Texte intégral
Q - Bonjour et bienvenue au Forum Radio J dont vous êtes l'invité, Clément Beaune.
R - Bonjour.
Q - ... Pour commencer, Clément Beaune, la situation en Ukraine, la France et l'Allemagne ont demandé - c'était hier - à leurs ressortissants de quitter le pays, est-ce à dire que c'est déjà la guerre entre la Russie et l'Ukraine ?
R - Il y a une situation qui est gravissime, on l'a vu, qui a justifié d'abord pour la sécurité de nos ressortissants évidemment qui est notre première priorité, la France et l'Allemagne l'ont fait de manière coordonnée, d'avoir ce message, il y a environ mille ressortissants français, ce qu'on estime en Ukraine principalement des binationaux, certains ont des motifs qu'on appelle impérieux pour rester, ceux qui n'ont pas de raison impérieuse doivent quitter dès que possible l'Ukraine.
Q - Mais ça veut dire que c'est déjà la guerre ou pas ?
R - Non ce qu'on voit, c'est qu'il y a une tension qui s'est accélérée ; ce qu'on voit aussi c'est que dans la région du Donbass, il y a eu hier plus de 1500 atteintes, ruptures du cessez-le-feu, ce qui montre que nous sommes dans des faits de guerre dans cette région. Il faut aussi mettre les choses en perspective parce qu'il ne faut pas être naïf, ça fait presque une décennie, maintenant, qu'il y a eu agression territoriale de l'Ukraine...
Q - Huit ans, je crois, précisément.
R - Exactement, une agression territoriale de l'Ukraine avec l'invasion de la Crimée avec un contrôle en fait largement russe du Donbass et alors que les engagements avaient été pris par la partie russe ces dernières semaines d'apaiser la situation notamment au Donbass dans le cadre du format Normandie, de respecter le cessez-le-feu, eh bien, il y a eu des violations majeures du cessez-le-feu, ce sont des faits de guerre, là-bas.
Q - Des faits de guerre. Alors, on va revenir précisément sur ce qui se passe en ce moment même en Ukraine. Pour l'OTAN et son Secrétaire général, tous les signes indiquent que la Russie prévoit une attaque complète contre l'Ukraine. Est-ce aussi la position de la France ? En clair, est-ce que vous croyez, comme le président américain Joe Biden, que la guerre est imminente ?
R - Ecoutez, moi je ne vais pas me lancer, on a ce débat, dans la lecture des intentions du président Poutine ....
Q - Mais vous dites quoi précisément là-dessus ?
R - Mais je vais vous le dire, ce qu'on sait très précisément - là on a une analyse tellement convergente avec tous nos alliés - c'est qu'il y a une pression immense aux frontières de l'Ukraine, on le sait, sans doute plus de 150.000 soldats sans parler du développement et du déploiement d'équipements navals aériens etc. Donc, il y a une pression qui est immense, qui n'a pas reculé. Il n'y a pas eu de désescalade visible.
Q - Parce que justement vous faites allusion à ce qui avait été annoncé par Poutine, par le pouvoir russe d'un retrait des troupes, c'est faux ?
R - Ecoutez, en tout cas, on ne voit pas au total de désescalade et ce qu'on a vu au contraire, ce sont les provocations et ce sont les tensions qui ont été construites, soyons clairs, par la partie russe ces dernières heures, dans le Donbass en particulier, qui, je le rappelle, pour être tout à fait précis, est déjà une zone où il y a une présence russe et un contrôle russe. Est-ce que cela signifie, parce qu'il y a la capacité de le faire, parce qu'il y a eu ces violations de cessez-le-feu extrêmement graves, qu'il y a un plan plus large d'invasion de l'Ukraine, au-delà de la Crimée de la région, du Donbass ?
Q - Alors ?
R - Je ne le sais pas. Et je crois que personne ne le sait, je crois pour être très précis là-dessus il ne faut pas passer trop de temps à faire la prédiction, il faut passer beaucoup de temps d'abord à faire l'analyse de la situation...
Q - A éviter le pire ?
R - A éviter le pire. On peut éviter - je parlais de faits de guerre le Donbass - mais on peut éviter un embrasement généralisé et un conflit en Ukraine, je l'espère. C'est à Vladimir Poutine d'abord qu'il appartient de décider en réalité est-ce que il veut encore un vrai dialogue ? Est-ce que il va aboutir à une agression supplémentaire ? En tout cas, on se donne une chance encore, ces heures où on parle avec une discussion entre le Président de la République et Vladimir Poutine qui s'achève en ce moment même pour essayer de donner encore une chance à la diplomatie mais ce n'est pas de la naïveté. Ce que je veux dire par là, c'est que le dialogue, ça n'est pas l'apaisement comme on l'a connu dans d'autres périodes.
Q - C'est un rapport de force ?
R - Oui et vous êtes crédible dans un dialogue uniquement si votre interlocuteur sait, M. Poutine sait qu'il y a unité occidentale et européenne, fermeté occidentale et européenne.
Q - On va revenir là-dessus mais d'abord, sur les faits, est-ce que les informations délivrées par les services de renseignements français sont conformes à celles des services américains qui constatent ce que vous venez d'indiquer que Poutine se prépare à une guerre de grande ampleur ?
R - Je ne livre pas des informations de services de renseignements mais ce qu'on constate sur le terrain, c'est que la pression s'est plutôt accentuée, ces derniers jours, et j'y ajoute ce que je décrivais qui est le plus préoccupant, on l'a vu ce samedi, c'est les violations du cessez-le-feu dans la région du Donbass ; au total, cela veut dire qu'il y a eu plutôt une dégradation de la situation, une pression supplémentaire exercée par la Russie, plutôt qu'une désescalade, comme nous le souhaitions, et comme Vladimir Poutine, à certains égards, je pense notamment au format Normandie sur le Donbass, s'y était engagé.
Q - Comme Poutine l'avait dit à Emmanuel Macron quand ils s'étaient rencontrés à Moscou, est-ce que cela veut dire que Poutine ne tient pas les engagements pris et que les signaux qu'il donne, depuis deux jours, sont des signaux belliqueux ?
