Texte intégral
Q - Bonjour, Jean-Yves Le Drian.
R - Bonjour.
Q - Merci d'être notre invité ce matin. Avec la victoire de Joe Biden, est-ce que vous considérez, Monsieur le Ministre, que cette période, c'est une période plus apaisée en quelque sorte qui s'ouvre sur la scène internationale ?
R - Il y aura sûrement une plus grande lisibilité, moins d'improvisation, plus de clarté. J'observe que c'est une vraie mobilisation populaire, une vraie mobilisation démocratique, qui s'est manifestée aux Etats-Unis, d'abord par l'ampleur de la participation, par, aussi, la clarté du résultat. Finalement, cela montre que les Etats-Unis sont une démocratie robuste, vivante, qui doit donner une forme d'exemple d'une certaine manière. Or il y avait des troubles, des inquiétudes, des interrogations et aujourd'hui, on est dans une logique beaucoup plus clarifiée. Je pense que c'est plutôt une bonne chose.
Q - Vous considérez que la logique est clarifiée. Il y en a un qui n'est pas du tout d'accord avec vous, il s'appelle Donald Trump. Il a beaucoup joué au golf ce week-end, mais il considère que les Démocrates lui ont volé cette élection et il compte bien se faire entendre. Est-ce que ça veut dire que la France considère qu'il n'y a plus aucun doute sur les conditions et sur la légitimité du vote du nouveau président américain ?
R - Le président Macron a félicité le président futur Biden. Il y a sans doute des contestations, il y en a toujours eu, il y a des recours, mais il y a aussi des instruments, aux Etats-Unis, pour traiter ces recours que ce soit au niveau des Etats fédéraux ou au niveau de la Cour suprême. On a vu dans le passé des scores beaucoup plus restreints faire l'objet de recours avec une décision des autorités judiciaires américaines. Donc, je n'ai pas d'inquiétude sur ce point. Je pense qu'il faut faire confiance aux outils dont s'est dotée la démocratie américaine pour assurer la légitimité de ces élections.
Q - Mais cela veut dire que la France reconnaît définitivement Joe Biden comme président des Etats-Unis ?
R - Le Président de la République l'a félicité et je crois qu'il a bien fait.
Q - Est-ce que vous craignez, Jean-Yves Le Drian, une période de transition houleuse aux Etats-Unis ?
R - Je pense que la principale mission que s'est donnée Joe Biden dans ses premières déclarations, c'est de pacifier le pays, de le rassembler. Il est fracturé, il est fracturé géographiquement, il est fracturé socialement, il y a des interrogations, des troubles. Cela existe aussi dans d'autres démocraties. C'est sa mission première que de rassembler ce pays.
Q - Alors il y a rassembler son pays, et puis il y a aussi agir sur la scène internationale. Est-ce que, d'après vous, avec l'élection de Joe Biden, c'est la fin du "America first", le retour du multilatéralisme comme on dit ? Est-ce que vous y croyez, à cela, Jean-Yves Le Drian ?
R - Je crois qu'il y aura des constantes qui vont se maintenir. Ne serait-ce que le fait que les Etats-Unis se tournent de plus en plus vers l'Indopacifique, vers la confrontation-conflictualité-compétition avec la Chine. Il n'empêche que cette élection devrait nous permettre de refonder la relation transatlantique. Cette relation, elle est historique, elle est aussi indispensable. Mais elle doit changer de nature, puisque depuis quatre ans, le monde a vraiment changé de nature. Il y a davantage de brutalité, davantage de confrontation entre les puissances, davantage de risques, davantage de menaces. Et donc, la relation transatlantique doit se refonder, pas comme avant, histoire de retour en arrière, de parenthèses que nous venons de vivre pour que nous puissions revenir à une situation antérieure, cela n'est pas juste. Il faut maintenant refonder, dans un état d'esprit apaisé. Et je pense que cette relation-là sera au rendez-vous.
Et dans la refondation, il faut que l'Europe fasse entendre sa voix. L'Europe n'est pas l'adjointe de la relation transatlantique. Elle doit affirmer dans cette relation sa souveraineté. Elle a commencé à le faire, au cours de ces quatre dernières années. Mais il y a de grands sujets autour du multilatéralisme précisément qui doivent s'ouvrir. Le multilatéralisme, c'est quoi ? C'est le fait que des Etats, ensemble, définissent des règles et qu'ils décident ensemble de les respecter. Et c'est ce sujet qui va être aussi à l'ordre du jour, non pas uniquement de la relation transatlantique, mais aussi de la relation dans la communauté internationale.
Q - Vous avez évoqué le mot de brutalité. Est-ce que vous espérez moins de brutalité dans la diplomatie américaine ? Et une deuxième question pour poursuivre : qu'est-ce que vous gardez, vous, comme bilan du mandat de Donald Trump sur la scène internationale ?
