Texte intégral
Qui aurait osé parier, dans les années 60, au terme du processus de décolonisation, que trente ans plus tard, quarante-neuf États et gouvernements se réclameraient d'une solidarité fondée sur l'usage commun de la langue française ? Certains, parmi nos compatriotes, considèrent cependant que la défense et la promotion de la langue française sont aujourd'hui vouées à l'échec. D'aucuns tournent même en dérision ce qu'ils considèrent comme un combat d'arrière-garde. Pourtant, nombreux sont les étrangers, amis de la France ou amoureux de notre culture, francophones ou non, qui ne comprennent pas ce renoncement, qui dénoncent cette indifférence à l'égard de ce qu'ils considèrent comme un des atouts majeurs de notre pays. Pour la première fois dans l'Histoire, l'humanité est, en effet, confrontée à un risque majeur d'uniformisation, induit par le développement de technologies qui favorisent la mondialisation des échanges et de la communication.
A-t-on bien mesuré les conséquences que pourrait entraîner la généralisation d'une seule langue de communication dans l'espace européen ? Sous l'effet cumulé de la pénétration, dans la vie quotidienne et professionnelle, des nouvelles technologies de communication, de l'accroissement de la mobilité des citoyens et de la mondialisation de l'économie, nous courons le risque de voir, à moyen terme, nos langues nationales reléguées au rang de langues à usage domestique. Tandis que la nouvelle lingua franca s'étendrait progressivement à la recherche, à la création et à la vie professionnelle, la diversité de nos identités culturelles s'en trouverait menacée, et le rayonnement international de nos cultures en serait profondément affecté.
L'alternative ne réside pas dans un repli frileux mais dans l'affirmation d'une politique volontariste en faveur du pluralisme culturel et linguistique. C'était tout le sens de la démarche française en faveur de l'exception culturelle lors de la négociation des accords du GATT en 1993, relayée alors avec efficacité par nos partenaires européens, puis, lors du sommet de l'île Maurice, par nos amis francophones.
C'est dans cet esprit que, durant la présidence française de l'Union européenne, au cours du premier semestre de 1995, ont été engagées des démarches qui ont abouti à l'adoption d'une résolution en faveur de la généralisation progressive de l'enseignement de deux langues vivantes dans les systèmes éducatifs, ainsi qu'à un mémorandum qui constitue le premier texte communautaire abordant de manière globale la diversité linguistique de l'Union. Il apparaît aujourd'hui nécessaire d'aller plus loin et de placer cette question à un niveau politique, dans le cadre de nos relations bilatérales avec nos principaux partenaires européens, en y associant les pays d'Europe centrale, candidats à l'adhésion à l'Union.
Le statut international du français passe aussi, à l'évidence, par le renforcement de la communauté francophone, forte aujourd'hui de quarante-neuf États et gouvernements. Émanation de la volonté d'hommes d'État, tels que Léopold Sédar Senghor, Hamani Diori, Habib Bourguiba, Georges Pompidou, Norodom Sihanouk, la francophonie multilatérale est avant tout un espace de solidarité, fondé sur le respect de la diversité des langues et cultures locales et l'affirmation d'une identité qui transcende les frontières entre les peuples et les clivages politiques, culturels et religieux.
Les États membres ont décidé, lors du sommet de Cotonou, en décembre dernier, de se doter d'un secrétaire général appelé à les représenter à l'extérieur et à coordonner l'action des différents opérateurs des programmes. La haute personnalité qui sera élue pour quatre ans lors du prochain sommet, prévu à Hanoï à l'automne 1997, donnera ainsi, pour reprendre une expression désormais consacrée, un visage, une voix et une autorité à cette communauté.
Contrairement à certaines idées reçues, la langue française connaît une diffusion internationale très importante, qui va bien au-delà de la communauté francophone. On estime généralement à 160 millions le nombre de personnes qui utilisent le français dans le monde comme langue maternelle, langue seconde ou, occasionnellement, comme langue de communication internationale. J'ai pu mesurer très concrètement, il y a quelques jours, au Canada et au Québec, combien est fort l'attachement à une langue française vivante, variée et riche. Dans son dernier rapport, le Haut Conseil de la francophonie, qui vient opportunément de consacrer sa dernière session aux « défis des nouvelles technologies », recense 57 millions d'élèves et d'étudiants hors de France qui suivent des cours de français ou en français.
Il convient de souligner que le français est aujourd'hui la seule langue, avec l'anglais, à être parlée sur les cinq continents et à être enseignée dans la quasi-totalité des systèmes éducatifs. Ces deux langues sont également les seules à avoir laisser un statut de langue officielle et de langue de travail dans la plupart des organisations internationales. C'est dire que le statut international de notre langue est aussi un élément constitutif de notre statut de puissance à vocation mondiale.
Ne nous le cachons pas, cette situation est fragile et souvent menacée. C'est pourquoi, nous mobilisons tous les moyens au profit de programmes de soutien à l'enseignement et à la diffusion de notre langue dans le cadre de notre coopération à l'étranger.
Au premier rang des priorités de l'action culturelle extérieure figure la promotion de la langue française, qui s'inscrit dans une logique de partenariat et se réalise à travers des projets négociés avec les autorités locales. Il nous faut, pays par pays, déterminer l'effort qui doit accompagner l'enseignement traditionnel de notre langue dans les systèmes éducatifs nationaux et les universités, et le soutien qu'il convient d'apporter à des expériences innovantes visant à créer des pôles d'enseignement du français.
