Entretien de M. Franck Riester, ministre du commerce extérieur et de l'attractivité, avec France 24 le 12 novembre 2020, sur les tensions commerciales entre l'Union européenne et les Etats-Unis.

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Intervenant(s) : 
  • Franck Riester - Ministre du commerce extérieur et de l'attractivité

Média : France 24

Texte intégral

Bonjour, Franck Riester.

R - Bonjour.

Q - Cette semaine, l'Union européenne a pris une décision assez forte, elle a décidé de taxer, comme l'y autorise l'OMC, un certain nombre de produits américains, suite à la condamnation, à l'OMC, des pratiques de Boeing. Pour vous, c'est important d'avoir pris cette décision ?

R - Oui, c'est important, parce que c'est une décision prise dans l'unité de l'Union européenne. On aurait préféré faire autrement, on aurait préféré que les Etats-Unis retirent les tarifs qu'ils ont appliqués depuis plusieurs mois sur les avions Airbus et sur un certain nombre de produits, comme par exemple le vin français, mais à partir du moment où ils refusent de retirer ces taxes-là, il nous est apparu logique et nécessaire de protéger nos entreprises, et d'appliquer la décision qui nous a été autorisée par l'OMC : c'est-à-dire d'appliquer nous aussi, des tarifs sur les avions Boeing et sur un certain nombre de produits importés des Etats-Unis.

À terme, nous souhaitons qu'avec les Etats-Unis nous puissions avoir des relations apaisées en matière commerciale, qu'il y ait mois de barrières douanières entre l'Europe et les Etats-Unis ; mais à partir du moment où les Etats-Unis appliquent d'une façon unilatérale ces tarifs-là, où ils refusent l'apaisement, nous voulons défendre nos entreprises et, nous aussi, appliquer ces tarifs pour être dans un jeu d'égal à égal avec les Etats-Unis.

Q - C'était trop tard d'attendre l'administration Biden qui s'installe le 20 janvier ?

R - Ecoutez, il y a des espoirs qu'avec la nouvelle administration américaine, les tensions avec les Etats-Unis soient moins fortes, notamment d'un point de vue commercial. On a vu que, par exemple, Joe Biden a dit qu'il allait réintégrer l'Accord de Paris ; c'est une bonne chose, c'est un bon signal.

Pour autant, on n'est absolument pas sûr que tout sera facile avec les Etats-Unis demain. On voit bien, avant-même l'arrivée de l'administration Trump, les tensions commerciales avaient commencé sous l'administration Obama.

Nous, nous voulons déconnecter les choix des Européens de l'actualité de cette élection américaine ; c'est la raison pour laquelle ce processus, qui a conduit à l'autorisation de l'OMC d'appliquer un certain nombre de barrières douanières sur les avions Boeing et sur un certain nombre de produits agro-alimentaires et manufacturés américains, est un processus de plusieurs mois qui aboutit maintenant et qui est disjoint de la mise en place de l'administration Biden.

Pour autant, on appelle évidemment l'administration Trump qui va aller jusqu'à fin janvier et la future administration Biden de trouver les voies et moyens d'une négociation avec nous, pour que nous n'allions pas vers une escalade, mais au contraire vers une désescalade en matière tarifaires.

C'est l'intérêt de nos entreprises, c'est l'intérêt du commerce entre nos deux continents. Et dans un moment de crise sanitaire, de crise économique, nous avons besoin d'accompagner la relance par un renforcement des échanges entre nos deux continents. Encore faut-il que ce soit équilibré, et c'est tout ce que l'on appelle de nos voeux avec cette décision européenne.

Q - L'OMC vous autorise quatre milliards de dollars de surtaxe, mais sur quels produits et quel pourcentage selon les produits ?

R - Quatre milliards de dollars oui ; c'est 15% de surtaxe sur les avions, et notamment les avions Boeing qui sont produits aux Etats-Unis et 25% sur toute une série de produits, dont les Etats-Unis sont dépendants en terme d'exportation de l'Union européenne, par exemple, des tracteurs pour les produits manufacturés ou d'équipement, mais aussi toute une série de produits agro-alimentaire : la patate douce, le ketchup. Bref, une série de produits qui aura un impact sur les exportations américaines, pour essayer de faire comprendre aux Etats-Unis que c'est aucun de leurs intérêts d'aller dans une surenchère de tarifs douaniers. Nous voulons la désescalade, mais pour faire comprendre cela aux Etats-Unis, on va appliquer ces tarifs.

