Texte intégral
Entretien au quotidien « Paris-Normandie » (Extraits) - 12 février 1996
Q. : L'orientation prônée vers une armée de métier fera une première victime : l'armée de terre. Quels seront sa place et son avenir ?
R. : Tout d'abord, je ne vois pas en quoi les évolutions que va connaître l'armée de terre feraient d'elle une « victime ». Les armées ne cessent de s'adapter ; l'adaptation à venir sera sans doute d'une particulière ampleur, mais il n'y aura pas de victime pour autant. Il suffit ensuite d'observer ce qui s'est passé depuis plusieurs années au Cambodge et en ex-Yougoslavie, au Rwanda, en Somalie, pour constater que l'armée de terre joue un rôle irremplaçable dans les opérations de sécurité internationale contemporaines : c'est elle qui occupe le terrain, c'est elle qui s'interpose physiquement entre les belligérants, c'est elle aussi qui est au contact direct des populations qu'elle doit protéger.
Q. : Le service crée une inégalité devant l'embauche, entre les jeunes filles et les jeunes gens. Le service civil corrigera-t-il cette inégalité ?
R. : La question de la place des jeunes filles dans le futur service national est ouverte ; il faudra en débattre dans les prochains mois. Il est vrai que cette question se posera dans des termes nouveaux si le nouveau service revêt essentiellement des formes non militaires.
Q. : Que pensez-vous du cas de Laurent Melin qui souhaite une exemption du service national pour n'avoir pas à fermer sa petite entreprise ?
R. : Le Code du service national prévoit de nombreuses possibilités d'aménagement des conditions de l'appel sous les drapeaux : report d'incorporation, dispense accordée aux chefs d'entreprise, dans certaines conditions. La loi, comme vous le savez, est de portée générale et impersonnelle. Il existe cependant suffisamment de possibilités de recours pour que les cas individuels puissent être pris en compte si cela s'avère justifié.
Q. : Vous êtes à Vernon, dans un site industriel travaillant pour l'armée. Or, la situation des industries d'armement est appelée à se dégrader. Comment rassurer les personnels ?
R. : La situation des industries d'armement traverse effectivement une période difficile. Ces difficultés ne pourront être résolues sans la participation de chacun des acteurs :
- des mesures d'accompagnement économique et social sont en cours de préparation par le gouvernement ; des conventions sont à l'étude avec plusieurs régions pour que les collectivités locales participent à cette adaptation ;
- les entreprises devront également apporter leur contribution en réfléchissant par exemple à une organisation du travail qui permettrait de réduire sa durée ;
- je n'oublie pas le personnel ; toutes les mesures que je viens d'évoquer ont pour but de réduire au maximum le coût social de l'adaptation des industries de défense. La première manière de rassurer est d'indiquer clairement à chacun les objectifs et d'expliquer la démarche entreprise. Je m'y emploie. Sur chaque dossier, avant la phase de décision, seront menées une phase de clarification puis une phase de concertation.
Q. : Que signifie concrètement « favoriser l'autonomie des industries d'armement par rapport au budget de la défense nationale » ?
R. : Le marché national des industries de défense se rétrécit avec les réductions budgétaires. Dans le même temps, les coûts de développement croissent. Les industriels doivent donc trouver un marché et une assise qui puissent leur permettre d'être compétitifs. Trois voies existent :
- elles doivent atteindre la taille critique face à leurs concurrentes américaines ;
- elles doivent s'allier à l'échelle européenne pour répondre aux enjeux d'un marché européen de l'armement ;
- elles doivent se rapprocher de l'industrie civile pour disposer d'une base diversifiée.
Entretien au quotidien « Le Progrès » (Extraits) - 24 février 1996
Q. : Peut-on affirmer qu'un enfant ayant aujourd'hui douze ans ne fera pas son service militaire ?
R. : Non, la seule certitude est qu'un débat est ouvert sur le caractère obligatoire ou volontaire du service national en 2001, comme sur la forme de ce service national rénové. Que ce soit le volontariat avec des incitations ou le système obligatoire, il faudra une montée en puissance sur six ans des formes civiques du service.
