporter des dépenses publiques aussi élevées qu'elles le sont aujourd'hui ? Les dépenses de l'État représentent en France 56 % du produit national. Pour financer son déficit, l'État français a émis l'année passée 98,5 % des obligations domestiques. Que reste-t-il encore pour les entreprises ? Voilà ce qui étouffe l'économie. C'est la raison pour laquelle notre politique vise à baisser les dépenses, et ensuite les impôts. Nous ne le faisons pas à cause de Maastricht ; mais c'est Maastricht qui est une conséquence de cette politique.
Wirtschaftswoche : Nous sommes tout à fait d'accord avec vous sur le principe. Notre question visait davantage la vitesse de réduction du déficit.
Juppé : Il y a bien sûr une condition à cette politique de l'assainissement rapide du budget : elle doit être accompagnée de la politique monétaire appropriée. Sinon, l'économie ne le supporte pas. Mais, à cet égard, nous avons déjà fait de grands progrès. Les taux d'intérêt ont considérablement baissé en France.
Wirtschaftswoche : Pourquoi est-il donc si important que l'euro démarre en 1999 ? L'union monétaire européenne est une entreprise de dimension historique. Alors, que ce soit deux ans plus tôt ou plus tard, cela a-t-il de l'importance ?
Juppé : Oh oui ! Il faut sauter l'obstacle au bon moment. Sinon, on ne le passe jamais. Nous sommes presque au but, nous pouvons y arriver. Si l'on commence à discuter d'un report de l'euro d'un ou deux ans, on dira bientôt pourquoi pas trois ou quatre ou cinq ans ! Alors, on se laisse le temps et chaque fois on recule devant l'obstacle.
Wirtschaftswoche : Pourquoi voulez-vous l'euro ?
Juppé : À cela, il y a deux raisons. D'une part, une raison économique. Je suis convaincu que l'euro nous ouvre des perspectives supplémentaires de stabilité et de développement, à la condition, dois-je ajouter, que sa parité notamment vis-à-vis du dollar ait été bien fixée. Mais il existe également une raison politique. Je suis convaincu que si nous ne créons pas l'union monétaire en 1998, l'Union européenne ne s'en relèvera pas de sitôt. Qu'est-ce qui peut aujourd'hui donner du dynamisme à l'Europe ? Seulement l'euro ! Si l'euro échoue, l'Union européenne prendra quinze ans de retard. Ce serait dramatique, la paralysie totale. La déception serait si grande sur le moment, le sentiment d'échec si fort que l'Europe se disloquerait de toutes parts.
Wirtschaftswoche : Que craignez-vous concrètement ?
Juppé : La zone mark s'étendrait à l'Europe du Nord et du Centre. Cela dénaturerait totalement la physionomie de ce continent à laquelle nous travaillons depuis maintenant quarante ans.
Wirtschaftswoche : Si la France ne réussit pas à temps à réduire à 3 % le déficit budgétaire, est-ce que vous assouplirez quelque peu les critères ?
Juppé : C'est un point sur lequel je ne veux pas me pencher aujourd'hui. Si nous commençons à dire que nous n'appliquerons pas les critères, c'est sûr que nous ne les appliquerons pas. Nous devons appliquer les critères. Lorsque nous serons arrivés au 1er trimestre 1998, nous considérerons la situation, nous considérerons le traité de Maastricht et nous déciderons.
Wirtschaftswoche : Le traité autorise une interprétation plus ou moins généreuse des critères. La question est de savoir où vous posez les limites ?
Juppé : Nous appliquerons ensemble le traité.
Wirtschaftswoche : Qu'est-ce que cela signifie ?
Juppé : Nous ferons adhérer à l'union monétaire les pays qui satisfont aux critères conformément au traité.
Wirtschaftswoche : Mais le traité laisse une grande marge !
Juppé : Pour moi, la marge est a priori nulle.
