Interview de M. Hubert Védrine, ministre des affaires étrangères, dans "Le Nouvel Observateur " du 28 mai 1998, sur la France en tant que "puissance d'influence mondiale" et non de "grande puissance", son rôle au sein de l'Union européenne et du Conseil de sécurité de l'ONU, les relations avec les Etats-Unis dans la gestion des crises et sur la nécessité de bâtir un monde multipolaire.

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Média : Le Nouvel Observateur

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Le Nouvel Observateur : Si vous acceptez que la politique étrangère consiste à défendre les intérêts de la France dans le monde et à se soucier de son rang, vous êtes conduit à vous préoccuper du sentiment qui prévaut chez les Français. Or, il y a chez eux, plus que dans des pays comme l’Espagne, l’Italie et l’Angleterre, une morosité et une inquiétude si profondes qu’il faut bien leur reconnaître une signification identitaire. La France n’est-elle pas en train de douter de sa survie comme État et comme Nation ? Et comment formuler pour elle une politique volontariste si elle se sent agressée à la fois par l’Europe, par le chômage, le mélange des cultures, la mondialisation, le discrédit de la politique ?

Hubert Védrine : J’ai le sentiment que la France se débat dans une interrogation inquiète depuis plus d’un siècle. Depuis 1870 ? S’il est difficile d’en situer l’origine, le fait est là, avec une alternance d’arrogance et de manque de confiance en soi. Depuis longtemps, le second domine et l’avenir inquiète. Pourtant, si l’on observe sans a priori le monde d’aujourd’hui, on y voit une France bien placée. Précisons : il y a dans le monde 185 pays (je prends le chiffre des pays membres de l’Organisation des Nations unies). Un seul pays – les États-Unis – est dominant dans tous les domaines, c’est pour cela que j’emploie l’expression « d’hyperpuissance ». La France vient dans la catégorie qui suit immédiatement. Est-ce démoralisant ?

Le Nouvel Observateur : On connaît la définition de la « superpuissance » liée à la bipolarisation de la guerre froide. Quelle distinction faites-vous entre « super » et « hyper » ?

Hubert Védrine : Le terme d’« hyperpuissance » exprime, selon moi, le fait que cette hégémonie américaine, pour reprendre le mot de Brzezinski, se manifeste sur tous les plans : l’économie, le commerce, la technologie, la capacité d’invention, l’armement, la diplomatie, la langue, les images, les technologies de l’information. Cette multiplicité n’est pas contenue dans la notion de « superpuissance », trop exclusivement militaire, ni dans celle de « grande puissance », trop classique.

Le Nouvel Observateur : Comment peut-on situer la France par rapport à cette hyperpuissance ?

Hubert Védrine : Je le disais : dans la catégorie qui suit, celle des « puissances d’influence mondiale ». Ce sont des pays qui ont certains éléments de la grande puissance, mais pas tous : ils ont la force militaire mais pas économique, ou ils ont un siège au Conseil de sécurité, mais pas l’espace ou la population, ou la technologie, etc. Mais ils ont quand même, directement ou indirectement, une influence ou une action mondiale. Dans cette catégorie, je mettrais à la fois des pays comme l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou la France, et des pays comme la Russie, la Chine, le Japon et l’Inde. Donc, sept pays. Il en reste 177.

Le Nouvel Observateur : Ces 177 pays sont dans des situations très différentes. Il paraît difficile de ne pas distinguer ?

Hubert Védrine : En effet. Sur ces 177 pays, il y en a encore 20 à 30 qui sont des puissances à l’influence plus limitée. Par exemple, l’Indonésie, le Brésil, le Nigéria, l’Afrique du Sud, le Mexique, des pays d’Europe qui, parce qu’ils sont dans l’Union, ont quand même une voix sur quinze dans les décisions européennes – ce qui décuple leur influence –, ou des pays qui participent au sommet des huit. Et il faudrait une catégorie spéciale pour Israël. Les 140 restants sont des pays qui, tout en ayant leur place dans le système multilatéral, ne sont pas des puissances. Toujours est-il qu’il y a 177 pays dans le monde qui sont moins influents et qui ont moins de poids que la France. Il n’y a donc aucune raison – sauf nostalgie obsédante – de raser les murs ni de cultiver cette morosité française.

