Déclaration de M. Philippe Douste-Blazy, ministre de la culture, sur l'oeuvre de Descartes et l'esprit cartésien, Paris le 30 août 1996.

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Circonstance : Ouverture du 26ème congrès international de l'Association des sociétés de philosophie de langue française consacré à l'esprit cartésien à La Sorbonne le 30 août 1996

Texte intégral

Madame le recteur de l'académie de Paris, Chère Michèle Gendreau-Massaloux, 
Messieurs les présidents, Cher Bernard Bourgeois et Cher Jacques D'Hondt, 
Monsieur le directeur du Centre des études cartésiennes, Cher Jean-Marie Beyssade, 
Chère Catherine Kintzler, Chère Anne Baudart, 
Mesdames, Messieurs,

C'est pour moi un très grand, mais aussi très redoutable honneur que d'inaugurer aujourd'hui le 26e congrès de l'Association des sociétés de philosophie de langue française, consacré à l'esprit cartésien.

Pour le profane que je suis, il est toujours intimidant de se présenter, pour parler de philosophie, et d'autant plus pour évoquer Descartes, devant un auditoire tel que le vôtre. Avec vous, la Sorbonne rassemble aujourd'hui, par centaines, ceux qui, dans le monde entier, ont voué leur vie à l'étude et à l'enseignement de la philosophie, et plus particulièrement de la pensée cartésienne.

En cette année 1996 durant laquelle nous commémorons le 400e anniversaire de la naissance de Descartes, vous êtes venus de toutes les régions de France, mais aussi de Belgique, d'Italie, du Canada, de Grèce, de Hongrie, de Turquie, d'Allemagne, de Roumanie, du Sénégal, de la Côte d'Ivoire, des États-Unis, du Japon, pour faire de ce congrès, que le président de la République a tenu à placer sous son haut patronage, un des temps forts de la célébration de René Descartes et une démonstration de la vitalité et de l'universalité de la pensée philosophique. Je ne peux citer, tant ils sont nombreux, tous les pays représentés, mais j'adresse à tous, à travers leurs délégués, le salut et l'hommage du président de la République et du gouvernement français.

En guise d'introduction à vos travaux, je voudrais réfléchir devant vous et avec vous à la signification intellectuelle et culturelle que peut prendre aujourd'hui la célébration de René Descartes.

S'agit-il de commémorer, avec quelque orgueil, l'un des plus grands représentants du génie français ? Je n'oublie pas qu'en ce même lieu, le 31 juillet 1937, à l'occasion du 3e centenaire de la publication du « Discours de la méthode », Paul Valéry déclarait devant le 9e congrès international de philosophie, je cite : « Vous savez à quel point les caractères les plus nets et les plus sensibles de l'esprit français sont marqués dans la pensée de ce grand homme ». Certes, la France est fière d'être la patrie de René Descartes, comme elle est fière d'être celle de Paul Valéry. Mais ce qui la rend fière, c'est qu'à travers l'esprit cartésien, l'esprit français s'élève à une valeur universelle, s'adresse à travers l'espace et le temps à toute l'humanité, à tout être doué de raison et qui veut faire de la raison le guide de sa vie.

L'oeuvre que nous laisse Descartes est immense. Elle touche à tous les domaines de la connaissance : philosophie, morale, médecine, sciences de la nature. Dans chacun de ces domaines, Descartes a été l'auteur de découvertes fondamentales. Il a été aussi celui de quelques erreurs. Mais permettez-moi de citer à nouveau Paul Valéry.

Voici, selon lui, ce que Descartes, s'il s'adressait à nous, pourrait dire de ses propres erreurs : « Il fallait bien que quelqu'un se trompât, mais se trompât comme moi seul le pouvait faire. Nul avant moi n'avait songé d'un univers tout représenté par la mathématique, un système du monde qui fût un système de nombres. Je n'y ait rien voulu d'obscur ; point de forces occultes. Point d'action à distance : je ne sais ce que c'est. Mais il paraît que, dans le dernier état de vos sciences, une géométrie des plus sublimes, arrière-petite-fille de la mienne, vous débarrasse enfin de l'attraction. Ceci est dans l'esprit de mon oeuvre. On s'est beaucoup gaussé de mes tourbillons et de ma matière subtile, comme si, un siècle et demi après ma mort, on n'expliquait encore les aimants et le mouvement de la lumière par l'activité d'un milieu tout garni de petites toupies en rotation. » Comment dire mieux que même les erreurs de Descartes nous ont aidés à progresser ?