Wirtschaftswoche : Manifestement, vous avez l'intention, lorsque le jour de la décision sera venu, de faire usage de la marge d'appréciation que le traité de Maastricht prévoit. N'est-il pas, dans ces conditions, d'autant plus important que l'union monétaire ne démarre que s'il existe un pacte qui garantisse la stabilité à long terme, et donc qui contienne des sanctions automatiques et sévères pour ceux qui contreviennent à la stabilité ?
Juppé : Tout d'abord, le pacte de stabilité c'est le traité de Maastricht lui-même. Je ne souhaite pas que l'on y rajoute sans cesse de nouvelles conditions. Il faut appliquer le traité.
Wirtschaftswoche : Mais que se passe-t-il après, une fois que l'on a passé la porte d'entrée ? Comment peut-on garantir que l'on se préoccupe encore de stabilité ?
Juppé : Nous en déciderons ensemble, lorsque nous serons ensemble. La discipline de la monnaie commune s'imposera d'elle-même.
Wirtschaftswoche : Nombreux sont les Allemands qui craignent que la France n'abandonne sa politique de stabilité une fois l'union monétaire acquise. Vous ne faites que renforcer cette crainte en refusant un pacte de stabilité strict.
Juppé : Ne doutons pas réciproquement de la pureté de nos intentions ! Ou bien nous nous faisons confiance, ou bien il faut renoncer à l'euro. Voilà de longues années que nous prouvons que nous pouvons coopérer et décider ensemble en Europe. Pourquoi en serait-il autrement après la mise en place de l'union monétaire ?
Wirtschaftswoche : Les Allemands ont du mal à renoncer à leur mark, c'est pourquoi ils veulent être sûrs. Pour les Français, c'est relativement facile d'abandonner le franc.
Juppé : Mais non, pas du tout, là vous vous trompez complètement. C'est extrêmement difficile pour les Français de renoncer au franc, je peux vous l'assurer. En Allemagne, le mark a une valeur mythologique. En France, on a constaté lors de la ratification du traité de Maastricht que beaucoup de Français sont d'avis qu'ils sacrifient une grande part de leur liberté de mouvement, de leur indépendance. Non, non, les sacrifices sont les mêmes des deux côtés.
Wirtschaftswoche : L'union monétaire est-elle pour vous en premier lieu une entreprise économique ou une entreprise politique ?
Juppé : C'est avant tout un projet politique. Veut-on construire l'Europe, peut-on avancer sur la voie qui mène à une identité européenne ? Qu'est-ce qui nous permet de faire des progrès dans cette direction ? La réforme des institutions ? Difficile. L'élargissement ? Cela demande du temps. Une armée européenne ? Je suis convaincu que l'Europe n'existera vraiment que le jour où elle aura une identité propre également dans le domaine militaire. Mais cela va prendre encore dix, quinze ans. Donc, pour les dix prochaines années, il ne nous reste comme moteur du développement européen que la monnaie unique.
Wirtschaftswoche : La véritable motivation des Français n'est-elle pas de se débarrasser du mark et de la Bundesbank mal aimés ?
Juppé : Non. Il s'agit, avec l'union monétaire, d'un intérêt commun. À long terme, tous les participants en profiteront, y compris bien sûr les Allemands. Car l'euro sera à terme plus fort que le mark, j'en suis sûr, parce qu'il aura derrière lui un plus grand marché et une économie plus forte. Je suis sûr aussi que l'économie de l'Allemagne ne pèsera plus aussi lourd qu'aujourd'hui dans cinq ou dix ans. La seule chance de sauvegarder son poids face aux USA, qui font preuve d'un grand dynamisme et face à l'Asie, dont le taux de croissance est à deux chiffres, c'est l'union monétaire.
Wirtschaftswoche : L'euro est-il le prix que l'Allemagne doit payer pour la réunification ?
Juppé : Non, ouvrez donc vos yeux ! L'euro est le résultat de la politique commune du Président Mitterrand et du Chancelier Kohl.
