Texte intégral
France 2 - 3 mai 1998
Michèle Cotta : Bonjour. Le Sénat est-il une anomalie démocratique comme l’a dit la semaine dernière Lionel Jospin ? Les sénateurs appartenant dans leur majorité à la droite représentent davantage la France rurale que la France des villes et des banlieues. Ils sont élus non pas au suffrage universel comme leurs collègues députés mais par des grands électeurs. C’est la deuxième fois que cette vénérable institution est sur la sellette. La première fois, c’était en 1969, il y a 29 ans, et c’est le général de Gaulle qui proposait sa modification par referendum. Mais les Français ont répondu non à de Gaulle. De Gaulle est parti. Le Sénat est resté. Nous allons le voir dans la deuxième partie de cette émission. Tout de suite, notre invité est Alain Madelin, président de Démocratie libérale et vice-président de l’UDF que nous allons interroger avec Éric Zemmour du Figaro. Alain Madelin, les onze pays européens ont signé hier la naissance de l’euro. Quels sont ses atouts ? Quels sont ses risques ? Vous, lorsque vous aviez été nommé ministre des finances, les collègues européens, vos collègues européens semblaient craindre que vous ne soyez pas partisan de l’Europe, ni de l’euro. Alors où est-ce que vous en êtes ?
Alain Madelin : Je n’ai pas du tout ce souvenir. En tout cas, moi, je suis un européen convaincu et partisan depuis toujours d’une monnaie indépendante des pouvoirs politiques et d’une monnaie européenne. Et je suis de ceux – vous savez, c’est une œuvre collective, c’est Valéry Giscard d’Estaing, François Mitterrand, Jacques Delors, Jacques Chirac et puis les ministres des finances – je suis de ceux qui avaient mis l’euro sur les rails en réduisant les déficits publics, poursuivi ultérieurement par Jean Arthuis et par Dominique Strauss-Kahn. C’est une œuvre collective et je suis très heureux aujourd’hui que nous ayons une monnaie européenne je dirais enfin, une monnaie même si je regrette la façon dont elle a pu être conçue. Il y avait peut-être d’autres chemins pour y parvenir. En tout cas, nous y sommes aujourd’hui. Je crois que c’est quelque chose qui est plein de chance, plein de chance de prospérité pour les Européens. Et une monnaie qui sort du champ politique, c’est la possibilité de voir le pouvoir d’achat garanti pour les classes laborieuses et pour les épargnants. Donc, bonne nouvelle. Il n’en reste pas moins que cela porte un certain nombre de risques et qu’à mes yeux, cette monnaie européenne doit être accompagnée par une politique franchement libérale.
Éric Zemmour : Monsieur Madelin, est-ce que l’euro, une monnaie unique, ce n’est pas très libéral, c’est plutôt technocratique. Le libéralisme, c’est la concurrence. Est-ce que l’euro avec cette imposition par Bruxelles, par une technocratie européenne, est-ce que c’est vraiment très libéral ?
Alain Madelin : Mais comme vous l’aurez peut-être remarqué Monsieur Zemmour, l’euro n’est pas une monnaie unique pour le monde entier. Et l’euro se trouve en concurrence avec le yen, avec le dollar. Donc, la concurrence des monnaies joue. Donc, maintenant, la question qui se pose, c’est que l’euro soit bien géré et que l’euro soit accompagné par les pays nationaux… de politiques que je qualifie de libérales. J’ai apporté avec moi l’interview de Karl Ottopol, phon), qui est l’ex-président de la Bundesbank, qui peut donc parler très librement aujourd’hui. Que dit-il ? « Il ne faut pas sous-estimer les risques et prendre garde que l’Union monétaire européenne ne se traduise par plus de chômage. Il y a un risque. Les pays de l’euro doivent opter pour une stratégie de croissance, une stratégie faite de déréglementation, de privatisation, de bateaux d’intérêt et d’allégements fiscaux », si vous voulez profiter…
Michèle Cotta : C’est la Bundesbank, quoi !
Alain Madelin : Non, c’est une politique libérale. Si vous voulez profiter des chances de prospérité que porte l’euro, il faut que, dans tous les pays européens et à commencer par la France, nous fassions une politique libérale.