Le Nouvel Observateur : Qui n’est d’ailleurs pas en rapport avec ce que l’on peut voir de l’évolution réelle de la société française qui bouge, et de la capacité réelle de l’économie française, qui est forte…

Hubert Védrine : Je pense que les Français vivent mal le décalage entre l’idée qu’ils se font de ce qu’a été la France comme grande puissance et la réalité d’aujourd’hui. Ils en ressentent une vexation, voire une souffrance. Mais c’est si loin des relations internationales d’aujourd’hui ! Cette nostalgie de la « grande puissance » est tenace, comme le révèle le succès des biographies de Louis XIV ou de Napoléon, mais elle est handicapante. Le culte du passé ne nous aide pas face au monde d’aujourd’hui.

Le Nouvel Observateur : Ainsi, vous expliquez la morosité française par la nostalgie de ne plus être entendu, de ne plus pouvoir dire le droit et exprimer la civilisation…

Hubert Védrine : On voudrait que ce soit encore le cas, on le prétend. Mais cela ne marche plus comme cela. Les proclamations ne changent pas les faits. Le monde change, mais il change en anglais et sous l’influence d’autres facteurs – CNN, Internet –, d’où une vraie mélancolie. Pourtant, nous sommes parfaitement capables d’agir dans ce monde-là, mais par la négociation, le compromis, le troc entre ceci et cela, un travail de bénédictin, la technicité, l’ingéniosité, l’investissement dans la durée. Des choses qui n’ont rien à voir avec les formes habituelles de notre « génie ». Mais il y a une autre conception de la grandeur. Il faut nous adapter. Lancer des concepts, de grandes idées reste possible, et même indispensable. Nous le faisons. Cela ne nous dispense pas de l’effort continu. C’est vrai qu’il est astreignant d’avoir à négocier avec 20, 30, 50 pays, 185 dans le pire des cas, pour traiter de tout et de n’importe quoi dans une sorte de gigantesque assemblée de copropriétaires ! Et pourtant, il faut connaître et apprendre ces règles pour les maîtriser.

Le Nouvel Observateur : Est-ce la même chose pour l’Europe ?

Hubert Védrine : Le dilemme européen est à la fois semblable et différent. Après la guerre, les dirigeants français ont reporté sur l’Europe leur ambition pour la France. De Gaulle disait à Adenauer : « l’Allemagne ne peut pas être le leader de l’Europe pour des raisons historiques évidentes. La France ne le peut plus à elle seule. Ensemble, on le peut ». Mais au fur et à mesure que l’Europe a réussi, qu’elle s’est perfectionnée, qu’elle s’est élargie, elle s’est compliquée, devenant une « usine à gaz ». Voilà que cette Europe conçue pour être une réponse, un élément d’équilibre, un multiplicateur d’influence par rapport à ce que la mondialisation peut avoir de corrosif pour nous, apparaît aux yeux de certains comme un réducteur d’influence, une sorte de trou noir qui absorberait la souveraineté nationale et l’énergie identitaire ! C’est le contraire qui doit être vrai.

Le Nouvel Observateur : L’élargissement de l’Europe va accentuer ce sentiment de frustration. Mais avons-nous le choix ?

Hubert Védrine : Ce sentiment est effectivement renforcé par l’élargissement de l’Europe. À 15 États membres, on voit bien qu’on est arrivé à la limite du fonctionnement efficace, et qu’à 25 ou 30, l’Europe changera complètement de nature. Du coup, certains, surtout en France, refusent de laisser se paralyser cette construction européenne à laquelle nous avons consacré tant d’efforts depuis quarante ans. Ils ont raison. C’est la position du gouvernement. La réponse, ce sont les réformes institutionnelles que la France réclame avant tout nouvel élargissement. Pour ses membres actuels, comme pour les candidats à l’adhésion, nous voulons que l’Europe marche !

Le Nouvel Observateur : Pensez-vous que, dans le monde actuel, toutes les évolutions soient automatiquement ou mécaniquement défavorables à la France ?

Hubert Védrine : Il n’y a aucune évolution – économique, technologique, culturelle, linguistique, diplomatique, démographique, juridique, militaire – qui nous soit mécaniquement favorable. Voyez l’explosion de l’anglo-américain, langue de la mondialisation, l’avenir de l’Asie ou l’élargissement de tous les organes au sein desquels, et au travers desquels, nous exerçons une influence-clé : Conseil de sécurité, G8, Union européenne. Il n’y a pas de situation protégée, ni d’Olympe d’où nous puissions lancer nos décrets. Je n’en déduis pas que nous n’ayons pas les moyens de faire face – je suis convaincu du contraire –, mais que tout doit être défendu, conquis, reconquis.