R - Les signaux donnés sont des signaux belliqueux, est-ce que ça veut dire que les choses sont irréversibles et qu'on ne peut pas donner une chance à la discussion ? Non. Ça, je crois qu'il faut encore le tenter, le fait qu'il y ait des dérapages gravissimes, des violations de cessez-le-feu ne signifie pas nécessairement que l'embrasement complet est possible ; la Russie a fait ces provocations ces dernières heures, nous donnons sans naïveté, sans faiblesse, sans manque de fermeté aucun, une chance à cette discussion ultime.
Q - A quoi servent d'ailleurs les échanges entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine qui se succèdent ? Uniquement à gagner du temps, en se disant que la guerre est inévitable, uniquement à ça ?
R - Mais non. La vérité c'est que nous pensons depuis plusieurs semaines que par la solution politique et diplomatique, nous pouvons éviter un conflit vaste et une invasion de l'Ukraine. Encore une fois, ce n'est pas l'Ukraine et les Occidentaux qui ont créé cette tension, c'est la Russie. Quelles sont les intentions de Vladimir Poutine ? On peut spéculer à l'infini, on ne le sait pas à la minute où nous parlons. On voit des signaux négatifs, on voit des signaux belliqueux. On a encore un espace, parce que je crois que c'est notre responsabilité pour éviter un conflit généralisé. Si on peut le faire, s'il y a encore une chance, une petite chance, une dernière chance, il faut la saisir ; je crois que ce serait irresponsable de ne pas le faire. En revanche, et je le vois aussi dans le débat national, il serait calamiteux, dangereux et désespérant d'ailleurs pour la sécurité européenne, de discuter sans aucune fermeté, sans avoir préparé des réactions, en cas d'invasion de l'Ukraine, sanctions massives notamment, au niveau européen et au niveau international.
Q - Alors on va parler de la situation nationale, des sanctions éventuelles mais d'abord des questions précises sur ce qui se passe entre la Russie et l'Ukraine : d'abord est-ce que cette crise est comparable à celle des SS-20 sous Mitterrand, au début des années 1980, ou est-ce qu'elle est encore plus grave plus lourde de conséquences éventuelles ?
R - Je ne ferais pas de comparaison qui ont toujours leurs limites, c'est sans doute la plus grave crise de sécurité que connaît l'Europe depuis la chute de l'URSS et donc depuis le début des années 1990 depuis une trentaine d'années ; c'est une crise extrêmement grave qui s'inscrit - je ne vais pas refaire tous les épisodes - dans un discours russe qui s'est durci, dans une pression russe et des agressions précédentes, appelons les choses par leur nom, qui se sont passées, je veux parler de la Crimée, du Donbass dans les dernières années. Donc, ça n'est pas une surprise complète mais c'est une grave crise de sécurité et là où la comparaison que vous faites, je crois, a de la valeur parce qu'il faut toujours tirer les leçons de l'Histoire, c'est que dans les moments difficiles, dans les moments de tension comme ceux-ci, où la guerre est à nos portes, il faut avoir des réflexes, je crois, très unis et très simples : fermeté européenne, unité occidentale.
Q - Au niveau européen.
R - Oui c'est très important et je rappelle d'ailleurs à tous ceux qui à l'extrême droite notamment parfois l'extrême gauche dans la politique française sont fascinés par M. Poutine, lui cherchent constamment des excuses tout en faisant semblant de défendre la souveraineté nationale et la grandeur de la France, que si on se projette, si on se réfère à Charles de Gaulle et à François Mitterrand, eux, ont toujours, dans les moments de crise, su où ils étaient. Et ça, c'est très important. Là où on est, c'est dans l'unité et la fermeté de l'Europe et de l'Occident ; s'il n'y a pas cette fermeté, alors les situations sont toujours désespérées.
Q - Qu'est-ce que la France, qu'est-ce qu'Emmanuel Macron comprend à la stratégie de Poutine ? Est-ce juste de dire qu'il s'agit d'une stratégie de la provocation permanente, de la pression permanente sur les Occidentaux ?
R - Je crois qu'il y a deux choses : il y a, on le voit, dans le récit russe que porte Vladimir Poutine une sorte de volonté de retrouver une puissance, une forme d'empire ...
Q - Une puissance impériale, une puissance soviétique ?
R - Il y a une référence, évidemment, à l'URSS, à une histoire ancienne de la Russie, qu'il faut comprendre dans le récit nationaliste que fait le président Poutine. Et on voit bien qu'il y a cette volonté à la fois de redresser la tête, d'instrumentaliser la période précédente, celle qui a été très douloureuse en effet pour la Russie qui a suivi la chute du Mur et la chute de l'URSS et qui a été une période très brutale, qui a été une blessure pour les Russes. Et Vladimir Poutine joue sur cette blessure qui peut être comprise en elle-même pour installer une forme de révisionnisme historique, qui est très préoccupant.
Q - Qu'est-ce que vous entendez par "révisionnisme historique" ?
R - Eh bien, revenir sur des principes qui ont été actés en commun, les principes de souveraineté, de préservation des frontières, les principes de démocratie et d'Etat de droit qui sont dans la charte de Paris, qui sont dans les engagements qui ont été pris à cette époque de bascule, au début des années 90, et que la Russie, aujourd'hui, manifestement, ne souhaite pas respecter. Encore une fois, on essaie de discuter, on ne ferme pas la porte.
Q - Alors vous dites provocation permanente, pression permanente, duplicité de Vladimir Poutine ?
R - Il y a une deuxième chose, il y a de la duplicité russe c'est évident ; il y a une deuxième chose au-delà de cette révision et de cette stratégie de pression en Europe d'une stratégie plus large, je crois, de la Russie qui consiste à être en fait une sorte de puissance de déstabilisation, de provocation et négative. La Russie ne peut plus avoir le rayonnement qu'avait l'Union soviétique de l'époque, être un modèle, imposé le plus souvent, mais qui était puissant ...
Q - Pour ses Etats satellites ...
R - ...pour ses Etats satellites, et même parfois au-delà dans le monde qui avait offert, en mentant souvent d'ailleurs sur la réalité en URSS, on le sait bien, mais qui offrait cette espèce de "modèle" ; et qui, aujourd'hui, on le voit, cherche à déstabiliser partout où elle le peut - en Afrique, dans certaines crises internationales, aux portes de l'Europe et aujourd'hui en Ukraine.
Q - Donc duplicité ça veut dire quoi, duplicité de Poutine, qu'est-ce que ça veut dire ? Qu'est-ce que cela implique ?