Éric Zemmour : Monsieur Madelin, quand il y avait des monnaies concurrentes en Europe et quand il y avait un problème social ou politique dans un pays ou économique, quand il y avait un décalage entre deux conjonctures de pays, on faisait une dévaluation, on jouait sur la monnaie. Aujourd’hui, on ne pourra plus jouer sur la monnaie. On fera quoi ? On baissera les salaires ? On baissera les charges sociales ? Il faudra aller chercher du travail au Portugal ?
Alain Madelin : Eh bien, ce qui se passera, c’est que, si par hasard vous avez une différence de productivité entre deux pays, un pays qui travaille moins bien qu’un autre durablement et vous ne pouvez pas corriger ça par la monnaie, eh bien, ce sont les prix qui corrigent cela. C’est pour cela que vous avez besoin d’une économie souple. Et si nous avons des économies…
Michèle Cotta : Les prix et pas les salaires ?
Éric Zemmour : Les prix et donc les salaires ? Le salaire est un prix ?
Alain Madelin : Oui, bien sûr.
Éric Zemmour : Il y aura une baisse des salaires.
Alain Madelin : Non, attendez. Si un pays est moins productif qu’un autre, de la même façon que vous auriez eu une baisse du pouvoir d’achat par la dévaluation de la monnaie. Donc, il est normal que vous ayez des libertés d’ajustement. Si vous avez une Europe trop rigide, alors là, effectivement, c’est ce que disent tous les économistes, Monsieur Karl Ottopol, etc. une économie trop rigide avec une monnaie unique, bonjour le chômage.
Michèle Cotta : La bataille autour du président de la Banque centrale européenne a-t-elle selon vous gâcher la fête de l’euro ? Est-ce que c’était la peine vraiment de déclencher cette bataille ?
Alain Madelin : Je trouve qu’il y a un côté un peu pantalonnade franchouillarde dans cette bataille pour la présidence de l’euro. Vous savez, ce qui compte, ce n’est pas la carte d’identité du président de la nouvelle Banque centrale européenne.
Michèle Cotta : Vous alliez dire Bundesbank. Bon, d’accord, on passe.
Alain Madelin : Mais justement, ce qui compte – vous allez voir la liaison - ce qui compte, c’est la gestion de cette monnaie. Est-ce qu’on va la gérer à la manière de la banque de France ? Est-ce qu’on va la gérer à la manière de la Bundesbank ou est-ce qu’on va la gérer à la manière américaine ? Moi, si vous me donniez le choix, je vous dirais l’homme à mes yeux le mieux à même de gérer aujourd’hui une monnaie, il s’appelle Monsieur Alan Greenspan. C’est l’homme qui est aujourd’hui en charge de la gestion du dollar. C’est vous dire que, pour moi, ce n’est vraiment pas une affaire de nationalité. C’est une affaire de compétence. Je comprendrais que l’on se batte pour les mécanismes qui permettent de garantir une bonne gestion de l’euro. La nationalité du président, du premier ou du deuxième président, ceci m’apparaît relativement accessoire et au surplus, cela me donne le sentiment que cela nourrit ceux qui ont une vision nationaliste de la monnaie. Moi, je n’ai pas une vision nationaliste de la monnaie. Nous aurions un étalon or, ce serait une discipline monétaire formidable, automatique, je ne connais pas la nationalité de l’étalon or.
Éric Zemmour : Est-ce qu’il y a des différences de gestion entre Monsieur Duisenberg et Monsieur Trichet ?
Alain Madelin : Je ne suis pas capable de répondre à cette question. Le problème, c’est aussi un problème de mécanisme de gestion. Encore une fois, il y a beaucoup d’interrogations sur « dans quel cadre la nouvelle Banque centrale gérera la monnaie ? », est-ce que ce sera encore une fois le cadre un peu trop rigide de la Bundesbank, trop attentif aux déficits publics ou est-ce que ce sera éventuellement un cadre un peu plus libéral où on privilégiera le fait qu’on puisse accompagner avec une monnaie suffisante les pays qui font les réformes et qui baissent les impôts et les charges.
Michèle Cotta : Le président va parler ce soir chez Michel Field. Qu’est-ce que vous lui conseillerez de dire ? Qu’est-ce qu’il va dire, le président ?
Alain Madelin : Eh bien d’abord, la grande satisfaction des Français parce que je crois que c’est une étape importante et que, si la France n’avait pas fait l’effort nécessaire et notamment le président de la République – c’est un choix qui n’était pas facile – l’euro n’aurait pas vu le jour. Donc, c’est une belle victoire des Européens et je crois une belle victoire pour la France.
