Texte intégral
Le Nouvel Observateur : Quelles leçons tirez-vous du résultat des élections régionales ?
Nicole Notat : Le moins que l’on puisse dire, c’est que les responsables politiques n’ont pas fait de ces élections un véritable enjeu régional. Quant aux lâches compromissions que cinq têtes de liste de droite ont pratiquées pour leur élection à la présidence, elles appellent une condamnation ferme. Rien ne peut justifier de composer avec le Front national, qui n’est pas un parti comme les autres. Ceux qui s’y sont laissés aller ne peuvent pas ignorer – sauf à ne pas le craindre – que les élus du Front national leur feront payer cher le prix de leur soutien. L’attitude de la droite républicaine, des responsables et des élus qui ont exprimé et tenu à cet égard des positions claires mérite d’être saluée. Mais il est regrettable qu’en amont rien n’ait été fait pour éviter ces dérives.
Le Nouvel Observateur : Quoi, concrètement ?
Nicole Notat : Elles étaient prévisibles ! Le rôle déterminant du FN dans ces élections pouvait être anticipé. Il fallait que les partis républicains, avant l’élection, conviennent de règles simples. Celle consistant à dire que le candidat à la présidence qui ne disposait pas de la majorité relative se désiste en était une. Pour neutraliser le FN, il aurait fallu ajouter que les élus du camp concerné apporteraient les voix nécessaires à l’élection du candidat des forces républicaines arrivé en tête. Cette règle, assumée et expliquée, n’aurait été interprétée ni comme une compromission ni comme un arrangement, encore moins comme une trahison. Bien au contraire, l’opinion publique l’aurait reçue avec respect et considération.
Le Nouvel Observateur : Fallait-il également changer de mode de scrutin avant l’élection ?
Nicole Notat : Évidemment. Je ne peux pas m’empêcher de penser que le choix qu’a fait la France de ce mode de scrutin à la proportionnelle intégrale, pour les élections régionales comme pour les élections européennes, traduit le manque d’intérêt des responsables politiques français pour les régions et pour l’Europe. C’est le choix du moins-disant politique, au moment même où l’Europe va prendre de plus en plus de poids et où les régions sont appelées à un rôle de plus en plus important !
Le Nouvel Observateur : Mais c’est parce que l’extrême-droite a cette fois joué un rôle déterminant que tout le monde veut aujourd’hui ce changement !
Nicole Notat : Non. Au Parlement européen, ce n’est pas à cause du Front national que la France a sombré dans le ridicule en se diluant dans je ne sais combien de groupes. Ce mode de scrutin y est pour quelque chose. On ne peut que constater qu’il contribue à affaiblir les institutions régionales et européennes.
Le Nouvel Observateur : Si Alain Juppé ou Lionel Jospin avait procédé à cette réforme, tout le monde à l’inverse aurait parlé de magouille…
Nicole Notat : Je suis toujours frappée quand j’entends dire : on ne réforme pas avant une élection parce que l’on va être accusé de tripatouillage. On peut réformer avant une élection si on sait expliquer aux Français le pourquoi de cette réforme électorale. La seule manière de ne pas être la cible de ces accusations, c’est justement de les affronter sur le fond, et pas en se demandant : mais qu’est-ce qu’on va en dire ? Aujourd’hui, il faut réformer le scrutin des élections régionales comme celui des européennes. Les électeurs le comprendront, à condition d’en percevoir la portée politique plutôt qu’une tactique électorale.
Le Nouvel Observateur : La réforme du mode de scrutin ne réglera pas le problème du Front national…
Nicole Notat : Évidemment, mais ce n’est pas une raison pour ne pas la faire. Réduire les capacités de séduction des candidats du Front national et des thèses qu’ils défendent relève d’une cause nationale qui appelle l’implication de toutes les forces démocratiques. Il faut s’attaquer au terreau qui fait leur fonds de commerce : l’immigration, l’insécurité, l’Europe et le chômage. Tous ces problèmes ne peuvent pas être traités de la même manière. Mais prenez l’insécurité, ces actes d’incivilité qui rendent effectivement la vie quotidienne d’une partie des Français difficile, parfois impossible. L’insécurité n’est ni le fruit d’un choix de droite ni celui d’un choix de gauche. C’est le reflet d’une société française qui va à vau-l’eau. Les responsables politiques s’honoreraient, et avec eux les forces sociales et associatives, de s’interdire sur ce sujet de polémiquer systématiquement et artificiellement dans le but d’exacerber des clivages gauche-droite. Est-il naïf ou utopique d’envisager d’en faire une zone de non-agression où le débat ne serait pas aseptisé, mais seulement dépouillé de ses aspects politiciens ? Même chose pour l’immigration.