En quoi l'oeuvre de Descartes nous est précieuse dans son ensemble, dans ses parties achevées comme dans celles qui ont été simplement ébauchées, dans ses découvertes comme dans ses erreurs, parce que cette oeuvre, de part en part, nous montre un esprit, une raison construisant résolument et sans relâche sa façon de détecter, de poser et de résoudre les problèmes – en un mot sa « méthode ». C'est pourquoi j'ai tout particulièrement tenu à ce que mon ministère, par le biais du Centre national du livre, soutienne la très récente réimpression, chez Vrin, au prix le plus accessible possible, de la célèbre édition des « oeuvres complètes » de Descartes, menée par Charles Adam et Paul Tannery entre 1897 et 1910. Je voudrais ici, devant vous, féliciter chaleureusement les éditions Vrin et leur directeur général, Gérard Paulhac, de cette initiative, qui a permis de remettre à la disposition du public un texte de référence.

L'esprit cartésien, mesdames et messieurs, tel est judicieusement le thème que vous avez choisi pour votre congrès. Cet esprit, je vais tenter d'en dessiner quelques-uns des traits originaux, tels qu'ils se montrent dans l'oeuvre de Descartes. Ce faisant, j'aurai à peine besoin de souligner à quel point l'esprit cartésien peut et doit demeurer pour nous un modèle.

L'esprit cartésien, c'est en effet l'esprit qui choisit de chercher la vérité. C'est l'esprit qui a foi en l'existence de la vérité, mais aussi qui a confiance dans la capacité de la raison humaine à se donner les moyens et les instruments pour découvrir cette vérité. C'est enfin l'esprit qui fait de la recherche du vrai, de l'exercice lucide et résolu de la pensée, jusque dans les passions les plus aiguës, la clé du bonheur humain.

Descartes, c'est l'esprit qui fait de l'exercice volontaire et autonome de la pensée la plus haute expression du libre arbitre, la plus belle des vertus, la plus positive des passions, celle qu'il appelle « générosité » et qui rend positifs tous les actes de la vie humaine, lorsqu'elle les anime.

Descartes, mesdames, messieurs, c'est à la fois le scepticisme surmonté et le désespoir congédié.

Voyez-le, dans son oeuvre, s'appuyer sans relâche sur la force de l'entendement, force qu'il s’agit sans cesse, comme le disent les « Méditations métaphysiques », « d'affermir » contre le poids du préjugé, de l'habitude, de la paresse. Et comment affermir la pensée ? Descartes ne cesse de nous répondre : en pensant.

Voyez cette pensée se donner elle-même, avec « l'intuition » « claire et distincte » la forme et les critères du vrai. Voyez cette pensée, à travers « Les règles pour la direction de l'esprit », ou « Le discours de la méthode », se donner elle-même ses propres instruments. Car, en l'esprit cartésien, qui agit ? Qui enseigne ? Qui apprend ? Qui comprend ? Sui institue le vrai ? Descartes nous répond : moi. Moi en tant que jugement doué de volonté, moi en tant que volonté douée de jugement. Le Cogito, le « je pense », ne peut penser le vrai qu'en tant qu'il l'a décidé et qu'il le veut en permanence. La volonté, le libre arbitre ne sont vraiment volonté et libre arbitre qu'en tant qu'ils s'exercent vers la vérité. Dira-t-on en effet que vouloir selon le préjugé, selon l'habitude, selon l'extérieur, c'est vraiment vouloir ? Se vouloir enchaîné à ce qui n'est pas lui est bien plutôt – et le danger menace toujours – un vouloir qui démissionne, qui cesse de vouloir.

Célébrer Descartes, mesdames et messieurs, célébrer l'esprit cartésien, c'est donc retrouver en nous-même, individuellement et collectivement, ce que Valéry appelait en 1937 ce « moi mémorable », cette âme unissant la puissance de la raison et celle de la volonté, et dont Descartes nous dit dans « Le discours de la méthode », je le cite : « ... Elle est la seule chose qui nous rend hommes, et nous distingue des bêtes, je veux croire qu'elle est toute entière en un chacun... ».

Mesdames et messieurs, ce rassemblement en témoigne, le moi de Descartes n'est pas celui de l'individu égoïste ; c'est le moi présent tout entier en chacun de nous, porteur de l'universalité de la raison, conscient de cette universalité et voulant cette universalité. Méditons le message que Descartes adresse à notre individualisme, à notre égoïsme et à nos tentations de repli. Valéry ne disait-il pas ici même, en 1937, de cet infatigable voyageur, un jour en Allemagne, l'autre en Hollande ou en Suède : « Il n'y a européen que notre héros intellectuel, qui va et vient si facilement ». Soyons cartésiens ; soyons européens ; soyons ouverts au monde.

De même que ce moi est celui non pas d'un individu mais de tous les individus, il est celui de tous les savoirs et non pas de telle ou telle partie du savoir. Descartes écrit ainsi dans la première « Règle pour la direction de l'esprit » que « toutes les sciences ne sont en effet rien d'autre que l'humaine sagesse, qui demeure toujours une et identique à elle-même, quelques différents que soient les objets auxquels elle s'applique, et qui ne reçoit pas d'eux plus de diversité que n'en reçoit la lumière du soleil de la variété des choses qu'elle éclaire ; il n'y a donc pas lieu de contenir l'esprit en quelques bornes que ce soit ».