R - Sur le multilatéralisme, pour poursuivre, il y aura certainement des ouvertures, dans plusieurs domaines, qui ont déjà été affichées par Joe Biden, ne serait-ce que l'enjeu climatique. Les Etats-Unis sont sortis de l'Accord de Paris, ils sont sortis définitivement, curieusement, de l'Accord de Paris il y a maintenant quelques jours, quasiment le jour-même de l'élection présidentielle. Joe Biden a annoncé qu'il allait revenir dans l'Accord de Paris, il a même annoncé la volonté des Etats-Unis d'arriver à la neutralité carbone en 2035. Il y a donc là des engagements et des opportunités pour la relation transatlantique pour un "green deal" transatlantique d'une certaine manière afin de bien préparer ce que l'on appelle la COP-26 qui se tiendra à Glasgow l'année prochaine. Voilà un sujet sur lequel il y aura des éclaircies. Mais il y en aura aussi dans le domaine de la santé. On peut imaginer que le retrait des Etats-Unis de l'organisation mondiale de la santé, à partir du moment où Joe Biden annonce que l'enjeu sanitaire va être central, que ce retour des Etats-Unis dans l'OMS sera aussi un élément d'apaisement au niveau mondial, de la même manière que les Etats-Unis s'étaient retirés de l'Organisation mondiale du commerce qui, du coup, ne fonctionnait plus puisqu'il n'y avait plus d'instance pour régler les différends commerciaux entre les différents pays du monde. Il importe de renouveler aussi l'organisation mondiale du commerce. Voilà des chantiers tout à fait essentiels.
Q - Il y a d'autres sujets sur lesquels vous pouvez peut-être l'attendre, Jean-Yves Le Drian, la question de la Chine, la question de l'Iran, la question de l'Irak, ou les relations entre l'Amérique et la Turquie. Ça, ce sont d'autres urgences ?
R - Oui, ce sont d'autres urgences qu'il faudra aborder dans le cadre de la relation transatlantique, et aussi dans le cadre de l'Alliance atlantique. Parce que c'est aussi un autre sujet de préoccupation récente, des partenaires européens en particulier : il y avait un doute sur l'Alliance atlantique. Il y avait un doute à la fois sur la volonté d'engagement des Etats-Unis, mais il y avait aussi un doute de la part des Etats-Unis sur la détermination européenne. Donc, il faut que l'on clarifie cela, y compris que l'on clarifie la place de la Turquie dans l'Alliance et ses engagements, parce que l'on assiste à une forte fuite en avant de la Turquie sur l'environnement européen et l'environnement méditerranéen. De la part d'un allié de l'Alliance atlantique, ce n'est pas acceptable. Et donc cette clarification devra impérativement avoir lieu.
Q - Alors, vous êtes en liaison ce matin avec nous de Rabat. Vous vous êtes rendu ces derniers jours également en Egypte, alors que la France est la cible d'attaques dans les pays musulmans depuis le discours du président sur le séparatisme et après qu'il a dit ne pas vouloir renoncer aux caricatures, suite à la mort de Samuel Paty. Est-ce que la colère là où vous êtes, Monsieur le Ministre, est-ce que la colère vis-à-vis de la France est intacte ?
R - J'ai rencontré les autorités égyptiennes, à la fois les autorités politiques mais aussi les autorités religieuses ; je rencontrerai aujourd'hui, à Rabat, les responsables du Royaume du Maroc. Je pense que le message que la France veut donner, c'est un message très clair : nous respectons l'islam. C'est une grande religion. Elle fait partie aussi de l'Histoire de France. Elle fait partie de ses acquis, elle fait partie depuis longtemps du consensus français. Nous respectons l'islam, d'autant plus que l'islam est la deuxième religion de France. Il y a une population musulmane importante qui peut exercer sa foi en toute liberté parce que les lois de la République le permettent.
Q - Vous leur dites : nous respectons l'islam ; et vous leur dites aussi : nous défendons les caricatures ?
R - Mais, par ailleurs, nous leur disons : ne vous laissez pas instrumentaliser. Parce que les propos du Président de la République ont été déformés, ont été manipulés par les réseaux sociaux et aussi par un certain nombre d'acteurs, qu'ils soient étatiques ou organisationnels du radicalisme religieux ; ceux-là ne doivent pas laisser croire que la France est islamophobe. Et c'est ce message-là que je suis venu délivrer aux uns et aux autres. La France est le pays de la tolérance et elle n'accepte pas que l'extrémisme ou le radicalisme commettent des actes insupportables comme des assassinats au nom de leur radicalisme et essaient de disloquer la société française. Et ce combat-là, c'est un combat que nous allons partager parce que les assassinats, les atteintes à la liberté, le radicalisme religieux, ils existent aussi dans les pays musulmans, et ils font des victimes dans les pays musulmans. L'Egypte, le Maroc, la Tunisie ont fait l'objet d'attentats. Et donc, c'est un appel à cette action commune que je suis venu délivrer en Egypte et ici, au Maroc.
Q - Merci beaucoup, Jean-Yves Le Drian, d'avoir été notre invité ce matin.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 17 novembre 2020