Q - Vous réfléchissez également, en ce moment, à une revue des politiques commerciales de l'ensemble de l'Union européenne. Quels sont vos axes de réflexion forts que la France peut apporter à Bruxelles ?

R - Oui, la crise sanitaire a accéléré la réflexion européenne autour de sa politique commerciale. Donc a été enclenché par la Commission, un processus de réflexion et de revue de sa politique commerciale avec des contributions des Etats membres, mais aussi de la société civile, c'est un processus qui va finir le 15 novembre. Nous, la France, nous militons pour que cette revue de politique commerciale permette, demain, à ce que notre politique commerciale soit davantage au service d'une autonomie stratégique ouverte et durable pour l'Union européenne, qui permette notamment de réfléchir aux différentes chaînes de valeurs. On a vu, dans la crise sanitaire, que nous étions dépendants d'un certain nombre de pays sur certaines lignes de produits, et donc nous devons assurer une autonomie demain, et donc, penser à une diversification des approvisionnements, à la constitution de stocks stratégiques, voire à la relocalisation ou à la colocalisation d'un certain nombre de chaînes de valeurs. Et la politique commerciale peut nous aider en la matière.

Nous voulons aussi que les enjeux de développement durable, que ce soit autour de l'environnement ou des droits sociaux, soient mieux pris en compte dans les politiques commerciales. C'est la raison pour laquelle nous voulons que l'Accord de Paris soit une close essentielle de nos futurs accords de libre-échange.

Et puis, nous voulons repenser, réformer, l'organisation du commerce mondial. On est convaincu que l'on ne peut pas se résigner à l'immobilisme actuel au niveau du commerce multilatéral et des négociations multilatérales. Et pour cela, il faut refonder l'OMC et nommer un nouveau directeur général, en l'occurrence une directrice générale de l'OMC. Nous soutenons, nous les Européens, la Nigériane Ngozi, pour relancer le processus de discussion multilatérale pour régler les différends du commerce mondial. Voilà, nous avons un certain nombre de propositions, que nous faisons pour revoir la politique commerciale de l'Union européenne, au service de l'économie, au service des échanges commerciaux, mais aussi au service d'un certain nombre de préoccupations, notamment l'environnement et les droits sociaux.

Q - Cela veut dire, Monsieur le Ministre, qu'il y a un point d'arrêt à tout accord de libre-échange, que l'Union européenne a développé ces dernières années et d'ailleurs la France questionne le nouvel accord de libre-échange avec le Mercosur, donc essentiellement des pays d'Amérique latine, dont le Brésil ? Donc, c'est un point d'arrêt à cette vision où il faut à tout prix signer des accords de libre-échange ?

R - Oui, je crois. Nous avons besoin de repenser la mondialisation. On a besoin d'avoir ces échanges commerciaux, c'est bon pour nos économies, c'est bon pour les niveaux de vie dans les différents pays, les nôtres, occidentaux, mais aussi dans les pays en voie de développement. Mais cela ne doit pas se faire à n'importe quel prix, cela ne doit pas se faire n'importe comment. Et cela ne doit pas se faire au détriment des emplois et de l'économie de notre continent. C'est la raison pour laquelle on souhaite absolument repenser la mondialisation d'un point de vue multilatéral. C'est pour cela que ce n'est pas simplement l'Union européenne qui de son côté doit agir ; c'est pour cela que nous sommes très mobilisés à refonder le fonctionnement de l'organisation mondiale du commerce, mais en même temps déterminés à s'assurer qu'effectivement, l'augmentation des échanges commerciaux n'est pas une fin en soi. Et cela ne doit pas être en tout cas au détriment d'un certain nombre de biens de l'humanité, d'un certain nombre de biens mondiaux, comme l'environnement, le climat, la biodiversité, comme la protection des droits d'un certain nombre, par exemple, la protection des enfants, ou l'égalité entre les femmes et les hommes ; bref, nous devons rééquilibrer la mondialisation, et pour cela, les outils de la politique commerciale, notamment les traités de libre-échange ou les accords de libre-échange sont très utiles.

