Déclaration de M. François Bayrou, ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur de la recherche et de l'insertion professionnelle, sur les travaux de Louis Pasteur et la création de l'Institut Pasteur, Paris le 24 septembre 1995.

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  • François Bayrou - ministre de l'éducation nationale de l'enseignement supérieur de la recherche et de l'insertion professionnelle

Circonstance : Colloque "Les vaccins, un siècle après Pasteur" à Paris du 24 au 26 septembre 1995

Texte intégral

Monsieur le Président de l'Institut Pasteur,
Monsieur le Vice-Président de l'UNESCO,
Monsieur le Directeur général,
Mesdames,
Messieurs,

C'est pour moi un honneur que d'ouvrir ce colloque qui couronne les célébrations de l'année Pasteur et que le Président de la République clôturera jeudi, un siècle, jour pour jour, après la mort du savant à Villeneuve l'Étang, dans cette propriété concédée par la République afin qu'il puisse étudier les chiens malades de la rage sans que leurs hurlements ne troublent le voisinage.

Qu'un Ministre de l'Éducation nationale, également Ministre de la Recherche et de l'Enseignement supérieur, soit ici présent aurait paru à Pasteur une chose bien naturelle. Celui-ci a entretenu avec mes prédécesseurs en charge de l'Instruction Publique, sous le Second Empire et la Troisième République, les relations les plus assidues et les plus empressées qui soient. Et ce à propos d'une question toujours identique, réitérée avec une obstination qui confinait à la monomanie et dont la teneur paraissait à tous les Ministres d'une insoutenable indécence, je veux parler de la question de l'argent.

De l'argent non pas pour lui-même – on sait que Pasteur vivait dans la frugalité la plus extrême – mais pour ses recherches. Or, s'il est bien une idée difficile à faire admettre aux gouvernants – et peut-être même aujourd'hui encore me direz-vous – c'est que la recherche et tout particulièrement la recherche scientifique ne vit pas que de génie et de bricolage, mais nécessite des moyens financiers importants.

Quand Pasteur fut las de bricoler, las de quémander les deniers de l'État, las de contempler le voisin allemand qui distribuait par millions les marks à ses savants, las d'être accusé de s'enrichir lorsqu'il vendait ses vaccins même pas au prix coûtant du tube, il se tourna alors vers l'argent et la solidarité de ses concitoyens et eut recours à la souscription nationale. Quand celle-ci fut ouverte pour édifier un institut consacré au traitement de la rage et à « l'étude de diverses maladies virulentes et contagieuses », 2,5 MF furent recueillis en quelques mois. Cette somme s'avérant néanmoins insuffisante, Pasteur se tourna encore vers l'État qui, prit de remords peut-être, sut se montrer enfin généreux. Aujourd'hui encore, les apports de l'État représentent plus d'un tiers des ressources courantes de l'Institut.

C'est pourquoi, parce que l'Institut Pasteur est né dans un mouvement d'adhésion de la Nation, dans une sorte de contrat de confiance souscrit entre les Français et leurs savants, il est à juste titre considéré par ses derniers comme un des plus précieux et des plus symboliques monuments de notre patrimoine national en même temps que notre plus belle ambassade à l'étranger, tant l'Institut a essaimé à travers le monde. Et c'est pourquoi aussi, je ne pense pas que l'on puisse pénétrer dans ce lieu sans éprouver une réelle émotion.

Ce lieu d'ailleurs, Pasteur le reconnaîtrait-il ? Je ne le pense pas. Là où s'étend un des plus vastes quartiers de Paris, il y avait une campagne isolée de tout et surtout de la rue d'Ulm que Pasteur quittait à contre-cœur. A la place des laboratoires ultra sophistiqués d'aujourd'hui s'étendait une vaste ménagerie. Il y avait des lapins dont la moelle servait à la préparation des vaccins contre la rage ; des chevaux dont le sang permettait la fabrication des sérums ; des serpents venimeux que collectionnait Calmette, au grand effroi du concierge Jupille que, dans son enfance Pasteur avait sauvé de la morsure empoisonnée des chiens ; il y avait même de grands singes auxquels Metchikoff s'évertuait à inoculer la syphilis.

Par ailleurs, comment Pasteur pourrait-il reconnaître à travers les quelque trois mille personnes travaillant ici même, dont un millier de scientifiques et 500 stagiaires, les descendants des quelques disciples qui furent ces premiers compagnons dans la grande aventure des vaccins : les Poux, les Duclaux, les Raulin, les Chamberland, les Nicolle.