R - Je dis la Russie, parce qu'on ne peut pas prendre des engagements et ne pas les respecter, sinon il n'y a pas de dialogue possible.
Q - Donc, c'est ça la duplicité ?
R - Oui c'est quand vous dites quelque chose et vous ne faites pas ce que vous avez dit que vous feriez.
Q - Donc c'est ce qu'il a dit à Emmanuel Macron et...
R - Ce n'est pas une question d'Emmanuel Macron ou de la France ; c'est l'attitude qui est mise en place sur le terrain. Encore une fois, je dis ça tout en disant et ce n'est pas de la naïveté, c'est une responsabilité que nous devons continuer, malgré tout, ces prochaines heures en tout cas, à discuter avec Vladimir Poutine.
Q - Alors justement, malgré tout à discuter avec Vladimir Poutine, la France et l'Europe sont-elles préparées à ce que la Russie ne tienne pas ses engagements ? Vous parliez de sanctions tout à l'heure, donc jusqu'où pourraient aller ces sanctions ?
R - Ces sanctions, on ne les détaille jamais parce que c'est un gage de crédibilité aussi mais elles seront extrêmement significatives.
Q - Ca veut dire quoi ?
R - Elles feront si elles doivent être mises en place, ça voudra dire qu'il y aura eu une agression territoriale supplémentaire.
Q - Mais ce serait quoi, une agression territoriale supplémentaire ? Envahissement de l'Ukraine ?
R - Oui, bien sûr.
Q - Les chars, les blindés qui sont à la frontière ukrainienne ...
R - On ne sait pas quelle forme ça prendrait ...
Q - Ou des bombardements aériens ?
R - Soyons très clairs, oui, il y a aujourd'hui, le Conseil européen, les 27 chefs d'Etat et de gouvernement dès le mois de décembre, il y a eu une agression territoriale dans le passé : Crimée et sous une autre forme le Donbass ; si les Russes en faisaient une supplémentaire, il y aurait des sanctions européennes et occidentales massives ; il ne faut pas inverser les choses.
Q - Massives, ça veut dire quoi ? Ça pourrait aller jusqu'où ?
R - Je ne listerai pas, Frédéric Haziza, aujourd'hui, une série de mesures, ce ne serait pas sérieux ; elles ont encore été discutées en fin de semaine entre chefs d'Etat et de gouvernement ; elles feraient extrêmement mal sur le plan économique à la Russie.
Q - Cela veut dire par exemple que l'Europe pourrait se passer du gaz russe ?
R - Ecoutez, ça fait partie évidemment des facteurs de pression sur la Russie. On le dit souvent en sens inverse, c'est-à-dire nous avons besoin du gaz russe, et c'est vrai, c'est un fait.
Q - Notamment l'Allemagne.
R - Bien sûr. La France beaucoup moins parce que nous avons aussi le recours au nucléaire, on voit bien que c'est un choix de souveraineté également ; s'il y a une dépendance, les Russes en jouent. Mais ne soyons pas nous, Européens, dans une espèce de contemplation morbide de nos faiblesses, ce n'est pas vrai. La Russie aujourd'hui, il faut rappeler les choses, c'est le PIB de l'Espagne ; la Russie, c'est la majorité de ses exports qui sont effectués vers l'Union européenne ; c'est 80% du gaz qui est exporté vers l'Union européenne. Donc ça marche dans les deux sens, et s'il y avait - je ne le souhaite pas - mais s'il y avait besoin de réagir, je peux vous dire que évidemment des sanctions et des mesures qu'on prend contre un autre pays, c'est toujours une forme d'échec, une déception et ça a un impact sur vous-même, c'est le principe ; mais ça fait beaucoup plus mal à l'autre. N'ayons pas ce culte de la faiblesse, nous, Occidentaux, nous, Européens ; c'est nous qui sommes sur le plan économique, énergétique, géopolitique en position de force.
Q - C'est Jean-Yves Le Drian qui évoquait hier des sanctions massives contre la Russie donc vous dites quelle forme cela pourrait prendre et quelle serait la part de la France prise par la France dans ces sanctions contre la Russie ?
R - Je ne peux pas vous le dire sous forme de parts de marché, on le fera de manière coordonnée au niveau européen.
Q - Non mais puisqu'Emmanuel Macron est président de l'Union, aujourd'hui, donc comment il encouragerait ses homologues européens à prendre ces sanctions ?
R - Ca a déjà largement été préparé, ça se fait par le Conseil européen, par la Commission européenne, ce travail a déjà été très largement fait, je le dis très clairement : c'est prêt.
Q - Tout est prêt, le plan sanctions est prêt ?
R - Il faudra une discussion ultime pour décider de le mettre en oeuvre ; ça se décide à l'unanimité des Etats membres, mais sur le principe tous les Etats membres y sont favorables s'il y avait une agression territoriale, et sur la mise en oeuvre opérationnelle, les choses, oui, sont prêtes, parce que c'était notre responsabilité aussi de les préparer.
Q - Et à partir du moment où la Russie décidait d'envahir l'Ukraine ou de faire la guerre à l'Ukraine, les sanctions seraient automatiques et immédiates ?
R - Il faut une décision politique ; dans ce sens-là, ce n'est pas automatique, il y a une décision politique ultime. Mais les Européens ont été clairs et je vous le dis d'ailleurs depuis le mois de décembre, on n'a pas découvert la difficulté de la situation ces derniers jours ; depuis le 16 décembre précisément, les Européens ont travaillé en envoyant ce message des sanctions si, et en les préparant. C'est clair.
Q - Et donc dans que ce que disent aussi un certain nombre de commentateurs d'experts, vous évoquez ce sujet il y a quelques instants c'est que des sanctions contre la Russie pourraient revenir en boomerang dans un certain nombre de pays européens ?
R - C'est une question plus large. Quand vous êtes dans une situation où malheureusement...
Q - Est-ce que ça pourrait atteindre de manière forte de manière importante la France et l'Europe ?
