Déclaration de M. Jacques Barrot, ministre du travail et des affaires sociales, sur la formation professionnelle des salariés "tout au long de la vie", à vocation de perfectionnement ou de mutation professionnelle, Paris le 25 mars 1996.

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Circonstance : Colloque "La formation tout au long de la vie" organisé par le Ministère du travail, le Conservatoire des arts et métiers (Cnam) et le Cereq à Paris le 25 mars 1996

Texte intégral

Mesdames, Messieurs

Depuis l’accord interprofessionnel du 9 juillet 1970 et la loi du 16 juillet 1971, la formation professionnelle a connu un essor remarquable : la formation représente actuellement 1,5 % du PIB contre 0,4 % Il y a vingt-cinq ans.

Près de 5,7 millions de personnes ont accédé à une formation professionnelle en 1994 (hors Fonction publique). Le temps consacré à la délivrance de ces formations a représenté, l'équivalent de 600 000 temps pleins annuels de travail.

Autrement dit, au cours de ce quart de siècle, la formation s'est développée et elle a trouvé toute sa place. Elle s’est par là même banalisée, elle est devenue d'usage courant.

La croissance considérable de l'effort de formation durant ces vingt-cinq dernières années s'est d'abord ordonné autour du plan de formation de l'entreprise, notamment avec le développement de stages courts. Puis, la montée du chômage et les difficultés d'insertion professionnelle des jeunes ont conduit à promouvoir des formules appropriées : stages pour demandeurs d'emploi, alternance, modernisation de l’apprentissage.

L'extension de la formation continue, dans le cadre du plan de formations, celle des stages à vocation d’insertion, la création et le développement des formations en alternance, tout cela a laissé un peu dans l'ombre la demande individuelle de formation des salariés à vocation de perfectionnement ou de mutation professionnelle. C'est elle qui aujourd'hui vous a réunis, dans ce lieu exemplaire pour la formation continue qu'est le CNAM.

Certes, de nombreux adultes, en proportion croissante, décident de suivre, de leur propre Initiative et souvent sur leur temps libre, des formations pour des raisons prioritairement professionnelles, mais aussi personnelles. Le congé Individuel de formation (CIF) répond à une partie de ces besoins, tout comme va commencer à y contribuer le « capital temps de formation ».  

Cependant beaucoup reste à faire pour que notre système de formation réponde pleinement à cette demande individualisée, tout comme à celle parallèle et complémentaire d’aménagement du temps de travail.

3. C'est l’un des objectifs majeurs que j’ai fixé à M. de VIRVILLE, dans le cadre de la réflexion globale que je lui ai demandée sur ce qui pourrait être une nouvelle étape de la formation professionnelle en France.

J’ai ainsi souhaité qu’il recherche les conditions de réalisation d’une gestion personnalisée de la formation « tout au long de la vie » et, par voie de conséquence, du temps de travail. Il s’agit là d’une réforme aussi importante pour la période actuelle, que le fut, il y a vingt-cinq ans l’instauration de l’obligation d’un effort de formation professionnelle continue.

4. Je rappellerais tout à l’heure que la formation est entrée dans l’âge adulte.

Cependant des disparités ou des limites importantes subsistent, gui montrent qu'il reste beaucoup à faire en particulier pour concrétiser la formation « tout au long de la vie ».

a) Tout d'abord, la formation continue occupe un espace limité face à la formation initiale : en termes de financement c'est 100 milliards ici, pour 500 milliards là ! Pour employer une métaphore tirée du jeu, la mise de départ est cinq fois supérieure à la seconde chance. Les acquisitions fondamentales de l'élève, du jeune restent très privilégiées par rapport aux acquisitions par les actifs de nouveaux savoirs ou compétences en cours de vie professionnelle.

La formation professionnelle des jeunes reflète eux-mêmes cette préférence peut-être excessive pour « l'école » : les formations techniques et professionnelles de type scolaire et universitaire continuent de primer largement sur l'apprentissage et l'alternance, c'est-à-dire la formation associée au travail. Le projet de loi en cours d'examen sur l'apprentissage tente d'agrandir la place conférée à ces formations.

b) Ensuite, les inégalités de formation initiale ont plus tendance à croître qu'à régresser en cours de vie. En effet, les chances d'être formé augmentent nettement avec la catégorie socio-professionnelle à laquelle on appartient. Dans l'entreprise, sur un an, la moitié des ingénieurs cadres ou techniciens ont suivi une formation, pour un quart des ouvriers qualifiés ou employés et 15 % des ouvriers non qualifiés.

De même, en dépit de l'effort de mutualisation, les salariés des petites entreprises, connaissent globalement un déficit d'accès à la formation 1 salarié sur 10 formé dans l'année, dans les entreprises de moins de 10 salariés, contre 1 sur 3 en moyenne générale et 1 sur 2 dans les grandes sociétés industrielles ou financières.

Ces deux facteurs naturellement se cumulent. 2 % des ouvriers non qualifiés des petites entreprises sont formés dans l'année, ce qui est le cas de 70 % des cadres et techniciens des grands groupes.

