Déclaration de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, sur la situation en Irak et en Syrie, au Sénat le 22 octobre 2019.

Prononcé le

Intervenant(s) : 

Circonstance : Audition devant la Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat

Texte intégral

M. Christian Cambon, président. - Monsieur le Ministre, vous revenez d'Irak et j'ai souhaité que la commission puisse vous entendre au sujet des djihadistes détenus dans les camps kurdes et de votre proposition de les faire juger en Irak, si besoin par des instances internationales. Sur ce plan, quel a été le résultat de votre visite ?

Le coordonnateur des juges antiterroristes a, quant à lui, appelé à judiciariser ces criminels en France. Quelle est la position du gouvernement à ce sujet ?

R - J'ai accepté volontiers de partager avec vous quelques remarques sur la Syrie et l'Irak.

Je reviens d'un déplacement en Irak et dans le Kurdistan irakien qui avait d'abord pour objectifs de marquer publiquement le soutien de la France à l'Irak, rapidement, car c'est le pays dans lequel le risque d'une résurgence de Daech est le plus élevé, et d'évoquer la situation des Kurdes avec les autorités du Kurdistan autonome.

Cette démarche a été très appréciée par mes interlocuteurs : le président irakien, M. Saleh, le Premier ministre M. Abdel-Mehdi et le ministre des affaires étrangères, ainsi que, au Kurdistan, le président en exercice, M. Netchirvan Barzani, son Premier ministre, M. Masrour Barzani et le patriarche, Massoud Barzani.

J'ai ressenti une inquiétude légitime chez mes interlocuteurs, parce que l'Irak traverse une crise politique qui n'est pas encore réglée et qui a donné lieu à des affrontements début octobre, lesquels ont fait des victimes. Cette crise a bousculé le gouvernement, d'autant que ces manifestations - comme celles qui se déroulent en ce moment même au Liban - ne coïncident pas avec les lignes de fractures ethniques et religieuses.

Le pays est donc fragilisé. Je vous rappelle que son Premier ministre est un ami de la France, qu'il est francophone et qu'il a engagé un rapprochement avec les autorités kurdes, ce qui permet une relation "déconflictée" entre le Kurdistan et les autorités irakiennes.

Je n'ai pu que constater que tous les acteurs étaient en train d'assumer le changement de posture des Etats-Unis. La donne a changé. La France reste toutefois un interlocuteur essentiel.

En outre, les acteurs que j'ai rencontrés considèrent tous que la guerre contre Daech peut reprendre. L'état de clandestinité du mouvement en Irak lui permet de monter une organisation souterraine en particulier dans les régions sunnites, qui alimente sa résurgence.

S'agissant des djihadistes emprisonnés, l'erreur serait de ne parler que des étrangers. Des milliers de combattants sont détenus dans l'est du Nord-Est syrien, parmi lesquels des combattants étrangers originaires de 72 pays différents, dont des Français. Ils sont donc syriens et, très majoritairement, irakiens. Ces combattants ont lutté jusqu'à la fin, dans les dernières batailles contre la coalition.

Damas et les Kurdes syriens se sont rencontrés et se sont entendus. Le régime syrien a déployé des soldats dans la partie ouest du Nord-Est, afin d'éviter aux Forces démocratiques syriennes (FDS), de se trouver sous le feu turc. Ils ont passé un accord. Ce n'est pas un accord politique pour l'instant, c'est un accord de protection et de sécurité.

Ceci me fait dire qu'on assiste au début de la récupération, par le régime de Damas, de la zone que l'on appelle le NES - pour nord-est syrien -, à la suite du retrait américain.

Les Kurdes syriens sont en relation avec les Kurdes d'Irak, d'autant que 3 000 personnes environ ont déjà gagné le Kurdistan irakien depuis la Syrie et se sont installées dans des camps mis en place par les autorités de la province autonome.

Nous sommes, quant à nous, toujours en relation avec les FDS, malgré la nouvelle donne que constitue l'accord conclu avec le régime syrien.