R - Mais moi, je ne connais pas de façon de répliquer à une situation internationale de manière ferme, s'il n'y a pas d'impact sur nous-mêmes ; ça n'existe pas. Je pourrais vous dire que c'est magique et que vous pouvez évidemment avoir, en général d'ailleurs, des sanctions qui ne nous affectent pas mais ce n'est pas vrai. Si on n'est pas prêts dans la vie pour défendre des principes notre propre sécurité à faire un certain nombre d'efforts, à ce moment-là envoyons tout de suite le signal aux grandes puissances étrangères que nous ne sommes prêts à rien faire, ça n'est pas le cas. Ça serait être munichois et dans la "politique de l'apaisement". Et je ne veux pas de ça.
Q - Je suppose que c'est le message passé par Emmanuel Macron à Vladimir Poutine au téléphone.
R - Mais depuis longtemps, ça a été toujours très clair. Le Président a été extrêmement limpide ...
Q - En lui disant quoi ?
R - Mais vous l'avez vu, en lui disant : je suis prêt à discuter, je suis prêt à discuter à court terme pour éviter l'escalade et aboutir à une désescalade ; je suis prêt, nous sommes prêts, parce qu'il faut travailler avec les Européens, les Occidentaux à discuter sur ce qu'on appelle des garanties de sécurité en Europe, le déploiement des forces etc., mais c'est la Russie qui a créé cette crise ; c'est à la Russie de nous dire si elle veut le dialogue. Ce qu'on voit ces dernières heures, c'est plutôt non, pour être très clair et très simple ; on se réengage, on donne une dernière chance à ce dialogue et s'il n'est pas possible, nous serons fermes parce que sinon, vous n'êtes pas crédibles dans le dialogue. C'est fermeté et dialogue exigeant qui vont ensemble.
Q - Et est-ce que vous acceptez ce que demande la Russie, c'est-à-dire il n'est pas question que l'Ukraine rentre dans l'OTAN ?
R - Mais ça, il faut être très clair là-dessus, ce n'est pas un pays extérieur -c'est ça le problème, on pourrait dire c'est une discussion théorique et abstraite, c'est une question de principe qui a des conséquences sur notre sécurité-, ce n'est pas à la Russie ou à n'importe qui d'ailleurs à l'extérieur de l'Organisation du traité de l'Atlantique-Nord de définir quels en sont les règles et les principes ; il y a des statuts de l'OTAN, il y a un article qui prévoit ce qu'on appelle un principe de porte ouverte qui ne vaut d'ailleurs pas que pour l'Ukraine potentiellement mais pour, par exemple, la Finlande et la Suède qui ces derniers jours ont rouvert un débat sur cette question. On ne va pas changer nos principes sous pression militaire. A ce moment-là, là aussi, ce serait un échec collectif et qui aurait des conséquences parce qu'une fois que vous avez dit que c'est l'autre qui définit vos critères, à ce moment-là, vous lui donnez les clés du camion et il définit toutes les règles en Europe. Ce n'est pas ce qu'on veut faire...
Q - Donc en gros, il ne faut pas se coucher devant la Russie, devant Poutine !
R - Je crois que chacun peut comprendre que vous ne changez pas vos règles de fonctionnement sur un sujet aussi vital que votre propre sécurité, les règles de l'Alliance parce que quelqu'un vous met un pistolet sur la tempe, ça ne peut pas marcher comme ça !
Q - C'est le cas de Poutine, il met un pistolet sur la tempe des Français, des Européens, d'Emmanuel Macron?
R - Mais c'est une métaphore, mais ce n'est pas d'Emmanuel Macron...
Q - Je sais que c'est une métaphore.
R - C'est une métaphore parce que vous voyez qu'il y a plus de 150.000 soldats russes massés aux frontières de l'Ukraine et ça, que vous soyez Américain, Britannique, Français, Allemand, vous le constatez.
Q - Est-ce que des soldats français peuvent mourir pour l'Ukraine et jusqu'où l'Europe et la France peuvent soutenir l'Ukraine ?
R - Mais là aussi, il faut être très responsable, on a été très clair, il n'y a pas d'option militaire d'aller en Ukraine pour des soldats français ou européens. C'est très clair, ça ne veut pas dire que vous ne pouvez pas créer de dommages, encore une fois, massifs, beaucoup plus importants évidemment à la Russie qu'à nous-mêmes.
Q - A travers des sanctions ?
R - A travers une série de sanctions.
Q - Donc on parlait du gaz, ça peut être aussi des sanctions ...
R - Non, j'ai dit des sanctions économiques, ça peut concerner tous les secteurs.
Q - Tous les secteurs mais est-ce que ça peut concerner aussi les oligarques russes qui ont des relations importantes, des relations d'affaires importantes avec les pays européens et les pays occidentaux ?
R - Vous faites bien d'y revenir parce que je le rappelle, il y a déjà un régime de sanctions qui concerne la Russie, en réalité plusieurs régimes de sanctions depuis ce qui s'est passé en Crimée, et ces sanctions consistent notamment à interdire de séjour, à geler des avoirs pour un certain nombre de personnes qui sont impliquées, souvent proches du régime et du président Poutine. Et ce régime-là, il existe ; il peut, en effet, être durci dans l'une des options.
Q - Mais est-ce que ça peut concerner aussi la Grande-Bretagne ? Parce qu'il y a un grand nombre d'oligarques russes qui travaillent avec les Anglais.
R - Il y a effectivement eu, peut-être d'ailleurs, un peu de complaisance dans le passé...
Q - De la complaisance de la part de Johnson ?
R - Non, je ne parle pas de Boris Johnson, il y a parfois des reproches à faire à M. Johnson, mais il faut être honnête, c'est plus ancien. Et bien sûr, nous coordonnons les mesures avec le Royaume-Uni - c'est vrai d'ailleurs dans le cadre de la Biélorussie il y a quelques semaines - le Royaume-Uni n'est plus dans l'Union européenne, je regrette qu'il n'ait pas souhaité dans le cadre du Brexit, qu'on ait une coordination en matière de sécurité, mais dans des crises aussi graves, nous le faisons quand même. Et nous avons donc bien sûr avec les Américains, avec les Canadiens, avec les Britanniques une coordination et vous avez vu d'ailleurs qu'il peut y avoir des nuances sur la lecture des intentions de la Russie et du Président Poutine mais sur le message de fermeté, sur l'analyse de la gravité de la situation, nous sommes parfaitement tous alignés.
Q - Est-ce juste de dire que la semaine qui vient est cruciale et que la semaine prochaine pourrait être la fenêtre de tir choisie par Poutine pour une attaque contre l'Ukraine ?