De plus, le salarié mobile, d'une entreprise ou d'une profession à l'autre diminue plutôt ses chances d'accès à une formation. C'est là un facteur particulièrement important et regrettable d'inégalités.

b) Enfin, la formation, ce n'est pas seulement l'achat d'actions de formation, des coûts « pédagogiques », mais aussi le financement du temps disponible, c'est-à-dire le maintien ou l'attribution d'une rémunération pour la personne formée.

Or, le poids de cet élément « salarial » est presque égal à celui de la formation elle-même. Il constitue donc un handicap économique certain de la formation en cours de vie par rapport à la formation Initiale. Celle-ci ignore un tel « multiplicateur » par deux du prix de la formation, puisqu'elle s'adresse uniquement à des élèves ou étudiants, non rémunérés.

Je mesure donc la difficulté de la tâche, si exaltante soit-elle. En tout état de cause, suite aux premières conclusions que présentera M. de VIRVILLE, une large concertation pourra s'engager autour des outils de développement des formations « tout au long de la vie ».

4. Il s'agit de répondre à l'attente des salariés et aux besoins nouveaux des entreprises dans ce domaine.

J. BOISSONNAT, dans son rapport au Plan sur l'avenir du travail, évoque la transition en cours vers un concept élargi d'activité dans lequel le temps de production serait englobé, évolution majeure à laquelle la formation devra s'adapter.

Du côté des salariés, il y a l'aspiration à une vie professionnelle moins linéaire et accompagnée d'une reconnaissance effective des compétences acquises et de l'effort fourni. L'aspiration également à une gestion individualisée de son temps, à une possibilité d « épargne-temps » sur longue période.

Les entreprises, pour leur part, doivent faire face à des changements désormais continus des produits, des organisations, de leur environnement concurrentiel. Pour s'y adapter, il leur faut une main-d’œuvre plus mobile, prête à des adaptations rapides au quotidien comme à des changements structurels préparés et négociés.

Je crois que nous allons ainsi, peu à peu, nous éloigner des usages qui ont marqué les générations antérieures : l'emploi à vie fondé sur le « diplôme à vie », et son revers, l’emploi peu qualifié ou précaire fondé sur le faible bagage scolaire initial. Les situations seront plus évolutives.

5. Je voudrais aussi évoquer brièvement d'autres aspects de la mission confiée à M. de VIRVILLE.

a) Il faut, tout d'abord, simplifier l'organisation et aussi le langage de la formation. Les multiples canaux de mutualisation des fonds, la règlementation touffue, les discours codés des pédagogues, autant de vecteurs de complexité pour les salariés et pour les employeurs. Aux yeux de certains y compris des parlementaires, cela atteint la crédibilité même de la formation : pourquoi ce langage abscons, ces réseaux Inextricables ?

b) Il faudra sans doute poursuivre la récente structuration du secteur : la loi quinquennale de décembre 1993 a séparé les collecteurs de fonds mutualisés (réduits au passage de 250 à 96) des formateurs (dont 48 000 déclarés, 32 000 actifs, 5 000 à activité dominante de formation et 1 500 réalisant 60 % du chiffre d'affaires).

Afin de poursuivre ce mouvement, ne doit-on pas, par exemple être plus exigeant sur le professionnalisme des organismes de formation, la qualité des formations délivrées ? Ne faudrait-il pas concevoir des relations plus équilibrées entre la centaine de grands acheteurs de formation professionnelle (l'État et les OPCA) et les milliers d'organismes de formation souvent isolés les uns des autres et trop souvent « mobilisés » autour d'un seul type de commandes ? Il nous faut aussi trouver les bonnes articulations entre les politiques d'entreprise, des branches, des régions.

c) Il faut enfin prolonger la réflexion sur la formation des jeunes. Le projet de loi sur l'apprentissage, les programmes régionaux pour l'emploi des jeunes, le rapprochement des réseaux d'accueil, d'information et d'orientation (qui a donné lieu à l'accord cadre du 20 mars) constituent des opérations importantes et innovantes, faisant suite au sommet social. Reste le sujet majeur de la mise en cohérence du système éducatif et de la formation professionnelle des jeunes.

Dès le mois prochain, tous ces chantiers vont s'ouvrir, de telle sorte qu'un projet consistant, ou qu'une série de projets puissent être établis pour le début de l'été.

Ainsi, l'année européenne de l'éducation et de la formation tout au long de la vie, concept retenu à l'origine par le sommet européen d'Essen et développé dans le livre blanc de la commission de décembre 1995, sera dans notre pays celle d'un nouvel élan donné à la formation.

Mon collège Robert REICH, secrétaire d'état américain chargé du travail, avec lequel nous nous retrouverons dans quelques jours au G7 sur l'emploi à Lille, remarque combien la formation est nécessaire pour éviter que la rapidité des mutations économiques et techniques ne soit facteur d'exclusion. Je partage cette analyse et cette préoccupation.

C'est pourquoi Je vous remercie encore d'avoir apporté ce jour vos contributions à la réflexion sur les formations individualisées dans un lieu particulièrement propice, puisqu'il s'agit du CNAM auquel je conclurai en rendant hommage pour son action de longue date en faveur de la formation continue et promotionnelle des salariés.