S'agissant de la reconstruction de l'Irak après la chute de Daech, elle avance lentement. Le Premier ministre a décidé de prendre le taureau par les cornes pour accélérer le retour à la vie normale en matière d'eau et d'électricité. C'est important, car, faute d'un retour à une vie normale, les populations sont particulièrement sensibilisées aux messages qu'envoie Daech à ce sujet.

L'Irak fait face au risque, que le gouvernement craint beaucoup, d'une connexion entre l'organisation clandestine de Daech en Irak et les djihadistes combattants emprisonnés, auxquels s'ajoutent les 30.000 ou 40.000 déplacés qui se trouvent dans des camps, y compris des familles de combattants, les femmes venues de tous horizons dont de France. Pour les Irakiens, la priorité n'est pas les Français, mais bien ces milliers de combattants et le risque d'un lien avec les sympathisants. Ils essaient donc de trouver les voies d'une sécurisation de leur situation.

Je n'ai pas d'information sur le résultat des discussions que tiennent actuellement MM. Poutine et Erdogan à Sotchi. L'accord entre MM. Pence et Erdogan ne porte que sur une zone de 30 kilomètres de profondeur au nord de la route nationale 4, et de 130 à 150 kilomètres de long. On ne sait pas ce qu'il en sera, d'autant que le cessez-le-feu arrive à son terme ce soir. Les FDS, quant à elles, se sont repliées, mais annoncent leur volonté de poursuivre le combat.

La situation est donc grave et la donne a beaucoup changé.

M. Christian Cambon, président. - Nous avons assuré les Kurdes de notre soutien, mais qu'en sera-t-il si ceux-ci se tournent vers Bachar al-Assad ?

R - Avec cet accord, ils garantissent seulement le minimum sécuritaire, avec la complicité du régime syrien et des Russes, en prenant bien soin de préciser qu'il ne s'agit pas d'un accord politique, car ils doivent se protéger face à la rupture que constitue la décision américaine de retirer leurs forces. Il ne s'agit en aucune manière d'un accord politique. Nous continuons donc à entretenir des relations avec les FDS, ainsi qu'avec les autorités kurdes d'Irak.

(Questions des parlementaires)

Q - Quelles sont, d'après vous, les conséquences de ce revirement d'alliances inédit en ce qui concerne la confiance envers l'occident après le retournement américain et une certaine forme d'impuissance européenne ?

R - Tout d'abord, je reste prudent : je ne vous communique que mes impressions à l'instant T, mais la situation peut évoluer d'un jour à l'autre.

S'agissant du problème géographique, la partie sud du Nes n'appartient pas au Rojava qui ne se limite pas à la partie occupée par les Turcs ; le territoire kurde syrien continue à exister, même amputé de 30 km de profondeur, et même si la volonté du président Erdogan est d'y installer les réfugiés syriens arabes, ce qui pose d'autres problèmes.

Vous m'avez interrogé sur l'OTAN. Même si la Turquie en est membre, ce n'est pas un sujet qui concerne directement l'Alliance.

En revanche, nous avons demandé la réunion de la coalition contre Daech, dont le principe a été adopté le lundi suivant par les 28. Aujourd'hui, tout le monde la demande, comme en témoignent les déclarations des Irakiens, des Saoudiens ou des Emiratis. Les Etats-Unis ont admis le principe d'une telle réunion. La France joue dans ce processus, un rôle de pilotage et d'incitation.

Il reste toutefois qu'un trouble s'est fait jour dans la relation transatlantique, Un sommet de l'OTAN prendra place à Bruxelles dans les semaines qui viennent, qui permettra d'évoquer l'état de cette relation en présence de M. Trump.

De ce point de vue, Monsieur Yannick Vaugrenard, il me semble en effet que nous devons mobiliser l'Europe, et j'en discute avec le Président de la République. Ce trouble dans la relation transatlantique nous interroge tous et impose un sursaut de la solidarité.