R - Mais encore une fois... on voit bien... il n'y a même pas besoin d'aller jusqu'à la semaine prochaine, on voit bien que déjà ce dimanche, la situation est très grave, les choses se sont dégradées dans le week-end. Donc, je ne sais pas dire ce qui va se passer et j'espère, encore une fois, car nous avons les cartes en main pour l'éviter, la Russie au premier lieu, qu'il n'y aura pas de dérapage et de conflit ; mais oui, les heures qui viennent seront effectivement très importantes, sans doute décisives.
Q - Vous dites "les heures", c'est-à-dire d'ici demain ?
R - Je ne peux pas vous dire, malheureusement ; si les choses étaient aussi claires, ce serait sans doute plus simple mais il y a la discussion qui vient de se conclure entre le président Poutine et le président Macron, il y aura encore des consultations et bien sûr, nous ne ménagerons pas notre peine et notre tâche pour continuer s'il y a encore une toute petite fenêtre, un tout petit espace, ce dialogue.
Q - Y compris à travers un déplacement du président Macron en Ukraine et en Russie ?
R - Ecoutez, là aussi, ce n'est pas un totem en soi, mais si ça peut servir et si le Président constate aujourd'hui que c'est utile, il n'hésiterait pas à le faire mais je ne peux pas vous dire et ce n'est pas tel ou tel geste qui fait la sortie de crise, c'est le dialogue, c'est la confiance, à Vladimir Poutine de nous le dire, qu'on peut placer dans ce dialogue ; et puis ensuite, toutes les initiatives - appels, discussions, déplacements - nécessaires, utiles, pertinentes seront faites.
Q - Est-ce que dans cette crise entre la Russie et l'Ukraine, il faut faire entièrement confiance aux Etats-Unis et à Joe Biden ? Parce que quelque part, on n'arrive pas trop à comprendre la stratégie américaine ; est-ce que Joe Biden met de l'huile sur le feu ou est-ce qu'il a une position plus paisible ?
R - Moi je suis très simple dans ces moments-là, il faut savoir où on habite.
Q - Cela veut dire quoi ?
R - Ce n'est pas ni l'Ukraine, ni un peu plus loin, notre allié américain, qui a créé la crise. Soyons simples et soyons clairs ; qu'il y ait une grande complexité des faits pour lire la situation, les intentions de Vladimir Poutine, très bien, mais la situation est dramatiquement simple à cet égard : il y a une pression militaire qui a été organisée par la Russie ; il n'y avait aucune justification à le faire, parce qu'il n'y a pas eu de nouveauté, on parlait d'adhésion de l'Ukraine à l'OTAN - il n'y a pas eu de plan ces dernières semaines pour que l'Ukraine adhère à l'OTAN - donc tout ça, ce sont des prétextes et des excuses. Et les Américains, parfois on a des nuances, on en a parlé avec Londres, avec Washington sur les intentions, l'interprétation, parce que c'est affaire d'interprétation - ce n'est pas anormal qu'il y ait parfois autant d'interprétations que d'interprètes - mais ce n'est pas les Etats-Unis d'Amérique qui ont créé la tension ou la crise ; ce serait, je crois, un mauvais procès et simplement une contre-vérité de le dire.
Q - Donc, il y a une solidarité totale de la France et de l'Europe vis-à-vis de Joe Biden et des Etats-Unis.
R - Bien sûr. Ce n'est pas une solidarité vis-à-vis des Russes, c'est une attitude collective, coordonnée et vous avez vu encore ces derniers jours et ces dernières heures que le président de la République avait parlé au président Biden ; quand on a des moments aussi graves, on ne peut pas se permettre le luxe et en réalité la folie de divisions européennes et occidentales. Et là aussi j'y insiste parce qu'il faut avoir le sens des crises et de l'histoire pour les comprendre, c'est une politique si je puis dire gaullo-mitterrandienne...
Q - Gaullo-mitterrandienne...
R - Oui, bien sûr parce que ça a été l'intérêt de la France, continu, défendu par tous nos grands chefs d'Etat, qui a été de dire - on n'était pas dans les mêmes contextes, l'essentiel du mandat de François Mitterrand, c'était encore la guerre froide et évidemment pour le Général de Gaulle et ils ont eu des politiques d'indépendance, d'autonomie, nous les revendiquons aussi aujourd'hui par l'Europe désormais - mais quand il y a des moments graves, on doit être ensemble.
Q - Ça veut dire que la diplomatie française n'est pas atlantiste ?
R - Mais si atlantiste, c'est être dans les moments de crise que nous vivons, partenaires des Américains, coordonnés avec les Américains, aucun problème pour le revendiquer ; si atlantiste, c'est dire de manière plus générale que nous ne réfléchissons pas à notre propre diplomatie et nos propres intérêts, nos propres démarches, alors là, non, nous sommes Européens d'abord, bien sûr. Mais ce sont des mots, des faux procès, moi je ne rentre pas là-dedans, on a vu dans la crise, encore une fois, que nous étions unis, c'est très important. On ne l'a pas toujours été d'ailleurs au moment de la Crimée ou dans les crises précédentes. Et on l'a vu aussi, ça j'y insiste, parce qu'on a dit "où est l'Europe ?", que c'était les leaders européens, notamment le Président de la République, Emmanuel Macron, dans ce moment de présidence française de l'Union européenne, qui menait les négociations ; on ne l'a pas fait pour l'ego, pour la beauté ou une gloriole quelconque mais parce que c'était utile, efficace et on voit bien que l'Europe, par le format Normandie, par un déplacement du Président suivi par celui de Chancelier allemand à Moscou, a contribué à discuter dans cette crise. Est-ce que ça va suffire ? Ce serait arrogant et inconscient de dire "oui bien sûr"...
Q - Comme vous le dites, on va le savoir dans les prochaines heures.
R - Oui mais on a - et on a raison de le faire - en responsabilité et en fermeté, tenté à chaque instant de maintenir le dialogue.
Q - Si ça ne suffit pas, si ça ne marche pas, on vous dira que c'est un échec du président Macron, on lui dira "c'est votre échec, Monsieur le Président"...
