Texte intégral
Le Figaro : Que pensez-vous de la récente polémique autour du baptême de Clovis ?
Valéry Giscard d’Estaing : C’est une mauvaise action que de vouloir couper les Français de leur histoire ! Que les Français se passionnent pour un événement qui a marqué leur histoire, quoi de plus naturel ! L’histoire de notre pays est très ancienne. C’est un bien que les français ont en commun il est donc essentiel qu’ils la connaissent. Naturellement, les événements lointains de cette histoire ont été déformés par la légende, par l’interprétation. Mais commémorer un épisode de notre passé permet de mieux comprendre ce que ces événements représentent pour nous. Il y a quelque chose que je n’accepterai jamais, c’est l’intolérance. Les autres grands pays du monde acceptent leur histoire. Les Chinois respectent la dynastie des Tang, qui correspond à peu près à nos Carolingiens. En Russie, malgré la violence de la Révolution russe de 1917, les tombes du kremlin sont intactes et celle de Pierre-le-Grand, au large de Saint-Pétersbourg, a été respectée pendant toute la période révolutionnaire.
Le Figaro : Est-ce que la France commence avec le baptême de Clovis ?
Valéry Giscard d’Estaing : Le peuplement de la France a évidemment commencé bien avant Clovis, avec les Celtes, que les Romains ont appelés Gaulois. Cinq siècles d’occupation romaine précédent Clovis. Cette culture gallo-romaine est encore largement la nôtre. Quand nous disons, par exemple, que nous défendons la francophonie, nous défendons en fait la romanophonie, car les Francs étaient une peuplade d’envahisseurs venus du Nord qui parlaient une langue germanique. Nous parlons, nous, une langue romane.
Le Figaro : Quel est l’apport particulier de Clovis ?
Valéry Giscard d’Estaing : Cet apport est très important, et constitue une étape essentielle de la formation de notre pays, puisqu’il lui a donné son nom, le choix de sa capitale, et très largement la forme de son territoire.
Il existe des faits historiques incontestables. Inutile de polémiquer là-dessus, même si l’histoire a été enrichie par la légende. Clovis a bien été baptisé à Reims, en 496 ou 498, par un jeune évêque, Remi, issu de l’aristocratie gallo-romaine. À partir de son baptême, il a scellé l’alliance romano-franque. C’est de cette alliance qu’est né le territoire actuel. Avant Clovis, la France était partagée en plusieurs petits royaumes, les Burgondes d’un côté, les Wisigoths de l’autre, les Gallo-Romains dans le Sud, les Francs Saliens dans le Nord et les Francs Rhénans au Nord-Est. Un seul de ces royaumes est devenu catholique, c’est-à-dire romain, celui de Clovis. Les autres, à cette époque, avaient des chefs qui appartenaient à l’hérésie arienne, qui prônait un pouvoir religieux beaucoup plus affirmé que ne le faisaient les catholiques romains.
Si Clovis avait été battu, la capitale de la France ne serait pas Paris. Elle serait quelque part en Dijon et Lyon si les Burgondes avaient gagné, ou Toulouse si les Wisigoths l’avaient emporté. Clovis a choisi Paris pour capitale, et il a décidé d’y construire une basilique près de l’actuel Panthéon de même que Constantin a choisi Constantinople et a fait construire Sainte-Sophie. C’est à Paris qu’il s’est fait enterrer en 411, dans un caveau creusé sous l’actuelle rue Clovis. C’est lui qui a donné son nom à notre pays, le royaume des Francs. C’est un terme nouveau qui n’apparaît dans le langage qu’à partir de cette époque. Avant, on parlait des Gaules, selon l’appellation romaine, ou de la « Belgique seconde » pour désigner le Nord du pays, de Soissons à Tournai. Dans la foulée, Clovis a repoussé l’attaque des autres tribus germanique, les Alamans, battu les Wisigoths, fait la paix avec les Burgondes. Il a pratiquement dessiné le territoire. S’il n’avait pas existé, il est fort possible qu’à l’heure actuelle la France soit constituée de deux États, l’un de culture gallo-romaine au Sud de la Loire et l’autre, au Nord, de culture germanique. Ou encore qu’elle ait été découpée, à l’image de l’Allemagne, en plusieurs petites principautés.
Le Figaro : Certains affirment que le baptême de Clovis c’est le baptême de la France. Êtes-vous d’accord ?