Enfin, ne serait-il pas étonné d'apprendre que les revenus des activités propres de l'Institut assurent 43 % de son financement, que les redevances industrielles en représentent plus de la moitié, alors que lui-même ne trouvait l'essentiel de ses ressources que dans la seule philanthropie ? Nous devrions d'ailleurs avoir une pensée attendrie pour ces mécènes, pour ces têtes couronnées ou ces fortunes disparues dans la tourmente des crises, des guerres ou des révolutions : Alexandre III, le Sultan de Turquie, Pedro II, l'empereur du Brésil, Mme Boucicaut, veuve du créateur du Bon Marché, dont le chèque fit pleurer Pasteur, Mme Lebaudy, des sucres du même nom qui voulut, par un don, racheter les frasques de son fils.

Assurément Pasteur ne reconnaîtrait pas tout cela. Mais nous-mêmes, le reconnaîtrions-nous ? Et même le connaissons-nous vraiment ? Tant la mythologie dont on l'a entouré a déformé son image, tant le culte républicain qui lui a été rendu l'a desservi plus qu'il ne l'a servi.

J'ai appris à lire dans un « Pasteur raconté aux enfants ». Je n'ai donc pas échappé moi non plus à l'imagerie d'Épinal : Pasteur dans son laboratoire, Pasteur à son microscope, Pasteur accueillant le petit Joseph Meister pour lui injecter cette moelle de lapin mort rabique qu'aucun humain n'avait jamais reçue. Et j'y ai trouvé, comme beaucoup, d'évidents motifs d'admiration.

Et c'est parce que cette admiration ne s'est jamais démentie qu'elle m'a permis d'aller à la rencontre de ce qui ressemble sans doute davantage à la réalité. J'ai compris peu à peu la grandeur de cette recherche, à la fois fondamentale et appliquée, qui part d'un seul principe de base – la dissymétrie moléculaire de la matière organique – pour se développer, s'amplifier, dans une logique inflexible, à travers des applications toujours plus ambitieuses. J'ai découvert peu à peu toute l'étendue des découvertes de celui qui fut notre plus grand chimiste et notamment celles qu'il fit sur les maladies du vin et de la bière. Puis ses études sur les maladies animales : la pébrine et la flacherie du ver à soie, le choléra des poules, le charbon des moutons, le rouget des porcs ...

Tout cela, bien évidemment, vous le savez mieux que moi. Mais ce fut, pour le littéraire que j'étais plutôt, une suite d'impressions marquantes. La rencontre de l'homme, à travers ses écrits, sa correspondance, les témoignages de ses contemporains me fit le même effet. Ce n'était plus le « bon Monsieur Pasteur » mais un personnage autoritaire, distant, despotique, intransigeant envers lui-même et envers les autres, maniaque dans son quotidien, mais aussi inébranlable dans ses convictions et impitoyable avec ses adversaires. En bref, un homme pour qui le devoir et le savoir étaient synonymes, un homme complexe chez lequel coexistent de manière assez paradoxale l'audace de la pensée scientifique et un indiscutable conservatisme moral et politique, pour lequel aussi l'idéalisme, un certain absolu de la vérité n'occultent pas les impacts concrets et financiers de la découverte. Mais cette dualité même n'est-elle pas au cœur de l'accouplement que certains ont jugé contre-nature entre la chimie et la médecine ?

Pouvait-on trouver quelque chose de simple chez un homme qui non seulement a révolutionné la science et jeté les bases de la médecine, mais a même changé en profondeur les comportements de l'homme et en a fait un acteur de sa propre santé ; l'hygiène, l'antisepsie, la désinfection, la stérilisation sont devenues nos réflexes les plus quotidiens.

Bien plus encore, Pasteur a changé radicalement les relations entre l'homme et la vie. En éradiquant des fléaux qu'on finissait par croire inéluctablement liés à la condition humaine, en prévenant les individus des plus graves atteintes de la nature, il a fait naître un optimisme et une confiance en la science si forte que l'homme a pu soudain croire en l'illusion d'une invincibilité : et si, à force d'éliminer les causes de la mortalité, on finissait par triompher de la mort elle-même ?

Cette illusion a été si vive, que le choc en retour n'en a été que plus brutal : c'est avec stupéfaction que nous avons vécu l'apparition du SIDA et avec lui la résurgence des grandes pandémies dont on croyait nos pays développés à jamais prémunis. Un tel traumatisme a conduit certains à fuir dans l'irrationnel. Pour nous tous, elle nous a fait nous tourner vers les chercheurs pour exiger d'eux des remèdes et presque des comptes. Jamais les attentes n'ont été aussi impatientes et fébriles. Jamais le poids qui pèse sur les scientifiques n'a été aussi lourd.