R - Oui, mais si vous réfléchissez en fonction des tweets, des polémiques nationales ou de ce que diront les candidats de tel ou tel parti à la présidentielle, vous perdez votre boussole. Dans des moments aussi graves, est-ce qu'on aurait pu en conscience... le Président de la République aurait pu en conscience dire aux Français : je ne m'implique pas dans cette crise, c'est un autre temps politique, il y a la campagne, il y a d'autres choses ? Ça aurait été dramatique !
Q - Enfin les critiques qui lui sont faites, c'est qu'il ne s'est pas impliqué assez rapidement...
R - On nous a dit tout et son contraire. Il y a une ligne simple : depuis plus de deux ans maintenant, le Président de la République a dit : il faut un dialogue exigeant avec la Russie ; ce n'est pas un dialogue de naïveté, encore une fois, parce que les sanctions ont été maintenues, puisque nous avons gardé l'unité européenne ; il s'est coordonné avec tous les leaders européens à chaque instant, dans cette crise, y compris les Baltes, les Polonais, qui ont des sensibilités plus fortes à l'égard de la Russie. Nous avons maintenu cette ligne de fermeté et de dialogue. Je préfère ça et prendre des risques parce que c'est de la responsabilité d'un Président de la République, que ceux qui sont dans la soumission à l'égard de la Russie, par intérêt financier ou par fascination autocratique pour le régime russe, ou ceux qui sont dans une espèce de déni replié, qui consiste à dire "ne parlons pas, ne discutons pas, barricadons-nous"...
Q - Qui est dans la soumission, d'ailleurs, vis-à-vis du régime russe ?
R - Eh bien l'extrême droite française !
Q - Alors avant de parler de l'extrême droite française justement, une question sur Poutine et par rapport, peut-être, à cette dimension politique intérieure française dans la stratégie de Poutine. Est-ce que Vladimir Poutine pourrait chercher à mettre en difficulté Emmanuel Macron, à moins de deux mois de la présidentielle, à travers cette crise ukrainienne ? Est-ce que ça peut être le cas ?
R - Moi, je ne suis pas dans la grande confusion, je ne mélange pas tous les sujets. Il y a une la crise qui est une crise en soi suffisamment grave ; je ne crois pas que cette crise ait été créée de toutes pièces, parce qu'il y a une élection présidentielle en France...
Q - Mais il y a un "mais", ou pas ?
R - J'y viens... c'est autre chose... c'est un "mais" si vous voulez ; c'est le fait que, là non plus, aucune naïveté, les actions de déstabilisation d'activistes russes plus ou moins proches du pouvoir, plus ou moins proches du Kremlin, ça existe ; ça a existé d'ailleurs y compris dans la campagne électorale allemande à l'égard du Parti vert ; ça a existé - pas besoin, malheureusement, de cette campagne 2022, regardons la campagne de 2017 - à l'égard d'ailleurs du candidat Emmanuel Macron, à l'époque ; ça a été dit, il l'a même dit publiquement à côté du président russe, dès le mois de mai 2017. Donc nous n'avons aucune naïveté à cet égard qu'il puisse y avoir encore, même probablement de plus en plus, des actions de déstabilisation venant de différents acteurs...
Q - Y compris de la part de Poutine ou de ses proches ?
R - Je ne sais pas si c'est M. Poutine, mais venant de Russie..
Q - Et du pouvoir ? C'est la question que je vous pose, est-ce que ça peut venir du pouvoir ?
R - Je ne sais pas vous le dire aujourd'hui ; ça a existé dans le passé ; ça a existé dans beaucoup de campagnes électorales et il est clair que, dans les sphères russes de pouvoir, je ne sais pas démêler tous les fils, il y a eu des interférences, des ingérences, des interventions dans des campagnes démocratiques, malheureusement pas venant que de Russie.
Q - Et de la part de qui alors ?
R - Mais de beaucoup de pays du monde, je ne ferai pas d'attribution ce matin. Mais c'est malheureusement une réalité avec laquelle les démocraties vont devoir vivre ; il n'y aurait pas de crise en Ukraine, ce risque existerait quand même.
Q - Est-ce que vous dites toujours que Poutine essaye de tester ou veut tester les démocraties occidentales ?
R - Oui, je crois qu'il y a un projet plus large qui est, en quelque sorte, une guerre de modèle.
Q - C'est-à-dire ?
R - Eh bien qu'il y a, ça ne concerne d'ailleurs pas seulement la Russie, mais aussi la Russie, une volonté de voir si les démocraties occidentales pour simplifier, libérales sur le plan politique, sont fortes, sont unies, sont capables, parce qu'elles ont des opinions publiques, des parlements, des débats, et c'est notre honneur, de malgré tout être fortes et résister aux pressions et parfois aux tensions guerrières. Et c'est d'ailleurs l'histoire de nos démocraties, on le sait, dans tous les cycles politiques les plus durs, les démocraties sont testées. Ce que je retiens de l'histoire - malheureusement, avec parfois des drames incommensurables - les démocraties ont toujours survécu, réémergé. Et vous savez, on va fêter, commémorer si je puis dire parce que c'est un incident dramatique, un événement dramatique, les 80 ans du suicide de Stefan Zweig, ce 22 février...
Q - Je crois que vous avez remis un livre de Stefan Zweig à vos homologues européens...
R - "Le Monde d'hier", je le remets mardi à chacun de mes homologues européens. Ce n'est pas de l'anecdote. Stefan Zweig, il s'est suicidé, on le sait, dans la nuit sombre du nazisme, par désespoir, parce qu'il pensait que ce monde d'hier, cette Europe ouverte artistiquement, culturellement, la plus avancée au monde, avait disparu. Nous avons démontré que, malgré la guerre, malgré la Shoah, l'Europe, la démocratie - c'est vrai d'ailleurs d'Israël, c'est vrai de nos démocraties occidentales - avait pu réémerger, sous d'autres formes, se reconstruire aujourd'hui par le projet européen.
Q - Et on dit, depuis Mitterrand, que l'Europe c'est la paix.