Le Nouvel Observateur : Est-ce la situation de tous les pays ou est-ce une situation propre à la France ?

Hubert Védrine : Il n’y a pas de complot contre la France ! Non, il s’agit d’une situation générale (sauf pour les États-Unis, et encore) mais que tous les pays ne vivent pas de la même façon. Bien sûr, le problème est plus délicat pour des puissances comme la France ou la Grande-Bretagne qui veulent préserver leur influence. Il est tout autre pour la Chine ou pour l’Inde. Notre politique étrangère en tient compte.

Le Nouvel Observateur : Tous les décideurs connaissent ce phénomène. Ils n’en tirent pourtant pas toujours les conséquences…

Hubert Védrine : Si, les dirigeants des grandes entreprises s’y sont adaptés avec succès. Dans d’autres domaines – politique, diplomatique, culturel, intellectuel –, il reste tentant d’entretenir l’illusion d’une place à part. Voyez le Proche-Orient. À partir de 1956, l’URSS et les États-Unis ont décidé de s’y réserver toute l’influence. Et pourtant, les présidents de la Ve République et la diplomatie française ont constamment réussi à prononcer des paroles ou à mener des actions importantes. Pas parce qu’un rôle leur était réservé. Parce qu’ils l’ont saisi.

Le Nouvel Observateur : La France semble saisie d’un doute profond depuis la réunification de l’Allemagne. Doute qui s’avive aujourd’hui avec la montée en puissance de l’industrie allemande, notamment dans le secteur de l’automobile. Cela dit, avons-nous tout fait à ce moment pour préserver l’efficacité de ce qui est le couple moteur de la dynamique européenne ?

Hubert Védrine : Réalise-t-on enfin que la France, que le président Mitterrand, ont fait dès le début de la réunification ce qu’il fallait faire, et que la preuve la plus spectaculaire en est la décision historique prise sur la monnaie unique en décembre 1989 à Strasbourg, date-clé que l’on ne rappelle pas assez en ce moment ? Tournons la page sur nos angoisses ! L’Allemagne est un grand pays. Nous aussi. Que craint-on ? La relation franco-allemande est irremplaçable, et pas pour des raisons sentimentales. Aucun autre binôme ne pourra se substituer à celui que forment nos deux pays. D’autant que la mutation européenne de la Grande-Bretagne n’est pas achevée.

Le Nouvel Observateur : Allez-vous, allons-nous accepter l’élargissement du Conseil de sécurité de l’ONU ?

Hubert Védrine : Il ne serait pas sérieux de contester la nécessité de réformer le Conseil de sécurité, reflet de la situation du monde en 1945. L’Allemagne et le Japon y ont leur place, mais on ne saurait faire du Conseil de sécurité le conseil de l’hémisphère Nord. L’Amérique latine, l’Afrique, l’Asie, le monde arabe doivent y être représentés. De plus, pour rester efficace et pour que l’ONU ne devienne pas une autre SDN, le Conseil de sécurité ne doit en aucun cas laisser tomber en désuétude le droit de veto. À ces conditions-là, la réforme est possible, et même souhaitable.

Le Nouvel Observateur : La France n’a pu que se féliciter qu’on lui ait prêté une contribution dans la décision des États-Unis et de l’ONU, de renoncer à la guerre contre l’Irak. Mais il semble que les États-Unis n’aient pas apprécié cette contribution, surtout au Congrès, et qu’on entende le faire payer à tous les protagonistes de la paix. On nous reproche d’avoir contribuer à innocenter Saddam Hussein…

Hubert Védrine : Il y a deux aspects dans votre question. D’une part, il y a nos relations avec les États-Unis – il faudrait d’ailleurs distinguer Congrès et Administration –, et d’autre part, la façon dont la récente crise iraquienne et la crispation consécutive au Congrès illustreraient ces relations. En réalité, dans la crise iraquienne, les positions française et américaine étaient identiques sur le fond – le respect des résolutions de l’ONU – différentes sur la méthode, et potentiellement divergentes quant à la solution : recours ou non à la force. Mais la France savait bien que sans la menace américaine, la solution diplomatique avait peu de chances de prévaloir. En sens inverse, les États-Unis ne se sont pas opposés aux efforts diplomatiques de la France, menés en complète transparence. Finalement, les approches se sont complétées. On pourrait citer d’autres exemples de complémentarité : sur le Kossovo, au sein du groupe de contact ; sur le processus de paix au Proche-Orient où la France a, depuis des mois, soutenu les efforts de Madeleine Albright. Sur un autre plan, nous avons signé récemment un très important accord de coopération aéronautique. Et le sommet Europe – États-Unis du 18 mai est parvenu à un compromis acceptable sur les relations commerciales transatlantiques.