Wirtschaftswoche : Pourquoi alors la majorité des Allemands croit-elle que l'euro lui apportera plus d'inconvénients que d'avantages ?
Juppé : Les gens se trompent. La monnaie unique est un plus.
Wirtschaftswoche : En êtes-vous bien sûr ? Vous-même avez les plus grandes craintes que les pays qui n'adhéreront pas mènent une politique de dévaluation compétitive.
Juppé : C'est l'un de mes plus grands soucis. Je ne crois pas qu'un marché inférieur puisse fonctionner correctement avec une union monétaire et avec des pays qui peuvent modifier à leur gré les parités. Cela provoque des turbulences politiques et économiques insoutenables.
Wirtschaftswoche : Et que voulez-vous faire contre ?
Juppé : Ces pays doivent adhérer à l'Union le plus tôt possible. D'ici là, ils doivent faire preuve de discipline et éviter des fluctuations excessives de leur monnaie par rapport à l'euro. La France y tient beaucoup.
Wirtschaftswoche : Croyez-vous que l'Allemagne, de par son poids économique, fixe les orientations pour tous en Europe, au sein de l'union monétaire ?
Juppé : Non, nous n'avons pas inventé l'euro pour nous mettre sous la coupe de l'Allemagne. Les mécanismes du traité de Maastricht, en particulier pour ce qui concerne le travail de la Banque centrale européenne, assure une meilleure répartition des responsabilités. Le traité ne prévoit pas que le taux de change de l'euro soit fixé par la Banque centrale. Cela reste du ressort des gouvernements. La Banque centrale doit, pour une certaine parité fixée les gouvernements, contrôler l'inflation et garantir la stabilité de la monnaie. Voilà la répartition des rôles. La question est de savoir qui fixe les objectifs de la politique économique dans l'union monétaire. Je crois que ce doit être une sorte de gouvernement économique européen. C'est-à-dire le Conseil européen.
Wirtschaftswoche : Cela suppose une grande homogénéité et une grande convergence économique.
Juppé : Et que faisons-nous d'autre depuis vingt ans si ce n'est de rapprocher nos politiques économiques ?
Wirtschaftswoche : Dans une union monétaire, les États membres ne peuvent plus dévaluer l'un par rapport à l'autre. Que se passe-t-il en cas de crise dans un pays ?
Juppé : Nous devons nous placer dans la logique d'une union politique. Que se passe-t-il aujourd'hui quand, dans un pays, une région est touchée par une crise ? C'est à la solidarité qu'elle fait appel.
Wirtschaftswoche : Oui, mais celle-ci suppose un budget important. Pensez par exemple aux milliards que Bonn envoie à l'Est de l'Allemagne.
Juppé : Non, ce n'est pas dans ces termes qu'il faut le voir. La différence de niveau de vie et de développement économique est certainement beaucoup plus petite entre l'Allemagne et la France qu'entre l'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est. Sinon, on ne pourrait pas mettre en place une union monétaire. D'ailleurs nous ne voulons pas faire d'union monétaire avec la Pologne ou la Hongrie.
Wirtschaftswoche : Pensez-vous que l'union monétaire mène à l'union politique ?
Juppé : Oui, bien sûr ! Nous imaginons une véritable union et non une juxtaposition d'États.
Wirtschaftswoche : Le Chancelier fédéral Kohl pense que l'union monétaire sera décisive pour la guerre et la paix au cours du prochain millénaire. Le croyez-vous aussi ?
Juppé : Le Chancelier fédéral n'a pas complètement tort. Comme nous l'avons vu dans les Balkans, l'Europe est toujours un espace d'instabilité. Je ne veux pas noircir le tableau. Mais pour ceux qui ont vécu la guerre mondiale, on comprend qu'ils soient plus prudents. On pourrait penser que la guerre appartient, en Europe, à l'histoire, que c'est du passé, mais je crois que le risque d'une nouvelle guerre en Europe n'est pas complètement nul. Soyons donc prudents et unis !