Déclaration de Mme Florence Parly, ministre des armées, sur l'Union européenne et les questions de sécurité, à Paris le 2 juillet 2020.

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Circonstance : Audition devant la sous-commission défense et sécurité du Parlement européen

Texte intégral

Madame la présidente,
Mesdames les vice-présidentes, messieurs les vice-présidents,
Mesdames et messieurs les députés européens,


Je suis très heureuse et très honorée d'être avec vous aujourd'hui, C'est la première fois que j'ai l'occasion de pouvoir m'exprimer devant la sous-commission défense et sécurité du Parlement européen. C'est très important pour moi et entre nous, je pense qu'il était grand temps de le faire. Alors, aujourd'hui, je souhaite que nous puissions échanger librement et discuter à coeur ouvert.

Nous avons l'Europe en partage, l'idéal d'un destin commun, et nous portons un héritage inouï : la paix. La paix est au coeur du projet de l'Union européenne, et force est de constater le succès de ce projet.

Mais ne faisons pas pour autant l'erreur de prendre la paix pour un acquis. Nous vivons dans un monde de menaces et nous avons chaque jour l'occasion de constater à quel point l'équilibre de la paix est précaire. C'est le constat que faisait votre collègue Arnaud Danjean en 2017 lorsqu'il a conduit l'analyse de l'environnement stratégique de la France: nous voyons aux portes de l'Europe, à nos portes, un retour de la guerre ouverte et des démonstrations de force décomplexées.

Le terrorisme continue de sévir au Sahel, on assiste à des manoeuvres d'intimidation de la mer Baltique à la mer Noire en passant par l'Ukraine orientale, les puissances militaires s'affirment, la compétition entre la Chine et les Etats-Unis est débridée et enfin, l'ordre multilatéral est directement contesté et affaibli par l'érosion des traités internationaux : notre architecture européenne de sécurité a été fragilisée avec la fin du traité FNI et ainsi que par le récent retrait américain du Traité Ciel Ouvert.

Les faits n'ont malheureusement pas démenti les analyses. Ce que ces travaux prévoyaient en 2017 s'est réalisé, avec une donnée supplémentaire : la vitesse à laquelle ces événements se réalisent. Nous sommes en effet entrés dans le temps de l'accélération. L'accélération des tensions, l'accélération de l'érosion des traités, le tout dans un climat d'imprévisibilité et d'instabilité croissantes.

Au cours des trois dernières années, nous avons pu ainsi voir le contexte sécuritaire se dégrader fortement.

Il y a pour commencer dans notre voisinage direct, la crise libyenne. La guerre fait rage dans ce grand pays arabe depuis plusieurs années. Mais aujourd'hui, ce sont deux puissances non arabes qui prétendent en faire l'adjudication entre elles. Cela ne peut pas être une bonne nouvelle pour l'Europe. Surtout quand cette syrianisation du conflit se confirme à la fois dans l'esprit, et dans la lettre : car ces deux puissances ont importé plusieurs milliers de miliciens syriens pour soutenir leur combat.

Je voudrais m'arrêter un moment sur le comportement très préoccupant de la Turquie. La France et la Turquie participent toutes deux à l'opération otanienne Sea Guardian de sûreté maritime en Méditerranée orientale, dont une des missions consiste à assurer la surveillance maritime contre les trafics. Cela, alors que les Nations Unies ont imposé un embargo sur les livraisons d'armes à la Libye. Il y a quinze jours, alors qu'un navire français contrôlait un cargo suspect en provenance de Turquie, des frégates turques ont interféré et l'une d'entre elle a, comme on dit en langage militaire, illuminé le navire français avec son radar de conduite de tir. C'est un acte agressif et indigne d'un allié de l'OTAN.

Je l'ai donc dit très clairement lors de la dernière réunion ministérielle de l'OTAN. J'ai été soutenue par beaucoup de mes homologues européens et je les en remercie. Nous sommes censés être une alliance. Un allié qui viole consciencieusement les règles que l'Alliance est censée faire respecter et tente de menacer ceux qui l'interrogent, ce n'est pas acceptable. Nous avons donc formulé quatre demandes pour que ce type d'incidents ne se reproduise pas : une réaffirmation solennelle du respect de l'embargo ; un rejet catégorique de l'utilisation par la Turquie des indicatifs OTAN pour mener ses trafics ; une meilleure coopération entre UE et OTAN ; et des mécanismes de déconfliction. Dans l'attente de clarifications sur ces différents points, le Président de la République Française a pris la décision de retirer les moyens français consacrés à Sea Guardian et ceci, jusqu'à nouvel ordre.