Éric Zemmour : Avez-vous été satisfait de la précédente prestation du président de la République sur l’Europe ? Pensez-vous qu’il a suffisamment rassuré les Français qui marchent, qui avancent un peu à reculons dans cette Europe nouvelle ?
Alain Madelin : Moi, je suis un optimiste, je suis un euro-optimiste.
Éric Zemmour : Comme le président de la République alors.
Alain Madelin : Si vous voulez. Mais je crois que, trop souvent, on a fait porter à l’Europe le poids des ajustements qui étaient nécessaires. On disait « tout ceci, il faut le faire à cause de l’Europe. Il faut qu’on ouvre nos services publics, que l’on privatise nos télécommunications à cause de l’Europe ». Non, il fallait le faire tout simplement parce que c’est le bon sens qui l’exige. Et l’on a fait porter à Bruxelles le poids des décisions courageuses que l’on ne savait pas prendre nous-mêmes.
Michèle Cotta : Alors on passe peut-être à la reconstruction de la droite. François Léotard vous conjure de rester à l’UDF. Est-ce que vous allez l’entendre ou est-ce que vous allez conquérir votre indépendance ?
Alain Madelin : Écoutez, ce n’est pas moi, en ce qui me concerne, qui a conduit l’UDF à l’échec. Ce n’est pas moi qui l’a remis en cause au lendemain des élections régionales.
Michèle Cotta : Vous en étiez partie prenante quand même.
Alain Madelin : Je suis prêt à m’allier avec qui on veut. Ce que je refuse – moi, je représente un mouvement libéral, Démocratie libérale – ce que je refuse, c’est de le dissoudre par une sorte de fusion dans un nouveau parti du centre qui nous est proposé. Ce sont des choses qui ne passionnent pas les Français. Alors essayons en revanche… est-ce qu’il y aura un jour une alternance par rapport à la politique qui est menée par les socialistes ? C’est ça la vraie question. Je crois qu’il y a une crise aujourd’hui de l’opposition – il y a plus généralement d’ailleurs sans doute une crise de la politique – et qu’à mes yeux, l’opposition a commis dans le passé l’erreur de ne pas assumer franchement une politique libérale comme on l’a fait dans d’autres pays.
Michèle Cotta : Il y a une majorité en France pour ça ?
Alain Madelin : Mais bien sûr. Mais c’est une nécessité et je crois que beaucoup de Français ne se sont pas retrouvés dans des politiques alternatives de centre droite, de centre gauche qui étaient des politiques un peu molles, qui donnaient le sentiment d’être à peu près les mêmes et de ne pas résoudre les grands problèmes du pays comme le chômage, l’insécurité ou les questions d’immigration. Donc, si on veut proposer un autre avenir, ce que je souhaite, un autre avenir au pays que celui que préparent les socialistes, quelles sont les deux conditions ? D’abord, quel est le projet efficace et utile au pays ? À mes yeux, c’est un projet libéral. Et je crois que tous les observateurs qui regardent aujourd’hui ce qu’est la droite, ce qu’est l’opposition disent « c’est quand même du côté des idées libérales que doit se trouver le ciment de l’opposition ». Deuxièmement…
Michèle Cotta : Mais tout le monde est pour un certain libéralisme y compris les socialistes, de quel libéralisme s’agit-il ?
Alain Madelin : Oui, enfin… justement, s’il s’agit du même libéralisme que les socialistes, allons, gardons les socialistes. Justement, il y a besoin de choix plus forts et l’opposition, elle a besoin d’être unie. Et c’est en tous les cas la tâche qui est la mienne, travailler à une opposition unie…
Éric Zemmour : Unie avec qui ?
Alain Madelin : Avec l’ensemble de l’opposition.
Éric Zemmour : Mais dans quel cadre ?
Alain Madelin : Travailler à une opposition unie avec, je l’espère, une base libérale aussi forte que possible.
Éric Zemmour : Est-ce que vous savez bien ce qu’on vous reproche à l’UDF, c’est qu’en cassant, en achevant de casser l’UDF - parce que je vous accorde que ce n’est pas vous qui avez commencé à jeter la première pierre sur le mur UDF – vous travaillez pour le RPR qui deviendra le parti dominant de la droite ?