R - Oui mais moi je n'aime pas qu'on le regarde avec un peu de ricanements comme si c'était un slogan dépassé. L'Europe, c'est la paix parce que d'abord nous, nous vivons en paix ; soyons aussi lucides, l'Europe n'en a pas fini avec les démons de la guerre ; nous en voyons les risques aujourd'hui ; nous avons vu l'ex-Yougoslavie, il y a presque 30 ans. Dites à un Polonais ou à un Balte qu'il a connu la paix depuis 70 ans, il ne le verra évidemment pas de la même façon puisqu'il a vécu l'occupation soviétique, les drames et les morts. Mais quand nous avons réussi à nous libérer, aidés évidemment par l'allié américain et britannique, ne l'oublions jamais ; quand nous avons réussi, après la guerre, à consolider la paix par le projet européen, à l'étendre à l'Est de l'Europe après la chute du Mur, tout cela a de la valeur ; c'est un espace de prospérité qui n'est jamais garanti, qui n'est jamais acquis et les démocraties, c'est pour ça qu'elles doivent être fermes, ce n'est pas des questions seulement d'adhésion à l'OTAN de feuille de route et de sommets diplomatiques ; c'est ce projet politique de paix européenne, de force de nos démocraties qui est testée par toutes les puissances... par la Russie, bien sûr, mais par toutes les puissances qui sont à nos portes...
Q - Mais précisez les choses, vous pensez à quelles puissances ?
R - Je ne mélange pas tout parce que les situations ne sont pas du tout comparables mais ça a été le cas à certains moments de la Turquie, c'est le cas de la Chine. On voit bien qu'il y a des guerres de modèles ; nous sommes la démocratie occidentale libérale au sens politique du terme. Moi j'en suis fier ; nous ne sommes évidemment pas condamnés à être des "Bisounours vegans" de la mondialisation et de la géopolitique actuelle ; à nous de montrer cette fermeté et cette unité. C'est plus difficile de se coordonner et d'avoir un message de fermeté quand vous êtes une trentaine d'alliés américains, britanniques, Etats membres de l'Union européenne face à des menaces comme on le voit avec la Russie aujourd'hui et parce qu'on a des débats ouverts, on n'a pas les mêmes méthodes mais on peut le faire.
Q - Et on a des débats ouverts aussi au sein de la démocratie française, au niveau des partis politiques et des forces démocratiques du pays ; au passage, est-ce que les critiques des Républicains, de LR, considérant que le Président Macron a été absent de la scène internationale depuis 5 ans et a trop négligé les relations de la France avec la Russie, sont recevables ?
R - Mais c'est d'un cynisme crasse ; là aussi, un peu de hauteur et un peu de sérieux quand on parle de sujets aussi importants.... Je crois que même quand on ne veut pas voter pour la majorité ou pour le Président demain, j'espère, on peut reconnaître avec un peu d'honnêteté qu'il s'est engagé jour après jour...
Q - Vous considérez qu'il est à la hauteur, qu'il est plus à la hauteur que ses éventuels concurrents ?
R - Je le considère parce que je le soutiens sur le plan politique et que je suis son ministre...
Q - Mais quand vous faites la comparaison avec les autres candidats ?
R - Moi je ne veux pas être dans les bons et les mauvais points et l'arrogance, mais est-ce qu'on a un Président à la hauteur ? Je crois que chacun peut le reconnaître. Est-ce qu'on a un Président qui a pris des risques et s'est engagé dans sa fonction, même dans une période préélectorale ? Evidemment. Est-ce qu'on a un Président qui s'est engagé pour faire bouger l'Europe avec beaucoup de succès ? Quelques échecs, quelques lenteurs évidemment, mais ça débattons-en, mais soyons honnêtes, est-ce que c'est un Président qui a été passif, inactif, absent de la scène européenne internationale ? Je crois que même ses opposants politiques se grandiraient à le reconnaître plutôt que de faire des procès manifestement infondés, honnêtement - qu'ils soient d'accord ou pas d'accord sur la Russie, ils sont gênés en vérité parce que les Républicains, c'est le parti de M. Fillon qui est complice de M. Poutine - non mais c'est important parce que l'extrême droite française nous explique qu'il ne faut pas embêter M. Poutine parce que j'entendais encore ce matin Manon Aubry pour la France insoumise, députée de M. Mélenchon, députée européenne, qui disait : l'urgence, là dans la crise que l'on vit, ces heures-ci, c'est de sortir de l'OTAN. Mais enfin quelle folie ! Avec des comportements comme ça, on met l'Europe en grave danger !
Q - Manon Aubry, LFI : il faut sortir de l'OTAN, Eric Zemmour qui dit, en gros : c'est Poutine qui a raison.
R - Oui mais moi, je trouve qu'il y a toujours un paradoxe quand même à nous faire la leçon tous les jours sur l'indépendance nationale, très bien, mettons les actes derrière les mots, et à dire face d'ailleurs à la vérité des faits, qu'il n'y a pas de provocation russe, il n'y a pas de pression russe, il n'y a pas de menace militaire, et mon modèle, c'est M. Poutine. C'est toujours la même histoire d'ailleurs, l'extrême droite française est fascinée par les modèles étrangers - je ne parle même pas de ce qui se passait, il y a 70 ans, elle est fascinée par les modèles étrangers, elle explique que c'est la grandeur de la France, et elle est incapable de penser notre modèle, notre souveraineté...
Q - Comment vous expliquez ça ?
R - Moi je préfère une France engagée dans l'OTAN, en Occident et dans le projet européen plutôt qu'une France qui laisse faire les grandes puissances, y compris les plus menaçantes et considère que le bon modèle, c'est plutôt M. Poutine que le projet européen.
Q - Est-ce que ça veut dire que vous demandez à Marine Le Pen, à Eric Zemmour et à Jean-Luc Mélenchon de clarifier leur position ?
R - Mais leur position est malheureusement très claire : ils ne veulent pas que la France et l'Europe soient fermes à l'égard de la Russie ; ça, ça s'appelle l'esprit munichois, la capitulation.
Q - Alors un certain nombre de leaders de droite, d'extrême-droite, vous en avez parlé ou d'extrême gauche si on vous comprend bien, ont au moins une ambiguïté avec le régime de Poutine. François Fillon dont vous avez parlé, s'est mis au service de l'industrie gazière et pétrolière russe proche de Poutine - c'est pour ça que vous avez cité son nom - est-ce que son action, son "boulot" auprès des oligarques russes peut gêner la diplomatie française qui tente d'apaiser la crise ukrainienne, mais aussi dans la définition de la politique énergétique européenne ?
R - Elle ne gêne certainement pas la diplomatie française ; on ne s'indexe pas sur les intérêts personnels et pécuniaires de M. Fillon. Mais ce que j'en pense, c'est qu'on le voit d'ailleurs malheureusement avec un dirigeant allemand, M. Schröder, aussi, c'est qu'il y a des gens qui préfèrent l'argent au pays.