Le Nouvel Observateur : Mais les Américains n’aiment pas tellement associer d’autres pays à leurs initiatives diplomatiques…

Hubert Védrine : C’est vrai, les États-Unis ont souvent tendance à préserver leur leadership, voire leur monopole dans la gestion des crises. D’une façon générale, ils ont toujours un peu de mal à accepter la ligne française constante qui est de leur dire : « nous sommes vos alliés, vos amis mais nous ne sommes pas alignés. Quand nous défendons des points de vue différents, ce n’est pas par principe, pour contrarier la politique américaine, mais parce que nous avons des intérêts, ou des convictions et des propositions différentes des vôtres. Parlons-en, et travaillons ensemble ». Certains Américains comprennent ce langage et en voient l’intérêt, y compris pour eux. D’autres en restent au manichéisme : si vous ne soutenez pas toutes nos positions, c’est que vous êtes contre nous. Présentation des choses qui n’a que trop servi. Dans l’affaire de l’Irak, où nous avons contribué, je crois, à une bonne solution, nous avons eu affaire ensuite aux deux types de réactions.

Le Nouvel Observateur : L’habile comportement des Iraquiens depuis l’accord avec Kofi Annan peut contribuer à rendre moins fermes les menaces du Conseil de sécurité. Pour le Congrès américain, c’est un élément d’exaspération supplémentaire qui le conduit à vouloir faire payer à la France son attitude. Que pouvez-vous faire face à cela ?

Hubert Védrine : Rester serein, garder le contact, expliquer sans relâche, face à une représentation des choses qui relève de la politique intérieure américaine et qui est trop outrancière pour durer. C’est l’hyperpuissance américaine qui peut nous poser un problème. « l’ubris », et pas la nation américaine que nous admirons pour son énergie, sa créativité, sa confiance dans l’avenir… Mais nous sommes Français, nous voulons que notre pays soit respecté, qu’il puisse défendre ses intérêts et ses idées sur la marche du monde et nous pensons en outre qu’une Europe forte serait utile au monde. J’espère que les États-Unis accepteront un jour, sans arrière-pensées notre façon d’être solidaires, mais aussi d’être nous-mêmes et de dialoguer avec franchise. Par exemple, nous pouvons à la fois dire que, dans certaines régions du monde, la politique américaine gagnerait à faire plus de place à la France ou à l’Europe, à accepter des vrais partenaires et reconnaître que souvent la présence américaine est stabilisatrice et réclamée.

Le Nouvel Observateur : Par exemple ?

Hubert Védrine : On voit bien qu’en Asie chaque puissance préfère que les États-Unis restent, plutôt que de se retrouver en tête-à-tête avec le voisin ou les concurrents. Mais entre l’Europe et les États-Unis, il y a aussi plusieurs domaines où l’accord a été réel. Par exemple, sur la question de la transformation de la Russie depuis Gorbatchev. On a traité la Russie qui reste un grand pays avec égard sans que cela ne soit humiliant ; la mutation engagée par Gorbatchev et continuée par Eltsine a été soutenue et accompagnée par le sommet des Sept devenu le sommet des Huit.

Le Nouvel Observateur : Est-ce qu’il y a une politique commune des membres permanents sur le nucléaire, sur la non-prolifération et sur le désarment ?

Hubert Védrine : Non, il n’y a pas de politique totalement commune des membres permanents du Conseil de sécurité, mais quand même des grandes lignes sur le désarmement et sur la non-prolifération, bien que sur ce dernier point la politique soit de conception très américaine, parfois difficile à accorder avec les acquis de la dissuasion nucléaire et de la paix qu’elle a garantis pendant plusieurs décennies. Sur ce point, la Chine manifeste d’ailleurs une réticence constante. Ce n’est pas une opposition frontale parce que les Chinois ne veulent pas se mettre en dehors du mouvement général. L’affaire indienne est un tournant qui s’explique par un contexte régional, et peut déboucher sur d’autres essais.