Alain Madelin : Mais non, mais non ! À l’heure actuelle, vous avez peut-être écouté ce que disent les uns et les autres. Ils disent « nous avons besoin de refaire une nouvelle UDF au centre qui serait en quelque sorte une machine de guerre contre le RPR ». On parle de quoi ? Des primaires, c’est-à-dire d’un nouvel affrontement UDF/RPR. Mais c’est de la folie, cela. Est-ce que nos électeurs demandent cela ? Est-ce que ce n’est pas le plus sûr moyen aujourd’hui de condamner l’opposition à vingt ans d’opposition ? Donc, moi, je refuse cette guerre, qui que ce soit…
Éric Zemmour : Et vous êtes de nouveau pour les candidatures uniques ?
Alain Madelin : Je refuse cette guerre.
Éric Zemmour : Vous êtes de nouveau pour les candidatures uniques de l’opposition ?
Alain Madelin : Mais ça fait vingt ans qu’on fait des candidatures uniques pratiquement à toutes les élections. Donc, ce que je dis aujourd’hui, c’est que la situation a changé. Nous avons un Front national qui est là, qui est menaçant, qui est pesant et qu’une guerre à l’intérieur de l’opposition, une nouvelle guerre UDF/RPR serait une guerre fratricide. Moi, je n’en veux pas et je veux au contraire contribuer à être le trait d’union à l’intérieur de l’ensemble de l’opposition.
Éric Zemmour : Donc, vous voulez que toute l’opposition se rassemble dans une fédération ?
Alain Madelin : Dans une confédération de l’ensemble de l’opposition.
Éric Zemmour : Dont le maître sera Jacques Chirac ?
Alain Madelin : Mais non, dont le maître ne sera pas Jacques Chirac. Cette confédération, elle se fera. Je prends le pari avec vous qu’elle se fera et j’ajoute même qu’elle se fait à la base parce qu’à la base, il y a des tas de gens qui en ont assez de cette guerre d’état-major, au sommet, de ces guerres de chefs et qui se disent « dans notre département, dans notre ville, dans notre région, nous, on n’est pas fou, on fait l’unité ».
Michèle Cotta : Alain Madelin, vous ajoutez un peu à cette division tout de même.
Alain Madelin : J’ajouterai réellement si je participais à la reconstitution d’une UDF dissoute qui participerait à une nouvelle guerre contre le RPR. Je crois à l’union la plus large. Michèle Cotta, vous suivez mon parcours depuis un certain nombre d’années, jamais, je n’ai pratiqué de division. J’ai toujours cherché à faire des additions. Et en dehors de la casquette que j’ai, vous m’avez interrogé en tant que président de Démocratie libérale, je suis président d’un cercle qui réunit des tas de gens à l’intérieur de l’opposition qui sont les cercles Idées-Actions qui sont des cercles de l’opposition toute ensemble rassemblée autour d’un certain nombre d’idées libérales.
Éric Zemmour : Alors dans cette confédération qui ressemblerait à une espèce de droite plurielle, est-ce que vous mettez des passerelles avec le Front national comme tente de le faire Charles Millon avec son parti intitulé « La Droite » ?
Alain Madelin : Non mais, je crois que cette opposition unie, elle a besoin d’avoir une attitude claire vis-à-vis du Front national. Pas d’alliance mais à l’inverse - en tous cas, moi, je m’y refuse – participer à ces croisades médiatiques menées par la gauche et l’extrême gauche contre le Front national qui ne font que nourrir le Front national.
Michèle Cotta : C’est pourtant l’UDF qui a exclu les trois présidents UDF…
Alain Madelin : Et un certain nombre de Français justement en ont assez. Moi, je n’ai pas envie de voir se reproduire à l’échelon national ce qui s’est passé dans le Var, c’est-à-dire la disparition de l’opposition. Il ne reste plus que d’un côté le Parti socialiste et de l’autre côté le Front national.
Éric Zemmour : Donc, vous réinventez le « ni-ni », ni alliance, ni diabolisation ?
Alain Madelin : Je suis contre les procès en sorcellerie dont les Français sentent bien qu’ils constituent un combat moral douteux dans la mesure où cette morale-là, elle coïncide très exactement avec les intérêts électoraux du Parti socialiste. Si on est en désaccord avec le Front national – c’est mon cas – il faut expliquer pourquoi. Si le Front national dit « la Terre est plate », eh bien, je ne vais pas allumer un bûcher pour brûler celui qui a dit que la Terre est plate. Je vais essayer d’expliquer patiemment pourquoi la Terre est ronde.
