Texte intégral
Monsieur le Président de l’Assemblée Nationale,
Messieurs les Ministres,
Madame la Directrice Générale du CNRS,
Monsieur le Directeur de l'École Normale Supérieure,
Monsieur l'Administrateur Général du Collège de France,
Monsieur le Professeur,
Mesdames et Messieurs,
C'est avec plaisir que j'ai répondu à l'invitation conjointe de l'École Normale Supérieure, du Collège de France et du CNRS, qui ont organisé cette réception en l'honneur de Claude Cohen-Tannoudji.
Ce qui nous rassemble ce soir, c'est d'abord la consécration personnelle d'un homme, l'un de nos plus grands scientifiques, récompensé pour ses travaux par le prix Nobel de Physique 1997. C'est aussi le succès d’une équipe, et je dirais même d'une école de pensée, qui va d'Alfred Kastler, – autre prix Nobel de Physique –, et de Jean Brossel, à la génération des jeunes chercheurs qui entourent aujourd'hui Claude Cohen-Tannoudji dans son laboratoire de l'École Normale Supérieure. Ce prix Nobel rejaillit également sur les institutions prestigieuses qui nous accueillent et dont je sais qu'elles sont étroitement associées à l'événement qui nous réunit. Enfin, à travers la carrière et l'œuvre de Claude Cohen-Tannoudji, c'est une certaine façon de concevoir la science et la recherche que je veux évoquer ce soir.
J'ai eu le privilège et le plaisir de rencontrer Claude Cohen-Tannoudji lorsqu'il était membre du Comité Scientifique de la Recherche Universitaire. Depuis, l'éloge unanime de ses proches, de ses pairs et de ses élèves m'a confirmé l'impression trop rapidement formée alors : celle d'un homme dont la compétence et l'intelligence s'allient à la gentillesse et à la simplicité.
Monsieur le Professeur, cher Claude Cohen-Tannoudji, vous n'avez pas seulement porté votre science aux sommets que l'on sait. Vous avez aussi incarné, dans toute sa noblesse, la fonction d'enseignant-chercheur. Si, très vite, vous avez été reconnu dans le monde entier comme l'un des plus grands scientifiques dans votre discipline, votre réputation d'enseignant, capable de faire partager ses connaissances avec passion et conviction, s'est elle-même affirmée rapidement. Un grand nombre de vos élèves sont aujourd'hui dans cette salle ; je sais qu'ils gardent de vos cours à l'Université, à l'École Normale Supérieure et au Collège de France le souvenir de moments de clarté intense et d'immense satisfaction intellectuelle.
Loin d'être réductible à sa seule vocation pédagogique, la nécessité d'expliquer est aussi un moteur pour la recherche. L'exposé, devant un auditoire, d'une science « en train de se faire », permet d'ouvrir de nouvelles voies et de formaliser les intuitions du chercheur. Voilà ce dont votre carrière est le symbole. Nous ne serions peut-être pas là ce soir autour de vous sans les générations d'étudiants à qui vous transmettiez votre savoir, mais qui, sans le soupçonner, prolongeaient et nourrissaient votre pensée.
Vous êtes ce qu'on appelle un théoricien de la physique quantique. Mais votre activité a toujours été liée au laboratoire, aux expériences. Expériences que vous avez expliquées ou expériences que vous avez proposées.
Des effets liés au pompage optique – à partir desquels vous avez développé le concept d'atome habillé –, jusqu'aux expériences au voisinage du zéro absolu, – qui vous ont valu le prix Nobel –, votre créativité vous a permis d'imaginer des expériences inédites mettant en évidence les états complexes de la matière soumise au rayonnement électromagnétique. Ces allers et retours continuels entre l'expérimentation et la théorie, vous les avez pratiqués tout au long de votre carrière, soumettant le réel à la puissance conceptuelle des mathématiques et soumettant la théorie à l'épreuve intransigeante du réel.