Q. : Et concernant la petite fille de 12 ans ?
R. : Rappelons que le volontariat-service national pour les jeunes filles existe déjà. Si nous optons pour un service volontaire, il faudra l'ouvrir aux jeunes filles. Si le service reste obligatoire, le volontariat actuel pourra être augmenté. Mais il serait difficile, pour de nombreuses raisons, de rendre le service obligatoire pour les filles.
Le Progrès : Un débat aura lieu au Parlement sur une nouvelle loi de programmation, mais l'essentiel n'est-il pas décidé ?
R. : Le président de la République est chef des armées. Le choix d'aller vers une armée professionnelle relève de sa pleine compétence. Mais il reviendra au Parlement de débattre et de voter la loi de programmation militaire et la loi réformant le service militaire. En outre, un grand débat national est lancé, depuis l'intervention du Président, sur l'avenir du service national. Je souhaite que le pays tout entier s'en saisisse et que ce soit un grand débat de société. Je suis convaincu qu'il ne laisse personne indifférent.
Q. : Toutes ces mesures auront un coût social. Qui va payer ?
R. : Les dissolutions de régiment seront annoncées deux ans avant leur entrée en vigueur, justement pour donner le temps de mettre en place des dispositifs de reconversion des personnels, de diversification des entreprises. Les fonds d'aménagement du territoire, les fonds européens, les fonds du ministère de la Défense et des collectivités locales seront donc engagés avant les fermetures. Nous préparons ainsi une convention entre la région Rhône-Alpes et le ministère de la Défense, puisque la formation est de la compétence de la région. Cette convention sera d'ailleurs signée dans les tout prochains jours.
Q. : Comment éviter que cela ne provoque une augmentation du chômage ?
R. : On peut aborder cette question de manière négative ou réaliste. J'entends des experts parler de 50 000 suppressions d'emplois dans les industries d'armement : mais sait-on que, depuis six ans, cette industrie perd 10 000 emplois chaque année ? Il s'agit en fait d'une activité économique en pleine mutation, et la volonté du gouvernement est de l'accompagner dans cette voie. Si je me déplace dans un certain nombre de pays étrangers, c'est bien pour l'aider à développer ses exportations. Si je suis allé en Arabie saoudite, par exemple, c'est notamment pour exposer les grandes qualités du char Leclerc, avec l'espoir que ce pays passe un jour commande.
Je voudrais aussi rappeler que dans le cadre des plans précédents, il a été supprimé 49 régiments, de 1991 à 1996, alors que nous préparons la dissolution de 70 régiments en six ans. Nous sommes donc dans une continuité. Nos concitoyens doivent comprendre qu'il s'agit de la plus importante réforme de la défense depuis trente ans : il ne faut pas s'affoler ou s'alarmer par avance, mais se mobiliser.
Q. : On parle beaucoup de privatisations, d'européanisation pour les avionneurs. Et pour les arsenaux ?
R. : J'ai souhaité une clarification de la situation de GIAT Industries et des arsenaux de la navale par des audits, puis le lancement d'une négociation aujourd'hui en cours, avant la prise de décisions. L'essentiel est de rendre plus compétitifs ces arsenaux, d'établir des plans stratégiques de développement, mais je n'ai aucun a priori sur les caractères privés ou non de ces entreprises. GIAT Industries est en discussion avec le britannique Royal Ordonnance sur les munitions, je souhaite que cette discussion aboutisse, dans la perspective de groupes européens d'armement. Concernant les blindés, il faut pareillement étudier les projets européens, afin qu'il y tienne un rôle essentiel. C'est pourquoi, également, la loi de programmation inclut l'étude de lancement du véhicule blindé de combat d'infanterie.
Q. : En tentant de résoudre en même temps l'ensemble des problèmes de la défense, ne vous exposez-vous pas aux mêmes revers subis par le plan de réforme de la Sécurité sociale ?
R. : La politique de défense est un tout, du format des armées à leur nature et à leur équipement, donc à l'industrie de défense. Il n'est pas possible d'aborder ces questions séparément. Nous entamons une réforme globale, et surtout nous nous donnons le temps d'anticiper sur les problèmes qu'elle provoquera. Cette réforme remettra en cause des habitudes, mais comme disait le général de Gaulle, faut-il avoir l'armée de ses habitudes ou de ses besoins ? Le Président Chirac a fait son choix.