Michèle Cotta : Vous pensez y arriver ?
Alain Madelin : Mais bien sûr et je crois qu’il faut justement qu’un certain nombre de gens disent « voilà quel est le cercle de l’inacceptable. Voici quels sont les propos, les propositions du Front national que nous refusons ». Et le Front national, ou il reste dans ce cercle et il s’exclut ou il se divise ou il rentre dans le jeu politique normal.
Éric Zemmour : Est-ce que la droite peut revenir au pouvoir sans le Front national ?
Alain Madelin : La droite a besoin de retrouver des électeurs y compris un certain nombre d’électeurs qui l’ont quittée et qui sont allés vers le Front national. Et pour les retrouver, je vous assure que la méthode qui consiste à les traiter comme des pestiférés n’est pas la bonne méthode. Dans une démocratie, l’arme du combat, c’est le débat.
Michèle Cotta : Alain Madelin, alors vous êtes assez contre ce qu’a dit Jacques Chirac finalement dans son allocution précédant les élections régionales ?
Alain Madelin : Vous pensez à quoi ?
Michèle Cotta : Le Front national était plutôt plus rejeté. Il n’était pas question de lui dispenser des explications, il était quand même…
Éric Zemmour : Il l’a traité de parti raciste et xénophobe.
Alain Madelin : Écoutez, je suis moi-même régulièrement traité par le Front national comme étant le membre d’un complot sioniste international franc-maçonnique ou je ne sais plus trop quoi. Donc, c’est dire vraiment que je mesure derrière de tels propos le caractère douteux, les fantasmes qui alimentent le Front national. Et vous savez, moi, je suis un libéral, c’est-à-dire quelqu’un qui est plutôt libéré même si ça n’empêche d’être énergique. Je n’aime pas quand il y a trop de passion. Je n’aime pas que l’on fasse appel aux peurs. Et quand le Front national fait appel à la peur de l’autre, je condamne cela. De la même façon, je n’aime pas non plus que l’on fasse appel à la peur du Front national. Essayons d’être sereins, d’être calmes et de trouver une façon de faire de la politique qui soit positive et qu’on n’ait pas besoin à chaque instant d’agiter l’épouvantail de l’autre.
Michèle Cotta : Alain Madelin, merci. Vous restez avec nous pour la deuxième partie de cette émission. Faut-il ou non modifier le Sénat, la deuxième assemblée de la République ? La modernisation de la vie publique passe-t-elle par ce détour et sa suppression est-elle envisageable dans le décor politique français ? Et pourquoi la gauche au pouvoir envisage-telle sa suppression ou le changement du mode d’élection de ses membres ?
Le Monde - 12 mai 1998
Alain Madelin, président de Démocratie libérale, au « Grand Jury RTL – Le Monde – LCI »
Le Monde : Pourquoi refusez-vous que les composantes de l’UDF se fondent dans un grand parti du centre et du centre-droit ?
Alain Madelin : Il faut un mouvement libéral puissant, qui ait des échos dans le pays. C’est la raison pour laquelle je ne veux pas dissoudre Démocratie Libérale. Le personnel politique de l’opposition a grandi dans un période qui n’était pas vraiment celle des idées libérales. Il sort de ce fameux moule, dans lequel on a un peu trop mélangé la politique et l’administration. IL y a une sorte de décolonisation à faire de la politique par rapport à la haute administration. C’est pourquoi, d’ailleurs, nous souhaitons une opposition unie, avec un projet fort, un projet libéral, mais aussi une opposition renouvelée.
Nous avons besoin de têtes et de talents nouveaux, qui viennent de la culture vivante, de ce qui bouge et va faire le monde de demain. La catégorie « ancien ministre » - à laquelle j’appartiens, d’ailleurs – devrait avoir la sagesse de s’effacer au fil du temps.
Il faut à l’opposition, enfin, une assise populaire. Il y a tout une série de Français ordinaires, de Français moyens – une « majorité silencieuse », comme on dit parfois – qui ne se reconnaissent plus dans la politique et qui ne se reconnaissent pas dans l’opposition. Nous devons pratiquer un langage un peu moins codé, un peu moins technocratique, un peu plus réaliste, en osant appeler un chat un chat et aborder certains problèmes en face, comme on n’a pas osé le faire dans le passé.