Cette très grande rigueur et cette humilité devant les réalités les plus secrètes de la nature se retrouvent dans tous les aspects de votre existence. La pratique de l'une des sciences les plus difficiles a fortifié la grande exigence morale que tout le monde vous reconnaît. Cette exigence, vous l'avez portée à son plus haut niveau dans l'exercice de votre profession, mais également dans les postes de responsabilité que vous avez occupés au sein des organismes de recherche : je pense notamment aux nombreux Comités Scientifiques où vous avez siégé et à la présidence de l'une des sections du Comité National du CNRS que vous avez exercée.
Vos engagements personnels témoignent aussi de ces qualités qui ont fait de vous le grand scientifique que nous honorons aujourd'hui. Discret, vous avez pourtant toujours réagi quand était bafouée la liberté à laquelle vous êtes plus que tout attaché. Au nom des mêmes principes éthiques qui ont guidé votre action dans l'exercice de votre discipline, vous n'avez pas hésité à manifester votre indignation quand la puissance et la force outrepassaient les limites de la raison.
Indissociablement chercheur et enseignant, théoricien mais aussi expérimentateur, à la fois modèle de rigueur intellectuelle et inventeur d'idées nouvelles, vous savez nous rappeler, par votre personnalité et votre parcours, qu'il serait hasardeux de réduire votre succès à des grilles de lecture trop simplistes.
Je sais que vous avez tenu personnellement à ce que l’École Normale Supérieure, qui nous accueille ce soir, le CNRS et le Collège de France organisent conjointement cette cérémonie. L'évocation de votre carrière et de votre œuvre ne pourrait être complète sans que soit rappelé le rôle des lieux prestigieux qui ont constitué le cadre de votre travail.
Vous être entré à l'École Normale Supérieure en 1953. L'École Normale ne devait pas alors être très différente de ce qu'elle est aujourd'hui. L'excellence et la diversité de ses enseignants comme de ses élèves en font un lieu de très grande fertilisation des esprits et l'un de nos principaux viviers de scientifiques, d'écrivains et parfois même d'hommes d'État éminents. Dans ces murs, vous avez rencontré ceux qui deviendront vos pairs. Vous y avez surtout trouvé un espace de liberté intellectuelle à la mesure de votre curiosité. Par son interdisciplinarité, par la diversité de ses recrutements et de ses débouchés, par son ouverture sur le monde universitaire et la recherche, cette école constitue encore aujourd'hui un haut lieu de notre système de formation.
À votre sortie de l'École, vous êtes accueilli par le CNRS. Vous y retrouvez l'équipe constituée par vos éminents prédécesseurs, Alfred Kastler et Jean Brossel, dont vous prolongez les travaux sur le pompage optique et la théorie des lasers. Vous resterez pendant toute votre carrière dans ce laboratoire, qui porte maintenant le nom de ses deux fondateurs, et où vous vous attachez aujourd'hui à former les jeunes chercheurs qui exploreront les voies que vous avez ouvertes. Vous avez été ensuite professeur à l'Université d'Orsay où vos talents pédagogiques ont fait merveille. À partir de vos cours, et avec deux de vos collègues, vous avez rédigé un livre sur la mécanique quantique, livre qui fait autorité dans le monde entier.
Votre élection au Collège de France, en 1973, est une première consécration. C'est aussi une nouvelle liberté qui s'offre à vous : celle de développer un enseignement sans contrainte. Vos cours se renouvelleront ainsi d'année en année, suivant pas à pas le trajet de vos recherches, et, de ces échanges dialectiques entre votre laboratoire de la rue Lhomond et les salles toujours pleines de la rue des Écoles, naîtront des ouvrages de référence pour la communauté scientifique internationale.
Depuis quelques mois, on vous a souvent posé la question de savoir à quoi pouvaient servir vos découvertes sur ces états particuliers de la matière au voisinage du zéro absolu. À repousser plus loin encore notre connaissance et notre compréhension de la nature, sans doute. Mais pour quelles applications ?