Les autres priorités de l'action culturelle portent principalement sur la coopération universitaire et sur la présence audiovisuelle française à l'étranger. À cet égard, l'accueil d'étudiants étrangers dans nos universités et nos grandes écoles est primordial, tout comme notre capacité à diffuser à l'étranger des programmes de télévision en langue française.
Si le développement du plurilinguisme en Europe constitue notre premier objectif et s'accompagne de programmes de formation linguistique spécifiques destinés aux fonctionnaires des instances communautaires, tant à Bruxelles que dans les autres capitales, notre effort budgétaire principal porte sur les pays de l'Afrique francophone et de l'océan Indien, car c'est sur cette région-continent que se jouera l'avenir démographique du français. Son expansion dans cet espace géographique passe largement par son apprentissage dans les systèmes éducatifs locaux, où il est, dans la plupart des cas, une des langues d'enseignement. De façon générale, le développement de ces pays nécessite une refonte des systèmes éducatifs qui est un des axes de notre coopération, avec la formation des élites locales.
Dans les autres régions du monde, la promotion du français passe tout à la fois par la défense du pluralisme culturel et du plurilinguisme, et par la valorisation de notre langue comme moyen d'accès au savoir, à la culture et à la profession. Notre réussite dépendra largement de notre capacité à maintenir une présence forte dans les zones d'influence traditionnelle de la France, à conserver des liens privilégiés avec les pays de langue latine et à renforcer nos relations avec l'Asie.
Dans cette perspective, la France poursuit, malgré les contraintes financières du moment, une « diplomatie culturelle » sans équivalent dans le monde. Elle dispose à l'étranger d'un remarquable réseau d'établissements culturels et scolaires. J'ai mis en place, comme ministre des affaires étrangères, un plan de modernisation de ces implantations. Le président de la République a eu l'occasion, au cours de deux récents voyages officiels, d'inaugurer les centres culturels français rénovés du Caire et de Londres. Le soutien apporté à l'enseignement du français à l'étranger n'est pas assez connu. Je me félicite notamment de la tenue à Tokyo, à la fin du mois d'août, du congrès mondial de la Fédération internationale des professeurs de français, qui réunira des représentants de la plupart des pays du monde. Le gouvernement français y sera représenté par Mme Margie Sudre, secrétaire d'État chargé de la francophonie.
Le travail réalisé à Atlanta par les gouvernements et les comités olympiques des pays francophones devra permettre au français d'avoir la place qui lui revient comme langue officielle des Jeux olympiques, avec l'anglais.
En France même, la législation dite « loi Toubon », adoptée en 1994, constitue un garde-fou nécessaire mais elle ne représente qu'une facette de notre politique. Il importe également de favoriser la diversification de l'enseignement des langues dans notre pays, dans un souci de réciprocité. À titre d'exemple, le gouvernement vient de décider la création d'un Capes de néerlandais. Il y avait déjà un Capes d'arabe, un Capes de chinois, un Capes de japonais, sans parler des grandes langues européennes. Notre pays a, en effet, besoin d'hommes et de femmes qui maîtrisent un éventail large de langues étrangères. À cet égard, je suis préoccupé du recul de l'enseignement de certaines langues dans notre système éducatif, telles que l'italien, le portugais, le russe, l'arabe et même l'allemand dans une moindre proportion. Mesure-t-on toujours bien, par exemple, que l'allemand et l'italien sont les langues de nos deux principaux partenaires économiques ?
Il est par ailleurs nécessaire d'accompagner l'évolution des nouvelles technologies. Ainsi que le rappelait le président de la République à Cotonou, l'Histoire a connu, il y a bien longtemps, la révolution agricole, puis, plus récemment, la révolution industrielle. Elle est déjà entrée dans la troisième révolution, celle de l'information. Nous en connaissons les effets : les liens sociaux, les relations professionnelles, les initiatives culturelles passeront de plus en plus par les réseaux électroniques. Nul n'en conteste les aspects bénéfiques. Mais il nous appartient de ne pas nous laisser marginaliser.
Il faut produire et diffuser en français sur ces réseaux, c'est une question de survie pour notre langue et notre culture. Lors du dernier sommet de Cotonou, le président de la République a appelé la francophonie à prendre la tête d'une vaste campagne pour le pluralisme linguistique et la diversité culturelle sur les inforoutes de demain. Les hispanophones, les lusophones, les arabophones, tous ceux qui s'expriment en hindi ou en russe, en chinois ou en japonais, sont eux aussi confrontés au même risque que nous. La défense de la langue française est la défense d'un monde pluriel. Il importe également de poursuivre nos efforts dans le domaine de la terminologie et de la néologie, pour fournir des outils d'expression de la modernité technologique et scientifique en français et aider au développement des langues partenaires de la francophonie, notamment par la publication de lexiques bilingues spécialisés.
On le voit, ces défis appellent des stratégies diversifiées qui passent par un effort sur le plan national et par des initiatives concertées à l'étranger.
Une meilleure prise de conscience, en France même, des enjeux liés au statut international du français est indispensable. C'est pourquoi il m'apparaît plus que jamais nécessaire d'emporter l'adhésion des forces vives de ce pays, chefs d'entreprises responsables du secteur éducatif, journalistes et autres relais d'opinion, au-delà de toute position partisane. Il est naturel d'être attaché à sa langue maternelle et de vouloir la défendre si on la sent menacée. Je m'en sens l'ardente obligation en raison des valeurs de solidarité et de fraternité qu'elle véhicule et de l'héritage que nous ont légué tous les écrivains et savants français ou francophones dont la pensée appartient aujourd'hui au patrimoine culturel mondial.