Je vais prendre un exemple : la sécurité. Tout le monde était tétanisé dès que l’on disait quelque chose dans ce domaine. « Vous faites le lit du Front National ! », accusait-on. Ce qui est sûr, c’est que par ces silences, ce refus d’entendre, de voir, de parler, on fabriquait l’électorat du Front national. On a besoin d’une opposition sans complexes, qui parle de certains sujets même s’ils ne plaisent pas aux politiquement ou médiatiquement corrects.
Le Monde : Votre ami Pascal Clément, secrétaire général de Démocratie libérale, dit que les libéraux ne s’expriment pas, aujourd’hui, parce qu’ils ont peur de choquer. Quelles sont les idées libérales qui peuvent choquer ?
Alain Madelin : Le poids de l’administration est trop élevé dans ce pays, et il faut avoir le courage de dire que, dans les années qui viennent, il faudra diminuer le nombre de fonctionnaires. Je nuance tout de suite : cela ne signifie pas qu’il faut licencier des fonctionnaires ; mais il faudra en recruter moins vite. Il faut pouvoir redéployer les moyens à l’intérieur de la fonction publique. Il ne faut pas mettre les fonctionnaires en procès, mais avoir un projet d’allégement réel de l’État.
Autre exemple : les libéraux sont passionnément attachés à l’État de droit. Être libéral, c’est défendre, non pas le droit du plus fort, mais celui du plus faible. Le respect de la loi, l’égalité devant la loi, ce sont des choses essentielles pour un libéral. Cela implique, notamment, le droit à la sécurité. Il faut, à ce sujet, changer complétement d’état d’esprit : pendant longtemps, on a pensé qu’il fallait traiter le problème par la prévention et la rééducation ; on s’aperçoit, à l’expérience, que ce qui marche, ce qui compte, c’est quand même, d’abord, la sanction.
Quand vous mettez la sanction entre parenthèses, vous développez de façon formidable la délinquance. S’agissant des mineurs, en particulier, il faut des sanctions qui permettent d’incarcérer les délinquants. S’il n’y a pas d’établissements spécialisés pour l’incarcération des mineurs multirécidivistes, eh bien ! il faut en construire. Et s’il n’y a pas assez d’argent public pour le faire, il faut faire confiance au secteur privé !
Le Monde : Vous donnez là une version plutôt « disciplinaire » du libéralisme, mais, il y a quelque temps, vous plaidiez pour un débat sur la dépénalisation de l’usage des drogues…
Alain Madelin : L’un peut aller avec l’autre ! La loi de 1970 n’est pas appliquée. Je suis partisan de l’interdit, je pense qu’il faut tout faire pour empêcher cette contagion de la drogue à laquelle on assiste. Mais je pense qu’il faut, en même temps, avoir le courage de regarder les choses en face : la loi de 1970 ne marche pas. Les hommes politiques ne doivent pas se défausser de leurs responsabilités sur ce sujet.
Le Monde : Le 23 mars, le président de la République a exprimé une condamnation très ferme du Front national. La partagez-vous ?
Alain Madelin : Je ne crois pas dans un procès en sorcellerie permanent contre le Front national. Si certains veulent le faire, qu’ils le fassent ! Les Français ne sont pas dupes : ils ont à peu près compris que ces croisades dites « morales » coïncident avec « électorales » pour le Parti socialiste et que la moralité est bien lointaine. Ils pensent que la classe politique n’est pas toujours très propre et qu’avant de donner des leçons de morale aux autres, elle ferait bien de balayer devant sa porte. Ces Français n’ont pas forcément tort et, aujourd’hui, toutes les croisades morales, où la droite s’est mise à la remorque de la gauche et de l’extrême gauche, nourrissent le Front national
L’opposition fait une bêtise parce qu’elle se fait diviser par la question du Front national. Je voudrais retourner les choses et diviser le Front national, en disant : « Voilà le cercle de l’inacceptable : le racisme, l’antisémitisme, un certain nombre de relents… Ou vous restez à l’intérieur de ce cercle et, dans ce cas, vous comprenez que vous soyez exclus du jeu politique. Ou vous en sortez et, dans ce cas, on verra demain.
Beaucoup de jeunes se forgent une conscience politique, aujourd’hui, dans le refus du Front national et de toute alliance avec lui. Ils disent, et ils ont raison, que la fin ne justifie pas les moyens. J’adhère parfaitement à cette idée force. Pour toutes ces raisons, il n’y a pas d’alliance avec le Front national aujourd’hui.