Q - Monsieur le Ministre, vous avez arrêté votre position sur la Chine en ce qui concerne les relations commerciales ? Je sais qu'il y a des discussions autour d'un accord pour protéger les investissements. Mais est-ce que vous avez arrêté votre position, à savoir est-ce que vous vous mettrez derrière les Américains ? Est-ce qu'il y a quelque chose de stratégique dans vos relations commerciales avec la Chine ?

R - Oui, nous voulons, dans cette refondation du commerce international, qu'il soit plus équitable, plus juste et plus durable. Et nous avons besoin de convaincre un certain nombre de pays de la nécessité d'avoir un commerce plus équitable, plus juste, une concurrence équitable et aussi prendre en compte un certain nombre d'enjeux de développement durable. Et notamment, en ce qui concerne la Chine, c'est la raison pour laquelle nous travaillons actuellement avec l'Union européenne sur un accord autour des questions d'investissement, que nos entreprises européennes puissent investir en Chine, tout en n'ayant pas, systématiquement, à transférer leur technologie, ou avoir des investissements qui soient sécurisés ; ou avoir des investissements dans tous les secteurs, alors qu'aujourd'hui, il y a des secteurs qui sont fermés aux investissements européens en Chine. Et plus largement, c'est d'avoir demain une discussion avec la Chine pour avancer sur la question de l'ouverture des marchés publics, dans le cadre d'une réciprocité. Aujourd'hui les entreprises chinoises peuvent répondre aux marchés publics européens, ce qui n'est pas toujours le cas, loin s'en faut, pour les entreprises européennes, en ce qui concerne les marchés publics chinois. En ce qui concerne le dumping, le dumping social, les subventions d'Etat, un certain nombre d'entreprises qui créent évidemment une surcapacité, je prends par exemple la question de l'acier. Et sur toutes ces questions-là, le dialogue est un dialogue que nous voulons entre l'Union européenne, et pas simplement les pays membres, et la Chine.

Et de ce point de vue-là, évidemment, nous pensons qu'avec les Etats-Unis, nous pouvons travailler à faire entendre à la Chine un certain nombre d'éléments pour faire évoluer les choses. Mais quand je dis les Etats-Unis, je dis aussi un grand nombre d'autres pays. Parce qu'encore une fois, cela doit être une résolution multilatérale à tous ces enjeux-là, qui doit prévaloir dans l'avenir.

Q - Monsieur le Ministre, dernière question : est-ce que vous êtes optimiste dans le fait de renvoyer les entreprises françaises à la conquête des marchés iraniens, du fait de l'élection du président Biden ?

R - Alors, on sait que dans les pratiques qui sont utilisées par les Etats-Unis, depuis un certain nombre d'années maintenant, et cela avait commencé avant d'ailleurs, l'administration Trump pour créer une forme de concurrence déloyale, il y a l'utilisation du droit américain à un niveau extraterritorial, et c'est le cas notamment avec l'Iran. Et cela fait partie des sujets que l'on aura à évoquer avec la nouvelle administration, parce que nous sommes convaincus que l'utilisation extraterritoriale du droit est quelque chose qui nuit à notre souveraineté. Et donc, on ne peut pas l'accepter sur le principe et dans les faits. C'est-à-dire que l'Union européenne est la seule à pouvoir décider avec qui elle souhaite commercer dans l'avenir et elle n'a pas à attendre ni des Etats-Unis, ni de la Chine, pour ce faire. Et cela fera partie effectivement des discussions, en espérant que les Etats-Unis évoluent positivement. Mais s'ils n'évoluent pas positivement, nous devons, nous aussi, nous doter d'instruments qui nous permettent de nous défendre par rapport à ce type de concurrence déloyale, d'une certaine façon, une pratique déloyale. Et c'est la raison pour laquelle nous y travaillons actuellement au sein de l'Union européenne avec des outils dits de défense par rapport aux pratiques extraterritoriales du droit.

Q - Merci beaucoup, Franck Riester, merci, Monsieur le Ministre

R - Merci à vous.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 16 novembre 2020