Vous avez vous-même apporté une première réponse à cette question : s'il est impossible d'anticiper et de prévoir les retombées de la recherche fondamentale, c'est grâce aux avancées de la connaissance que les plus grandes innovations technologiques transforment notre vie quotidienne. Les systèmes d'information qui bouleversent aujourd'hui notre société ont vu le jour parce que des scientifiques tel que vous ont exploré les propriétés particulières des cristaux semi-conducteurs. Le rayonnement laser est le fruit des travaux théoriques et expérimentaux sur l'atome que vos prédécesseurs avaient engagés. C'est cette technologie, maintenant partout présente, qui vous a d'ailleurs donné le moyen de prolonger les voies fondamentales de recherche ainsi ouvertes à double titre par vos pairs. De vos travaux naîtront sans doute un jour des horloges atomiques plus précises, mais aussi certainement des applications dont nous ne pouvons aujourd'hui soupçonner la portée.
Claude Allègre disait récemment qu'en France, nous ne parvenions pas pleinement à transformer nos découvertes en succès industriels et commerciaux. Il est en effet indispensable de rapprocher plus étroitement le monde de la recherche de la sphère de l'économie. Mais il serait dangereux de conduire le travail scientifique en fonction de la seule demande immédiate, qu'elle soit sociale ou économique. Il en résulterait un appauvrissement de la capacité de création et d'innovation à long terme de notre système de recherche.
La recherche ne saurait être réduite à sa seule utilité. La progression des savoirs dans les domaines les plus complexes constitue le moteur indispensable à l'enrichissement permanent de notre culture. Par la nécessité de soumettre leurs idées à l'épreuve du débat, par la rigueur de la méthode scientifique, les savants, comme par ailleurs les écrivains et les artistes, nous apportent un regard que l'action quotidienne ne permet pas de développer pleinement. Les hommes de science sont plus que jamais nécessaires pour éclairer nos choix et éveiller nos consciences.
Une politique de recherche doit donc répondre à des impératifs apparemment contradictoires. Parce que sa mission est de gérer la ressource publique, un gouvernement doit rester à l'écoute de la demande sociale et économique. À ce titre, il doit définir des priorités qui répondent à l'expression immédiate de l'intérêt général. Mais il est aussi de sa responsabilité de préserver l'avenir et d'essayer de répondre aux attentes des générations futures.
La recherche fondamentale a besoin de temps. Ses résultats ne sont pas prévisibles. Voilà deux caractéristiques en apparence peu compatibles avec les contraintes politiques. Il faut pourtant les concilier.
C'est pourquoi, tout en engageant les réformes nécessaires permettant de répondre plus efficacement aux impératifs socio-économiques de notre société, nous sommes résolus à redonner à la recherche fondamentale de notre pays les moyens humains et financiers dont elle a besoin pour rester au plus haut niveau.
Sous l'impulsion du ministre de l'Éducation nationale et de la recherche, nous avons cherché, dans nos choix budgétaires pour 1998, à dégager à nouveau les marges de manœuvre nécessaires pour redonner aux chercheurs des moyens qui s'étaient érodés au fil des années. Cet effort sera poursuivi.
Le ministre, avec qui je sais vous entretenez personnellement des liens amicaux, a présenté, la semaine dernière, en Conseil des ministres, un programme qui vise à rajeunir nos établissements de recherche, à mieux y promouvoir l'initiative personnelle et à élargir les débouchés des jeunes scientifiques.
Il importe également que nous continuions à préparer les prix Nobel de demain, en maintenant une formation de grande qualité. Il faut aussi que nous sachions créer un environnement institutionnel apte à détecter les talents les plus prometteurs. Notre ambition est de redonner une place centrale à la science et à la recherche dans notre pays c'est par notre intelligence que notre culture et notre économie garderont toute leur place dans le monde du XXIe siècle.
Lors de votre discours à Stockholm, vous avez placé votre prix Nobel sous le signe de la Lumière. Cette lumière a été à la fois votre instrument de travail et votre objet d'étude. Beaucoup plus largement, elle symbolise votre œuvre de chercheur et d'enseignant : elle rayonne maintenant dans les esprits que vous avez éclairés par votre travail, par votre savoir et par vos qualités humaines.
Encore une fois, Je vous adresse très chaleureusement au nom de l'ensemble du Gouvernement, mes félicitations les plus sincères. Je vous souhaite également encore beaucoup de succès et de joies dans les travaux que vous poursuivez.