J'ai parlé de la Russie et du rôle qu'elle joue en Libye. Je ne peux pas dire que nous nous réjouissons de ce rôle, mais nous ne pouvons pas le nier. Dans les efforts importants que nous menons pour parvenir à un cessez-le-feu en Libye, nous avons besoin de discuter avec la Russie. La Libye n'est pas le seul domaine où une telle discussion est nécessaire : il y a tout le volet de la stabilité stratégique et de la maîtrise des armements en Europe, après la fin du traité FNI et la fragilisation du Traité Ciel Ouvert ; il y a aussi l'Ukraine, la Syrie, et d'autres conflits encore. C'est pourquoi le Président de la République a décidé de rétablir avec Moscou des canaux de discussion. Cela ne veut pas dire être naïf ou aveugle. Nous savons qui est en face. Je le sais, j'étais à Moscou en septembre dernier avec le ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian. Par ailleurs il ne faut pas s'attendre à des résultats immédiats ; mais c'est un travail de fond dont nous espérons qu'il portera ses fruits à terme.

J'ai beaucoup parlé de nos voisins, parlons donc de nous, de l'Europe.

La crise sanitaire que nous traversons a mis en lumière un certain nombre de choses. Pour commencer, ce que j'ai trouvé particulièrement frappant, c'est que dans l'ensemble des pays de l'Union européenne, les armées ont été une réponse, un recours, et même, un réconfort. C'est une expérience que nos pays et nos armées ont désormais en commun. Et lorsqu'on parle de renforcement de notre culture stratégique commune, cela passe aussi par ce partage d'expérience pour une coordination accrue.

La deuxième chose que cette crise a souligné, ce sont les dépendances que nous avons à l'égard de pays extra-européens, particulièrement asiatiques, dans un certain nombre de domaines. Et dans ce contexte où l'on constatait notre manque de souveraineté sur certains sujets, on a pu craindre que les Etats se replient sur eux-mêmes. On a pu avoir l'impression que la solidarité européenne pouvait aussi disparaître dans cette tempête.

Alors c'est vrai, l'Union européenne a été absente au tout début de la crise. C'est en partie normal, ses prérogatives concernent l'économie et non la santé. Et d'ailleurs on le voit avec le plan de relance historique qui est en préparation.

Mais pour autant, cela n'empêche pas qu'il y a eu une véritable solidarité européenne. Des patients français et italiens ont été accueillis dans des hôpitaux allemands, autrichiens, d'autres ont été déplacés grâce à des moyens mis à disposition par le Luxembourg.

Et cela prouve que nous sommes capables d'agir rapidement ensemble. Quand la vie et la protection des citoyens européens est en jeu, nous savons nous mobiliser.

C'est l'ambition que nous portons avec les ministres de la défense de l'Union européenne et même au-delà pour construire l'Europe de la défense. Car si nous partageons les mêmes défis et sommes menacés par les mêmes acteurs, pourquoi ne pas partager les moyens de nous défendre ?

L'Europe de la défense, c'est différent de l'idée d'une armée européenne. L'Europe de la défense, c'est pouvoir jouir d'une pleine liberté d'action européenne. C'est à dire être capable, lorsque nous en avons besoin et si nous le souhaitons d'agir ensemble. Et cela suppose trois choses :

- Tout d'abord, c'est être capable d'apprécier et de décider entre Européens. Comprendre le monde pour agir. C'est pour cela que nous devons faire converger nos visions stratégiques et travailler à une culture commune. Sans oublier nos intérêts nationaux, c'est se retrouver autour de la défense d'intérêts communs à tous les pays européens : c'est ce que nous faisons depuis 2 ans au sein de l'Initiative européenne d'Intervention, une enceinte de rencontres entre les états-majors de 12 pays européens pour réfléchir à des scénarios concrets, comme l'évacuation de ressortissants ou la réponse à des catastrophes humanitaires.
- Ensuite, c'est acquérir les capacités pour agir. C'est à dire investir pour équiper nos forces des matériels clés dont elles ont besoin. Si nous avons les mêmes équipements, cela nous permet d'agir plus facilement ensemble, de mieux coordonner nos moyens sur le terrain. En Europe nous avons 17 types différents de char de combat, lorsque les Etats-Unis en ont un seul. Nous pouvons, nous devons, allier nos efforts et mutualiser les coûts.
- Enfin, c'est avoir des matériels dont nous maîtrisons la technologie. Car l'autonomie politique et opérationnelle repose d'abord sur l'autonomie technologique et industrielle. Et cela veut dire développer une industrie européenne, qui innove et produise en Europe, au profit de nos emplois et de nos territoires.