Le Nouvel Observateur : Mais la droite et la gauche, ce n’est pas la même chose !
Nicole Notat : Bien sûr. La gauche et la droite restent des ensembles politiques identifiants. J’observe cependant que les débats et les clivages sur des questions centrales traversent chaque camp. À propos de l’Europe, par exemple.
Le Nouvel Observateur : Pour vous, sur un sujet comme l’insécurité, Alain Juppé et Lionel Jospin, c’est bonnet blanc et blanc bonnet ?
Nicole Notat : Je ne crois pas que sur ces questions le plus utile soit de distribuer mauvais et bons points à qui serait ou non responsable de la gangrène qu’est pour la France ce parti d’extrême-droite. La question essentielle est la suivante : nous tous, hommes et femmes politiques authentiquement démocrates – et avec nous les représentants de toutes les forces économiques et sociales –, sommes-nous capables d’adopter ce comportement très républicain dans le traitement d’un problème qui, s’il n’est pas résolu, minera à terme la démocratie ?
Le Nouvel Observateur : En fait, vous craignez que les socialistes ne se disent : avec le FN, nous sommes là pour trente ans…
Nicole Notat : Ce serait un mauvais calcul de leur part. On a besoin, en France comme ailleurs, dans une démocratie digne de ce nom, au gouvernement ou dans l’opposition, à gauche comme à droite, de forces politiques mobilisées et crédibles. Si d’aucuns se prenaient à penser que l’existence du FN est d’abord le problème de la droite, alors nous serions mal partis. La droite, à elle seule, ne peut éradiquer l’extrême-droite. La gauche non plus.
Le Nouvel Observateur : En fait, vous demandez un gouvernement d’union nationale ?
Nicole Notat : Pas du tout ! En Allemagne, le SPD et la CDU, et avec eux la société tout entière, ont eu à l’égard de l’extrême-droite un comportement commun, tout en conservant un fonctionnement classique majorité-opposition. Pourquoi ne serait-ce pas possible en France ? Je récuse le sentiment qui consiste à penser que si gauche et droite républicaines parlent ensemble, conviennent de règles du jeu à respecter, alors elles se feront accuser de magouilles : ce raisonnement est défensif. Au contraire, il faut expliquer à l’opinion publique, droit dans les yeux, le sens et la portée d’un tel choix.
Le Nouvel Observateur : Vous donnez des leçons à la classe politique, mais que fait la CFDT pour lutter contre ce fléau ?
Nicole Notat : Notre démarche ne vise pas que la classe politique. La concernant, je constate que le FN pollue la vie politique depuis quinze ans, et qu’il est grand temps d’y mettre un terme. Mais, c’est vrai, cette affaire est celle de toutes les forces démocratiques, de toute la société et des citoyens eux-mêmes. Du côté syndical, nous sommes ouverts à la recherche d’actions communes avec les autres organisations syndicales, en vue de faire reculer, sur les lieux de travail, les attitudes racistes et xénophobes. La CFDT est engagée – avec des sociologues – dans une action au sein des entreprises visant à connaître, pour mieux les juguler, les comportements racistes.
Le Nouvel Observateur : On vous dit très sceptique quant au virage démocratique du PCF. Qu’en est-il exactement ?
Nicole Notat : Historiquement, les communistes français, par rapport à leurs homologues italiens et espagnols, sont dans une situation anachronique. Si cette exception française pouvait être levée, la CFDT applaudirait des deux mains.
Le Nouvel Observateur : Robert Hue n’a quand même rien à voir avec Georges Marchais !
