Interview de M. François Fillon, ministre délégué à la poste aux télécommunications et à l'espace, dans "Les Echos" du 17 juillet 1996, sur la signature d'un accord de coopération entre la France et la Russie dans le domaine des lanceurs spatiaux.

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Circonstance : Voyage en Russie le 17 juillet 1996 de M. François Fillon pour signer un accord dans le domaine des lanceurs spatiaux

Média : Energies News - Les Echos - Les Echos

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Denis Fainsilber : Quelle est la logique de l’accord spatial franco-russe ?

François Fillon : Il s’agit d’abord de la réponse européenne — même si la France est l’initiateur de ce projet — à l’alliance bâtie par les Américains entre Lockheed-Martin et Proton. C’est en observant cette alliance, il y a un an, que j’avais eu l’idée de nous tourner vers l’autre lanceur russe pour proposer une alliance principalement franco-russe, mais destinée à associer à terme les Européens et l’industrie spatiale russe. Si nous ne l’avions pas proposé à nos partenaires russes, je ne doute pas que les Américains l’auraient fait à notre place.
La logique est commerciale, financière et industrielle. Il y a un marché des lancements de petits satellites qui est en pleine explosion, avec près de 450 satellites à lancer d’ici à 2005, dans le cadre des constellations en orbite basse. Nous ne sommes pas placés pour le moment sur ce marché compte tenu des choix de lanceurs que nous avons faits.

Ariane 5 est conçu avant tout pour mettre en orbite géostationnaire des gros satellites et n’est pas optimisé pour des lancements de constellations en orbite basse.

L’objectif est donc de nous doter d’une gamme de lanceurs qui nous permette de répondre à tous les marchés, comme l’ont fait les Américains en utilisant la technologie Proton tout en aidant les Russes à accéder au marché international.

Denis Fainsilber : Pourquoi faire entrer dans le tour de table l’agence spatiale russe, contrairement à l’accord purement industriel Lockheed-Proton ?

François Fillon : Parce que dans l’organisation russe, c’est l’agence spatiale qui est impliquée dans les lancements. C’est bien elle qui arme le centre de Samara.

Denis Fainsilber : La Chine a effectué récemment un tir réussi, après bien des déboires. Un accord du même type que celui avec les Russes est-il envisageable à long terme ?

François Fillon : Les Chinois vont être des concurrents tout à fait sérieux, ils en ont l’ambition et les moyens. On ne peut pas courir tous les lièvres à la fois et faire des choix contradictoires. Nous avons fait le choix des Russes, parce que nous avons déjà une longue habitude de travail avec eux dans le spatial et une grande confiance dans la fiabilité de leurs lanceurs. Soyouz a déjà plus de 1500 lancements à son actif, et c’est celui sur lequel partira dans quelques semaines Claudie Deshays (la spationaute française NDLR). Nous avons fait ce choix à la fois politique et commercial, et il faudrait désormais s’y tenir.

Denis Fainsilber : Vous avez rencontré le patron de la Nasa, Daniel Goldin. Y a-t-il eu des avancées dans le domaine de la coopération euro-américaine ?

François Fillon : Oui, on a continué à avancer sur l’idée d’examiner conjointement les deux véhicules qui seront nécessaires à la station spatiale internationale : le véhicule de secours et le véhicule de transport d’équipage. Le premier étant lancé avec des hommes à bord à partir de la Terre et le second étant destiné à ramener comme moyen de sauvetage des hommes vers la Terre. Nous allons dans une première phase étudier ensemble les deux programmes pour voir comment les réaliser de manière complémentaire. Il y a un bon climat de dialogue avec la Nasa, et celle-ci a un certain respect pour ce que fait la France en matière spatiale.

Denis Fainsilber : Le récent échec d’Ariane 5, lors de son premier tir expérimental, ne va-t-il pas ternir durablement l’image de fiabilité des systèmes de lancements européens ?

François Fillon : Je ne le crois pas du tout. L’histoire de tous les lanceurs est émaillée d’incidents du même type, survenant en général lors des phases de qualification. Lors des six derniers mois, il y a eu trois échecs de lanceurs américains. La communauté spatiale dans le monde est parfaitement habituée à ce type d’incident.

Nous allons recevoir dans les tout prochains jours le rapport de la commission présidée par M. Lions. C’est au regard de ce rapport que nous pourrons prendre les décisions qui s’imposent pour remédier le cas échéant à tel ou tel dysfonctionnement. Je suis très confiant, et les origines de cet incident ne semblent pas remettre en cause les choix technologiques qui ont été faits. Même s’il doit y avoir un troisième vol de qualification, on est dans une fourchette de retard qui peut varier entre six et neuf mois.

Denis Fainsilber : Dans ce contexte, la version plus puissante d’Ariane 5, déjà décidée pour l’horizon de 2003, est-elle toujours pertinente et ne faudra-t-il pas réaffecter une partie de son budget à des modifications immédiates du lanceur ?

François Fillon : Non, c’est tout le programme qui glissera en raison de cet incident. On le recalera à partir du prochain vol de qualification. Sur le plan budgétaire, on ne connaît pas encore aujourd’hui le coût global de cet accident, qui dépend très largement de la durée d’immobilisation du lanceur. Quant à la version plus puissante, nous en avons besoin : nous avons déjà des perspectives commerciales et des besoins de lancement gouvernementaux, avec le programme de station spatiale, qui se déroule dans des délais parfaitement respectés.