Depuis 3 ans, nous construisons ensemble cette Europe de la défense. Et depuis 3 ans, nous avons fait des progrès considérables.

Pour commencer, nous agissons ensemble, sur le terrain : au sein des missions européennes, je pense à EUTM, la Mission de formation de l'Union européenne au Mali ou encore au sein de l'opération IRINI lancée en mars 2020 pour s'assurer du respect de l'embargo des armes en Libye – mais pas seulement.

Au Sahel, de nombreux partenaires européens agissent au sein de l'opération Barkhane. Les Espagnols, les Danois, mais aussi les Tchèques et les Estoniens nous sont d'un soutien extrêmement précieux. Cet été, la Task Force Takuba – des unités de forces spéciales issues de plusieurs pays européens – se déploiera pour accompagner les armées locales au combat. Dès cet été, les militaires estoniens s'engageront au sein de cette Force. Ils seront bientôt rejoints par des Tchèques, des Suédois, et, je l'espère, des Italiens des Grecs, et peut-être d'autres encore.

Nous avons aujourd'hui un objectif politique bien partagé : nous mobiliser pour notre défense. Nous devons être capable d'assurer notre propre protection. Cela ne signifie pas un repli sur nous-mêmes, au contraire. Nous n'en serons que de meilleurs partenaires. Mais nous ne serons pas réduits à choisir le camp d'une super puissance ou d'une autre. Nous avons une voix propre à faire entendre sur la scène internationale.

La ressource, nous l'avons ; ce qu'il nous faut, c'est la convertir en moyens, et surtout, avoir la volonté d'utiliser ces moyens au service des intérêts et des valeurs de l'Europe. L'Europe ne peut pas et ne doit pas être un jeu de structures : elle doit devenir une entreprise de caractère, une force agissante.

Dans ce monde à la dent dure, nous devons nous donner les moyens de construire la liberté d'action européenne. Ces moyens, c'est notamment le Fonds européen de défense. Là aussi, il y a eu des progrès. Il y a quelques années, il était encore impensable que l'Europe injecte de l'argent dans le domaine de la défense. L'existence même du fonds européen de défense, c'est un changement de paradigme, c'est une révolution. Pour la première fois, des fonds européens seront consacrés au développement de notre BITD européenne. La Commission européenne avait proposé de le doter de 13 milliards d'euros sur la période 2021-2027. La présidence finlandaise voulait réduire cette proposition à 6,5 milliards. Je m'y suis fermement opposée, et nous nous sommes mobilisés avec plusieurs partenaires européens pour revoir ce montant à la hausse. Aujourd'hui, nous avons réussi à obtenir 9 milliards. Mon avis, c'est qu'il faudrait plus, c'est pourquoi la France, l'Allemagne, l'Espagne et l'Italie ont écrit au Haut représentant et aux autres ministres de la Défense de l'Union européenne : nous avons besoin d'un FEDef ambitieux, et aujourd'hui plus que jamais.

Nous en avons besoin, car la crise du Covid-19 nous a montré le besoin d'Europe et le besoin de souveraineté européenne et que le fonds européen de défense peut être et doit être un instrument de la relance économique, pour nos emplois, pour nos PME, qui font la richesse du tissu industriel européen. Et vous, parlementaires européens, v nous avez le pouvoir de faire changer les choses. Vous avez le pouvoir de faire de FEDef une force qui irrigue notre économie, bien au-delà de la défense, et qui participe à la protection des citoyens européens. Nous pourrons en reparler lors de nos échanges.

J'ai déjà été bien longue, mais je voudrais vous dire une dernière chose. La France a toujours été à la recherche de sa liberté d'action. Nous avons toujours cherché à protéger notre souveraineté, particulièrement en matière de défense. La libre disposition des forces armées est un principe constitutionnel et la disponibilité en tout temps tous lieux exigée des militaires qui en découle ne doit pas être contestée par notre droit communautaire.

Aujourd'hui, une telle ambition n'a de sens que si elle s'inscrit dans le projet européen. Nous savons que pour protéger nos citoyens, nous avons grand besoin d'Europe. Et c'est plus qu'un besoin, c'est une chance qu'il faut saisir.

Je crois profondément à notre destin commun. Et j'espère qu'un jour s'engager pour son pays jusqu'à « mourir pour lui et pour l'Europe », ce n'est pas, comme le disait Milan Kundera une phrase qui ne pourra avoir du sens qu'à Varsovie ou à Budapest, mais qu'elle pourra aussi être prononcée à Paris, à Tallin, à Berlin, ou à Madrid.


Je vous remercie.


Source https://www.defense.gouv.fr, le 3 juillet 2020