Nicole Notat : Si la participation des communistes au gouvernement est l’amorce d’une vraie mutation, si cela signifie ce que ce parti entend assumer pleinement les engagements et les responsabilités qui en découlent, alors, oui, le parti communiste a mûri. Mais ce choix est-il vraiment assumé ? Est-il définitif ? Le souhaiter n’interdit pas de s’interroger. Quand on exerce des responsabilités à la tête d’un pays, au sein d’une majorité, la cohérence et l’esprit de responsabilité supposent une solidarité dans les choix gouvernementaux et parlementaires. Or je constate qu’une partie des élus, au PC ou chez les Verts, s’opposent à l’application de tel ou tel aspect d’une loi par des actions de contestation sur le terrain. Ces partis sont-ils dedans ou dehors ? Les gens ont besoin de situer ceux qui les représentent. Si les gens doutent ils se détachent d’eux, et le discrédit s’enracine. C’est dangereux.
Le Nouvel Observateur : Et l’extrême-gauche ? Vous l’avez accusée d’avoir, tout comme la CGT manipulé le mouvement des chômeurs ?
Nicole Notat : Je voudrais revenir sur ce qui a opposé la CFDT aux organisateurs de ce mouvement, que je distingue des chômeurs eux-mêmes. Ce n’est évidemment pas une moindre révolte intérieure que suscitent tant de drames et de souffrances humaines. Ce n’est pas non plus le refus de voir des associations aux côtés des syndicats s’employer à aider les chômeurs les plus touchés, à rompre leur isolement, à retrouver le chemin d’une vie sociale plus digne. C’est encore moins la nécessité d’agir.
Le Nouvel Observateur : Alors c’est quoi ?
Nicole Notat : C’est bien sur les revendications et les méthodes d’action que nous nous séparons avec ACI, l’Apeis et le comité de chômeurs CGT. Nous n’ignorons pas les problèmes financiers des chômeurs de longue durée. Nous refusons la logique matérialiste de revendications uniquement axées autour de l’octroi de primes. À cette vision, qui confine les chômeurs de longue durée au cloisonnement et aux ghettos, nous opposons une démarche de réinsertion dynamique qui leur propose des passerelles vers l’entreprise et le travail. Passerelles seules susceptibles de leur assurer progressivement ce plus essentiel : la reconnaissance sociale et la dignité humaine. Et il n’est pas vrai que les résultats sur ce registre soient plus accessibles que des augmentations significatives des minimas sociaux. La proposition que la CFDT a faite au patronat d’offrir aux chômeurs de longue durée du travail rémunéré en complément du minimum social va dans ce sens, et nous n’avons pas l’intention de la laisser s’enliser.
Le Nouvel Observateur : Dans un peu moins de deux mois, Lionel Jospin va fêter son premier anniversaire à Matignon. Quel bilan faites-vous de son action ?
Nicole Notat : Les éléments du programme électoral devenus programme de gouvernement sont quasi accomplis. Le gouvernement va donc maintenant être jugé sur l’efficacité du travail réalisé. Et beaucoup de gens sont dans l’expectative. Les tensions au sein de la majorité plurielle vont-elles s’atténuer – ce que je souhaite – ou au contraire s’exacerber ? Si c’est le cas, cela constituera un véritable obstacle à l’efficacité de l’action du gouvernement. À ce jour, je ne fais pas de pari sur l’avenir. À l’évidence, Lionel Jospin est confronté à un exercice délicat. Mais il est homme à se révéler dans l’adversité.
Le Nouvel Observateur : Quels sont les grands chantiers qu’il doit consolider ?
Nicole Notat : L’Europe, la poursuite de la réforme de l’assurance-maladie, la politique familiale, l’école, la ségrégation urbaine…
Le Nouvel Observateur : La réforme des régimes spéciaux de retraite ?
Nicole Notat : Le problème des retraites existe. Le constater, c’est simplement faire preuve de lucidité.
Le Nouvel Observateur : Vous vous dites adepte du « parler vrai ». Pensez-vous que cela explique le succès, en nombre d’adhérents, de la CFDT ?