Valéry Giscard d’Estaing : L’histoire dont nous parlons se déroule à la fin du Ve siècle : nous sommes au début du XXIe siècle. Le débat politique français actuel sur la laïcité n’est pas transposable à la France romano-franque du Ve siècle ! Qu’est-ce qu’est le baptême de Clovis ? C’est l’alliance du pouvoir militaire franc et de la société romano-chrétienne qui cherchait à prolonger son existence dans l’Empire romain morcelé. L’élite gallo-romaine, qui s’était installée avec de très jeunes évêques, comme Remi, Avit et Sidonne Appolinaire, à la tête des diocèses, catholiques, a recherché un accord avec Clovis pour s’assurer une protection contre les autres tribus goths ou germaniques.
D’autre part, Clovis a fait codifier ce qu’on appelle la loi salique, c’est-à-dire la loi des Francs Saliens. Sans Clovis et l’instauration de la loi salique, la France serait passée au XIVe siècle sous la coupe d’une dynastie anglaise. Les trois fils de Philippe le Bel étant morts sans postérité, c’est à sa fille Isabelle que la couronne de France serait revenue. Or son fils n’était autre qu’Édouard III d’Angleterre…
Le Figaro : Le fait que l’État célèbre le baptême de Clovis vous paraît-il une entorse au principe de laïcité ?
Valéry Giscard d’Estaing : L’État français subventionne des centaines d’événements, des manifestations culturelles, des manifestations ou sportives, des expositions… C’est une fausse querelles, révélatrice d’une attitude d’intolérance, contraire à la culture française, qui voudrait interdire à la France de se souvenir de son histoire. Bien entendu cette histoire doit être examinée avec un esprit critique, pour retrouver les faits, tels qu’ils se sont déroulés, avant d’avoir été enrichis, et déformés par des apports légendaires. Si le baptême de Clovis est un fait historique, le fait que l’huile du baptême nécessaire pour baptiser la foule des guerriers francs qui l’accompagnait ait été apporté par une colombe et évidemment une invention poétique qui n’a été introduite, d’ailleurs, que deux siècles après l’événement.
Le Figaro : La France, c’est d’abord une histoire ou une géographie ?
Valéry Giscard d’Estaing : C’est difficile à dire. Mais il y avait autant de raisons géographiques pour que le territoire de la France soit coupé en deux, ou en trois !
Le Figaro : La France, finalement, qu’est-ce que c’est pour vous ?
Valéry Giscard d’Estaing : La France, pour moi, c’est une culture, c’est-à-dire une certaine manière de penser et de vivre, façonnée par une longue histoire et inscrite dans un merveilleux paysage !
Le Figaro : C’est donc une création politique de l’histoire ?
Valéry Giscard d’Estaing : C’est une combinaison des deux. Sans l’action politique de ses dirigeants, les Valois contre la menace anglaise, la République après 1870, et même de Gaulle face aux projets de Hitler, la France aurait été découpée inévitablement. C’est l’action politique qui a finalement donné sa forme particulière, une espèce de synthèse unique… Les Allemands, les Germains, disent souvent : « Nous n’avons pas de frontières, et pourtant nous sommes un peuple. » C’est ainsi qu’un Allemand a pu m’affirmer récemment : « Nous sommes le seul peuple d’Europe qui parle sa langue d’origine. » Nous non !
Le Figaro : En France, la nation était donc une nécessité ?
Valéry Giscard : Absolument. Car c’est une nation qui devait fédérer deux cultures principales : la culture gallo-romaine et la culture germano-franque, sans compter d’autres cultures, telles que la culture bretonne ou basque et même corse.
Le Figaro : Votre réflexion ne justifie-t-elle pas les craintes et les refus de beaucoup de Français : la nation, création politique et historique, se noyant dans le magma européen, comme une province d’une espèce de Saint-Empire romain-germanique ?
Valéry Giscard d’Estaing : Je ne crois pas ! La France sous cette forme, c’est-à-dire cette fusion romanofranque, a maintenant presque quatorze siècles d’existence. Le pays a été unifié au point de vue de sa langue, de son droit, au point de vue de sa langue, de son droit, au point de vue de beaucoup d’aspects de sa culture. Ce fut un travail très fort, très intense. Le problème linguistique n’a été réglé qu’au cours des derniers siècles, tout cela est maintenant acquis. En revanche, contrairement à ce que l’on a pu imaginer au cours des années 50, l’idée que la population de l’Europe à venir serait aussi fluide, aussi mobile sur son territoire, que celle des États-Unis d’Amérique, a été une erreur.
Le Figaro : C’est-à-dire ?