Le Nouvel Observateur : Est-ce qu’il y a une position française spécifique sur le sujet des essais nucléaires par l’Inde ?

Hubert Védrine : La France a évité d’abuser des condamnations. Elle a déploré une action à contre-courant de l’évolution mondiale, mais maintenu son dialogue avec l’Inde, et a appelé ce pays à adhérer au traité d’interdiction des essais. Elle a aussi demandé au Pakistan de faire preuve de retenue.

Le Nouvel Observateur : On sait que cela va susciter d’autres essais en chaîne, de pays voisins qui vont se sentir obliger de faire la démonstration de leur potentiel…

Hubert Védrine : Oui, on me dit que le Pakistan ne peut pas ne pas en faire à son tour ; que si le Pakistan en fait, un jour l’Iran en fera. Et que si on le leur reproche, a fortiori, si on les sanctionne, ils diront qu’il faut alors englober Israël dans la solution. C’est de toute cette évolution qu’il faut reprendre le contrôle pour la maîtriser.

Le Nouvel Observateur : Nous sommes dans un monde d’interdépendance où la souveraineté s’exerce souvent en commun. Que restera-t-il à la France de l’exercice de sa souveraineté ?

Hubert Védrine : Mais beaucoup ! Autant qu’aux autres pays qui se trouvent tous confrontés à cette nouvelle réalité mondiale ! Beaucoup plus qu’aux nombreux pays qui n’ont pas les atouts politiques, culturels, diplomatiques et économiques de la France ! Plus encore si elle réalise la mutation mentale qui lui permettra de défendre et de promouvoir plus efficacement ses intérêts et ses idées dans le dialogue avec les États-Unis, l’alchimie de la décision européenne, la négociation multilatérale non-stop. C’est-à-dire si elle est plus convaincante et moins péremptoire, plus persévérante et moins déclamatoire, volontaire et réaliste à la fois.

Le Nouvel Observateur : Quelle sera la place de la France dans cet ensemble européen ?

Hubert Védrine : Toujours essentielle. Notre objectif est : le plus d’influence française possible dans l’Europe la plus forte possible. En Europe, il faut épouser le terrain : l’Europe sera à la fois fédérale, confédérale, et fédération d’États-Nations, lesquels ne disparaîtront jamais. Elle deviendra une catégorie politico-juridique en soi qui, peut-être, fera école. Les institutions devront être réformées, simplifiées, rapprochées des gens. Mais ne doutons pas de ce que représentera la France dans cet ensemble, que ce soit seule, ou avec l’Allemagne, ou avec tel et tel autre partenaire, selon les moments et les sujets. C’est notre avenir.

Le Nouvel Observateur : La construction de l’Europe contribuera-t-elle à la stabilité d’un monde multipolaire, ou au contraire constituera-t-elle un bloc s’opposant aux autres ?

Hubert Védrine : Le président de la République et le gouvernement estiment qu’un monde multipolaire serait plus sûr, plus gérable et plus équilibré qu’un monde unipolaire dont certains analystes américains eux-mêmes soulignent les inconvénients pour les États-Unis, si leur prédominance devait y rester trop marquée. Mais cela ne vaut qu’à trois conditions : 1) que parmi ces pôles, il y ait une Europe forte ; 2) qu’il y ait entre ces pôles (États-Unis, Europe, Russie, Chine, Japon, Inde) équilibre et coopération et non confrontation ; 3) que ce système multipolaire s’insère bien dans un système multilatéral réformé et renforcé.

Le Nouvel Observateur : Croyez-vous que l’Europe reprendra à son compte la vision des valeurs universelles que porte la France, en particulier en ce qui concerne les droits de l’homme ?

Hubert Védrine : Notre but n’est pas de bâtir la politique étrangère de l’Europe sur le plus petit commun dénominateur, mais au contraire d’amplifier et de combiner ce que les politiques étrangères et les traditions nationales des pays de l’Union ont de meilleur. En étant bien conscients que leurs identités, leurs personnalités étant très fortes, il faudra une forge à haute température pour réaliser de nouveaux alliages : ce sera la volonté politique. En ce qui concerne la vision des droits de l’homme, je suis sûr qu’elle sera une composante forte de la politique européenne, car tous les pays d’Europe, et pas seulement la France, y sont attachés. Mais je voudrais et je m’emploierai à ce que cela ne soit pas qu’un affichage de positions et que cette politique ait des effets réels.