Nicole Notat : Sûrement, mais pas seulement. En tout cas, la CFDT est aujourd’hui la première organisation syndicale française, avec 723 500 adhérents. Première chez les cadres, mais première aussi chez les routiers… Cela fait neuf ans, que nous progressons régulièrement, essentiellement dans le secteur privé. Alors de grâce, qu’on ne dise plus que dans ce secteur le syndicalisme est mort !
Le Nouvel Observateur : Vous avez rencontré Ernest-Antoine Seillière depuis son arrivée à la tête du CNPF…
Nicole Notat : Lui, comme l’ensemble du CNPF, est sorti commotionné de l’affrontement qui l’a opposé au gouvernement sur les 35 heures. Depuis, le CNPF a consacré une bonne partie de son énergie au rétablissement du dialogue avec le pouvoir politique. L’objectif paraît atteint. Pourtant, je sens encore le président du CNPF, et avec lui son organisation, en état d’apesanteur. Il semble qu’ils n’aient pas encore fait le choix de s’affirmer comme une véritable force patronale. Je ne les vois pas sortir de cette lente période de maturation. Ce n’est pas encore une catastrophe, puisque le patronat continue de participer aux organismes paritaires. Mais cela pourrait le devenir si cette situation s’éternisait.
Le Nouvel Observateur : Lors du débat parlementaire sur les 35 heures, on a remarqué votre discrétion…
Nicole Notat : C’est vrai, et c’était délibéré. Nous n’avons pas voulu ajouter à la cacophonie idéologique qui opposait le patronat et le gouvernement. C’était trop dangereux pour la réussite des 35 heures. Si la loi avait été réduite à l’article 1er, qui rend obligatoire les 35 heures en l’an 2000, nous nous y serions farouchement opposés. Le patronat n’a voulu voir que cet article 1er, et il a eu tort. Maintenant, pour que les 35 heures réussissent, qu’elles créent vraiment des emplois, il faut se servir des autres articles de la loi. Il faut négocier. Nous sommes restés silencieux, mais pas inactifs. Dans le privé, 1 000 délégués syndicaux ont été réunis, 6 000 négociateurs CFDT seront formés cette année. Le 12 mai, nous serons 25 000 au stade Charléty pour dire haut et fort que la réduction du temps de travail négociée, ça continue.
Le Nouvel Observateur : Le 2 mai à Bruxelles, l’euro va naître. On sait que vous y êtes très favorable. Mais avez-vous néanmoins des craintes ?
Nicole Notat : Pour l’Europe, l’euro est incontestablement un tournant. Il y aura l’Europe d’avant l’euro et l’Europe d’après l’euro. Mais quand on est au cœur d’un changement aussi fondamental, il y a toujours des risques. Celui de la pause : l’euro est là, ouf ! Tous nos problèmes, l’emploi par exemple, seront résolus magiquement. Si les chefs d’État européens ont cette vision des choses, ils s’apercevront vite qu’elle est caduque. La vie et l’existence même de l’euro se chargeront de leur rappeler qu’il y aura d’autres problèmes à traiter. Quid de la fiscalité ? Quid des règles du jeu social ? Quid de la capacité à décider de véritables politiques de convergences, de coordination ? Aujourd’hui, l’absence d’une Europe politique est un véritable handicap qui doit être rapidement corrigé. Nous considérons que l’euro est un formidable levier pour anticiper la réussite de l’Europe que nous voulons : une rampe de lancement, pas un couronnement.
Le Nouvel Observateur : Et si ce n’est pas le cas ?
Nicole Notat : Alors, tous les prédicateurs de catastrophes retrouveront leur voix. Dès qu’un problème se posera, ce sera la faute à l’euro. Vous entendrez des gens affirmer par exemple que les difficultés des régimes de retraite, ce sera la faute à l’euro. C’est une facilité française bien connue. Elle consterne quand elle est le fait d’hommes politiques dont on attend que l’intelligence et le courage priment sur le confort de leurs positions passées. Mais après tout, nous aurons peut-être une très bonne surprise : quelque chose qui ressemblerait à la paix des braves. Un moment privilégié où tout le monde se dira : puisqu’on a l’euro, faisons-en un atout. Pas un alibi.