Valéry Giscard d’Estaing : Que les gens circuleraient, s’installeraient en étant indifférents à leur localisation… Nous avons pu avoir cette idée, dans les années cinquante, à l’époque de Jean Monnet. Je ne le crois plus. Je crois que les identités politico-culturelles resteront très fortes.
Le Figaro : Il faut les respecter ?
Valéry Giscard d’Estaing : Il faut les respecter, tout en gardant un esprit ouvert sur nos voisins.
Le Figaro : Quelles sont les spécificités françaises ? Est-ce que la laïcité est une spécialité nationale ?
Valéry Giscard d’Estaing : Il y a d’abord la spécificité linguistique, bien sûr, mais il ne faut pas croire que ce soit la seule. Le mode de vue, l’organisation de la vie personnelle, les habitudes, la nourritures, l’éducation, les relations de groupes à groupe, la transmission des souvenirs… Sont très forts et nous ne gagnerions rien à les voir disparaître. Quant à la laïcité de l’État, elle fait également partie de notre patrimoine. Elle s’inscrit dans la continuité d’une ancienne tradition gallicane.
Le Figaro : Vous ne craignez pas qu’une certaine idée de la France soit ensevelie, non pas sous l’Europe, mais sous l’américanisation générale du monde ?
Valéry Giscard d’Estaing : C’est à craindre. Et pas seulement pour nous… On voit disparaître une grande partie du patrimoine culturel chinois. Et l’idée des jeunes Chinois, quand on en parle avec eux, est d’adopter le modèle culturel américain, alors qu’ils ont comme nous une histoire plusieurs fois millénaire.
« Sans Clovis, la France serait passée au XIVe sous la coupe d’une dynastie anglaise… »
Le Figaro : Est-ce que l’Europe parce que les autres pays ne sont peut-être pas aussi sensibles à cette perte-là, n’a pas été un formidable bélier en faveur de l’américanisation ?
Valéry Giscard d’Estaing : Non. Ce résultat est principalement dû à la mondialisation de la communication, et surtout celle de la télévision.
Le Figaro : Dans démocratie française, vous disiez, parlant de la Moskowa : « Quelle force pousse ainsi ces hommes à combattre, à trois mille kilomètres de leur plaine beauceronne ; il existe entre la nation française et ses enfants un lieu vigoureux, une fibre tenace que la société démocratique doit maintenir et même renforcer : le respect et l’attachement des Français pour la France. » Qu’est-ce qui fait que, justement, avec l’Europe, on ne passera pas du patriotisme à un nationalisme belliqueux ?
Valéry Giscard d’Estaing : J’assistais à une cérémonie militaire tout à l’heure aux Invalides, et je pensais que les traditions militaires françaises, à l’origine, sont franquos. Cette discipline qui apparaît très fortement dans nos structures militaires, ce sens de la cérémonie, l’importance de la musique, doit probablement nous venir de notre fond franc…
Dans le passage que vous citez, le patriotisme était lié jadis au problème des frontières, c’est-à-dire à la sauvegarde du territoire, ou à la sauvegarde du territoire, ou à son agrandissement. Les deux seuls enjeux historiques ont longtemps été la forme de la société et la définition du territoire. Or ces deux enjeux ont pratiquement disparu pour nous : il n’y a plus contestation sur aucune de nos frontières ; et la forme de la société, un libéralisme démocratique enrichi de justice sociale, est pratiquement acceptée par tous les Français. Aujourd’hui, les peuples qui manifestent un patriotisme militant, les Tchétchènes, tel ou tel groupe en Bosnie-Herzégovine, les Kurdes, le font parce qu’ils voient leur territoire contesté, ou leur forme d’organisation politique indéterminé. Nous n’avons plus à bâtir notre patriotisme sur l’appel aux armes pour défendre ou pour conquérir. C’est pourquoi nous devrions insister davantage sur notre identité.
Le Figaro : Vous trouvez que les Français abusent des commémorations ?
Valéry Giscard d’Estaing : Je crois qu’il est bon de s’interroger justement sur notre passé, mais je pense aussi qu’il ne faut pas abuser des commémorations. Quand j’étais président de la République, j’ai refusé d’instaurer des commémorations supplémentaires. Si c’est pour mieux connaître nos origines et notre histoire, pour y réfléchir, pour nous retrouver, oui, mais si c’est pour des affirmations simplistes, ou pour présenter une préférence historique que les uns imposent aux autres, non. Un peuple doit consacrer un tiers de son temps à regarder son passé, et deux tiers à préparer son avenir. Il nous faut vraiment consacrer les deux tiers du temps à préparer notre avenir, parce que l’identité de la France est en danger dans l’avenir, et pas dans le passé.