Face à de telles attentes, je crois que les lointains descendants de Pasteur se sont montrés dignes de la mission qui leur était confiée. Tout particulièrement, l'identification du virus impliqué dans le SIDA par l'équipe de Luc Montagnier, Jean-Claude Chermann et Françoise Barre-Sinoussi a fait naître un formidable espoir. D'ores et déjà, l'utilisation simultanée de plusieurs molécules activera les donnes des résultats plus qu'encourageants.

Surtout, la mise sur le marché, dès 1985, du test diagnostic d'infection par ce virus, le premier au monde, a fortement contribué à limiter la propagation de la maladie.

Mais dans bien d'autres domaines, l'Institut Pasteur a fait la preuve du dynamisme et de la fertilité de ses recherches. En particulier, les travaux sur les virus de l'hépatite B ont permis de mieux connaître les virus, de mettre au point un test diagnostic fiable et surtout de commercialiser en 1989 un vaccin efficace contre l'hépatite B. Celui-ci, comme vous le savez, est administré à tous les élèves de 6e qui le souhaitent.

C'est également à l'Institut Pasteur qu'ont été identifiées les mutations génétiques des mycobactéries, famille à laquelle appartient le bacille de la tuberculose, qui sont responsables d'une résistance inquiétante aux antibiotiques. Ces recherches sont la première étape indispensable à de nouveaux vaccins antituberculeux pour éradiquer et traiter les tuberculoses résistantes aux traitements actuellement disponibles.

Très récemment encore, un vaccin a été mis au point pour combattre une bactérie à l'origine de maladies digestives fréquentes.

Voilà quelques exemples d'applications. Je m'en suis tenu pour les choisir au domaine d'études qui sera le vôtre durant les trois journées de ce colloque, à savoir les vaccins. Mais j'aurais pu parler de recherche fondamentale et notamment des travaux menés sur l'élucidation des mécanismes de fonctionnement du cerveau par l'équipe de Jean-Pierre Changeux.

Toutes ces découvertes, je crois, permettent à l'Institut Pasteur aujourd'hui de conserver les principaux traits d'identité qui l'ont marqué depuis le début du siècle. C'est d'abord la recherche de l'excellence à fort impact social. La science est revenue au cœur de la Cité et les scientifiques de renom ont un visage connu du grand public.

C'est ensuite une recherché à fort impact économique. Menacé il y a vingt ans dans sa survie même du fait de graves problèmes financiers, l'Institut a depuis relevé la tête et accepté lucidement que la production de ses outils thérapeutiques et diagnostiques puisse être source de profits.

C'est enfin une recherche à large rayonnement international. Aujourd'hui, 22 instituts, répartis sur les cinq continents, jouent en liaison : avec les autorités locales, un rôle de santé publique et mènent, en liaison avec l'institut parisien, des recherches sur les maladies infectieuses sévissant sur place. Ils continuent de contribuer pleinement au rayonnement de notre pays.

Tout ceci montre que la leçon de Pasteur a été retenue. Cette leçon, je la résumerai en trois mots : l'imagination, la patience et l'humilité.

L'imagination : n'oublions jamais que l'œuvre de Pasteur est née du choc de deux sciences, la chimie et la médecine et que cette pluridisciplinarité, cette transversalité des connaissances est à l'origine de bien des concepts et de bien des découvertes.

La patience : n'exigeons pas de la recherche scientifique ce que nous recherchons dans d'autres créations : l'immédiateté et la médiatisation. « Gardez votre enthousiasme, mais donnez-lui pour compagnon un sévère contrôle » ne cessait de recommander Pasteur aux apprentis chercheurs.

L'humilité enfin. Je voudrais ici laisser la parole à Pasteur qui dans le discours testamentaire que lut son fils à ses obsèques disait ceci : « Jeunes gens, jeunes gens, confiez-vous à ces méthodes sûres, puissantes, dont nous ne connaissons encore que les premiers secrets. Et tous, quelle que soit votre carrière, ne vous laissez pas atteindre par le scepticisme dénigrant et stérile, ne vous laissez pas décourager par les tristesses de certaines heures qui passent sur une nation. Vivez dans la paix sereine des laboratoires et des bibliothèques. Dites-vous d'abord : "Qu'ai-je fait pour mon instruction ?" Puis, à mesure que vous avancerez : "Qu'ai-je fait pour mon pays ?" Jusqu'au moment où vous aurez peut-être cet immense bonheur de penser que vous avez contribué en quelque chose au progrès et au bien de l'humanité. Mais, que les efforts soient plus ou moins favorisés par la vie, il faut, quand on approche du grand but, être en droit de se dire : "J'ai fait ce que j'ai pu" ».