Si nous ne nous prenons pas en main, quelle crédibilité nous restera-t-il ? Mes interlocuteurs me disent : "que voulez-vous que nous fassions ? Nous devons penser avant tout à notre sécurité." C'est compréhensible. L'Irak a beaucoup donné ces dernières années.

C'est un moment majeur dans la relation entre les puissances, qui introduit une rupture de l'ordre international issu de 1945. L'Europe doit prendre conscience de ces enjeux et s'organiser, car la France seule ne le peut pas. Nous avons adopté une posture très ferme vis-à-vis des Turcs, mais nous devons conserver un moyen de leur parler et être attentifs à ce qu'ils veulent faire.

Monsieur Joël Guerriau, je n'ai, quant à moi, jamais dit que Daech était mort. J'ai pu évoquer la défaite du califat territorial, après les dernières batailles du mois de mars, mais M. Baghdadi n'a pas été arrêté et Daech n'a pas disparu.

S'agissant des détenus, l'essentiel est pour l'instant resté sous contrôle. La sécurité des zones sensibles est assurée, sauf à Aïn Issa où un camp est séparé en deux, avec des femmes et des enfants de djihadistes d'un côté et des réfugiés de l'autre. Dans ce camp, des mouvements se sont produits il y a trois jours, des femmes sont parties, certaines sont ensuite revenues, je n'ai pas d'information plus complète. Avec l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la Belgique, les Pays-Bas, le Danemark et la Suède, nous discutons de manière approfondie avec l'Irak du traitement des combattants. Nous sommes ainsi en contact avec les autorités politiques, judiciaires, pénitentiaires pour élaborer un dispositif de judiciarisation.

Cela ne se produira pas dans l'immédiat, mais nous avons l'expérience de mécanismes antérieurs et nous travaillons sur cette hypothèse. Les Irakiens sont compréhensifs et coopératifs, mais leur préoccupation majeure reste les milliers de djihadistes. Quoi qu'il en soit, du fait de l'histoire et de la confiance que nous avons construite, nous sommes en bonne position. Certains mouvements locaux ne sont toutefois pas favorables à ce processus, mais cela relève de questions internes au gouvernement irakien.

Les manifestations récentes, qui ont fait des morts, n'opposaient pas simplement les Chiites aux Sunnites. Il s'agissait plutôt d'un soulèvement populaire contre le gouvernement en général, et la corruption.

Q - Le coordinateur du pôle anti-terroriste en France a déclaré qu'il vaudrait mieux que chaque pays rapatrie ses ressortissants pour les juger, y compris pour des raisons de sécurité.

R - Je vous suggère de l'interroger sur ce sujet et de lui demander comment il ferait. J'ai été surpris de cette déclaration.

Q - La Belgique, d'après M. Trump, souhaite récupérer les siens. Si chacun agit en ordre dispersé...

R - Ce n'est pas simple. Nous avions sorti dix-sept enfants dans le passé. Je ne me hasarderais pas à envoyer des diplomates traiter ces questions, tant le terrain est devenu dangereux. La confiance envers la France n'est pas touchée, au contraire. L'Europe sera-t-elle à même de relever ce défi ? On peut être optimiste. Peut-être un prochain accord va-t-il permettre la sécurisation de la zone. Il n'empêche que des actes ont été posés, ce qui posera à l'avenir un problème de crédibilité. Il y a aussi des invraisemblances. M. Trump a dit qu'il n'irait pas séparer Turcs et Syriens à 11.000 kilomètres des Etats-Unis. Après le 11 septembre, l'article 5 de l'OTAN a été mobilisé pour la seule fois de l'histoire de l'Alliance. Nous étions là, nous avons franchi les 11.000 km pour intervenir en Afghanistan. Et nous avons eu des morts.

M. Christian Cambon, président. - Merci pour ce point de situation.


source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 31 octobre 2019