N'est-ce pas là un des plus beaux messages que l'esprit cartésien et la philosophie en général puissent nous adresser, à nous qui vivons dans le déchirement de l'esprit, à nous qui pratiquons la division du savoir exactement comme nous pratiquons la division du travail, et à nos enfants qui subiront cette division du savoir, cet éclatement, plus encore que nous-même, si nous ne faisons rien ? Vous savez comme moi que face à une vision et à une organisation de plus en plus étroitement techniciennes et utilitaristes du savoir surgit aujourd'hui une très forte demande de culture et de philosophie.

Ni moi, ministre de la Culture, ni vous, professeurs de philosophie, n'avons le droit de décevoir cette demande. En quoi la culture et la philosophie ont-elles vocation, plus et mieux que d'autres, à répondre à cette quête de sens ? Sans doute en ce qu'elles remettent l'esprit humain et ses oeuvres au centre. Parce que dans la culture comme dans la philosophie, le savoir n'est pas recherché simplement comme instrument pour une autre fin, mais il est recherché pour lui-même. La culture et la philosophie ont en commun de ne pas sommer le savoir de fournir des résultats utiles pour la vie professionnelle, sociale ou mondaine, mais seulement de rechercher et de scruter son libre mouvement, le libre mouvement dans lequel il invente le vrai comme un artiste invente une oeuvre.

Défions-nous ensemble, mesdames et messieurs – et je sais à quel point vous vous en défiez – d'un enseignement de la philosophie qui se contenterait d'être un bachotage, un défilé de doctrines momifiées, d'exposer des résultats morts parce que détachés du mouvement vivant de la pensée qui les a engendrés.

Ce qui peut et doit intéresser, vous le savez, nos enfants, nos élèves, ce n'est pas le squelette de la pensée de Descartes, ou de Spinoza, ou d'un autre, mais sa chair, mais son souffle. Car ce qui importe, c'est d'acquérir, au contact d'une pensée libre, courageuse, ferme et généreuse, la liberté, le courage, la fermeté et la générosité de la pensée. Ce qui importe, c'est d'apprendre, par une lecture intime de Descartes, à penser par soi-même et être soi-même, y compris contre toutes les adversités et tous les obstacles.

Mais qui est soi-même ? Comme Descartes l'écrit à la princesse Elisabeth, ce ne sont pas « les âmes vulgaires » qui ne sont « heureuses ou malheureuses que selon que les choses qui leur surviennent sont agréables ou déplaisantes ». Ce sont « les grandes âmes », « qui ont des raisonnements si forts et si puissants que, bien qu'elles aient aussi des passions, et même souvent de plus violentes que celles du commun, leur raison demeure néanmoins toujours la maîtresse ».

L'âme libre, l'âme forte, l'âme généreuse, c'est bien celle qui suit la seconde maxime du « Discours de la méthode », je cite : « Être le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrais, et ne suivre pas moins constamment les opinions les plus douteuses, lorsque je m'y serais une fois déterminé, que si elles eussent été très assurées. Imitant en ceci les voyageurs qui, se trouvant égarés en quelque forêt, ne doivent pas errer en tournoyant, tantôt d'un côté, tantôt d'un autre, ni encore moins s’arrêter en une place, mais marcher toujours le plus droit qu'ils peuvent vers un même côté, et ne le changer point pour de faibles raisons, encore que ce n'ait peut-être été au commencement que le hasard seul qui les ait déterminés à le choisir : car, par ce moyen, s'ils ne vont justement où ils désirent, ils arriveront au moins à la fin quelque part, où vraisemblablement ils seront mieux que dans le milieu d'une forêt ».

Voyez cette pensée qui se sait aux prises avec le monde, immergée dans la forêt du réel, et qui sait aussi bien trancher et persévérer, même s'il y a doute, lorsque la vie l’exige, qu'elle sait douter jusqu'au bout lorsque le loisir de la pensée le permet. Je n'hésiterai pas à dire devant vous, mesdames et messieurs, que dans la forêt de difficultés et d'incertitudes que nous traversons, cette maxime de Descartes résonne pour moi comme une leçon de conduite politique et citoyenne. N'est-ce pas d'ailleurs ainsi que le grand historien Marc Bloch, fondateur de l'École des annales, l'entendait, lorsqu'il s'écriait dans un de ses écrits de Résistance, en janvier 1944 : « Philosophe, je vous renvoie à Descartes, qui n'avait d'autre règle que l'idée pensée sans peur – ce qui est générosité » ? La générosité comme esprit de persistance et de résistance, en tous lieux, en tous temps et face à tous les dangers, voilà, mesdames, messieurs, le legs infiniment précieux et infiniment actuel de l'esprit cartésien.