Q - Donc Fillon préfère gagner de l'argent à la souveraineté nationale, c'est ça que vous voulez dire ?
R - Oui. Alors vous me direz, M. Fillon n'est plus en politique, il fait ce qu'il veut bien sûr ; mais on a une dignité quand on est ancien Premier ministre - l'ancien Chancelier allemand mais ça n'est pas mon problème ici - quand on est ancien Premier ministre et j'ai du respect pour le Premier ministre qu'a été François Fillon-, mais on se déshonore je crois quand dans des moments en plus où il y a des questions d'opportunité, comme celui-ci, on se met au service des intérêts financiers russes proches de l'Etat russe.
Q - Qu'est-ce qu'il devrait faire François Fillon ?
R - Il n'aurait pas dû faire ça, surtout...
Q - Non mais là il y est ; est-ce que par exemple vous demandez à Valérie Pécresse de mettre en garde François Fillon, de lui dire d'arrêter...
R - Demandons-lui ce qu'elle en pense de manière claire...
Q - A qui ? A François Fillon ou à Valérie Pécresse ?
R - A Valérie Pécresse...
Q - C'est quoi la question que vous pourriez lui poser ?
R - Est-ce qu'elle considère que c'est la bonne attitude à l'égard de la Russie ? C'est sympathique de parler russe dans les émissions, mais il faut dire sur le fond ce qu'on pense. Moi j'essaie d'être le plus honnête possible ; ce que fait François Fillon, ce n'est pas Valérie Pécresse qui l'a décidé, soyons clairs. Mais enfin, un peu de clarté ne nuirait pas. Et surtout un peu de hauteur de vue parce qu'expliquer que la France, par l'action du Président de la République aujourd'hui, ne fait pas son boulot sur la scène internationale, ne cherche pas toutes les voies possibles pour éviter la guerre qui serait dramatique pour nous tous et pour la sécurité européenne, je crois que ça n'est pas la réalité et je crois que chacun se grandirait à reconnaître ce qui est fait de bien, parfois.
Q - Alors, il y a la crise ukrainienne, il y a aussi les tensions au Mali avec l'annonce du retrait français. Comment dans ce contexte incarner les intérêts français, les défendre face aux dirigeants dans le monde qui ne sont visiblement pas des tendres ? Comment le faire ?
R - Comment défendre les intérêts dans le monde aujourd'hui ?
Q - Oui, face à des dirigeants internationaux qui ne sont visiblement pas très tendres, notamment avec la France.
R - Mais vous savez, malheureusement, pas besoin de regarder en détail l'histoire pour considérer que la géopolitique et les relations internationales n'ont jamais été des moments de grandes embrassades et de grandes amitiés ; on est sans doute dans un moment qui se durcit, parce qu'il y a des grandes puissances qui cherchent à affirmer leur modèle, je le disais, parce qu'il y a des situations de sécurité, on le voit au Sahel, en Afrique, qui sont extrêmement dégradées parce qu'il y a des coups d'Etat, des pressions militaires. Face à cela, ça va durer, ce n'est pas lié à nos élections ou parce qu'on est quelques semaines avant le premier tour d'une élection présidentielle importante en France. Il faut être à la hauteur et je pense, en effet, que quand on se fait le porte-parole de Vladimir Poutine dans le débat français, quand on considère, avec beaucoup de légèreté, qu'on peut raconter n'importe quoi sur le sujet migratoire comme l'a fait Valérie Pécresse en expliquant qu'il y avait 40 millions de migrants qui arrivent chaque année en Europe, imaginez-vous. On n'est pas sérieux.
(...)
Q - Yannick Jadot a accusé Eric Zemmour, c'était dimanche dernier, à votre micro, ici, sur Radio J, de faire le "juif de service" pour les antisémites. Qu'est-ce que vous en pensez ?
R - Je n'aime pas qu'on utilise cette expression que je ne répèterai pas parce qu'elle peut blesser...
Q - Mais sur le sens de cette expression ?
R - Si le sens de l'expression, dite à mon avis maladroitement et de manière dangereuse, de Yannick Jadot, c'était de dire qu'Eric Zemmour avait un discours qui s'apparente à du révisionnisme historique, voire de l'antisémitisme, ça je crois qu'il a raison.
Q - C'est ce que dit le grand Rabbin Korsia : Eric Zemmour, antisémite...
R - Oui et ce matin, une tribune encore avec l'ancien président du CRIF et du Congrès juif européen d'ailleurs M. Hajdenberg.... mais c'est très important de dire très simplement et très clairement, je l'ai dit d'ailleurs à votre micro, il y a quelques mois...
Q - Et vous parliez d'ailleurs de votre arrière-grand-père qui avait été déporté et qui était considéré à l'époque comme un "Français de papier", d'ailleurs.
R - Je ne renvoie personne à ses origines, simplement je le dis pour moi-même et je crois que chacun doit faire une forme d'introspection ; quand on a - c'est important - dans son histoire personnelle, dans ses souvenirs, la transmission de drames, de souffrances, de crimes subis, on doit encore plus réfléchir à ce qu'est l'histoire contemporaine. On a parlé de graves crises, d'un retour de l'histoire tragique. Il y a un député européen qui a fait le salut nazi dans l'hémicycle de Strasbourg, au Parlement européen...
Q - Député d'un parti nationaliste bulgare...
R- Je ne pensais pas voir ça, un jour, dans ma vie de citoyen ou ma vie politique...
Q - Parce que vous étiez au Parlement européen quand il a fait ce salut...
R - J'étais au Parlement européen, je l'ai vu en face de moi le faire....
Q - Et alors vous voyez ça, vous vous dites quoi de la situation politique en Europe ?
R - Je dis que nous n'en avons pas fini avec l'antisémitisme, avec l'exclusion, avec la haine, avec le révisionnisme historique ; et donc qu'un candidat, quels que soient son parcours, ses origines, à la limite, ce n'est pas mon sujet, banalise, travestisse les faits et l'histoire, la réécrive et se prenne en plus ce matin - ce qui est encore plus cynique - pour Léon Blum - j'entendais M. Zemmour le dire.... On ne peut pas être Blum et Pétain.
Q - Justement Zemmour, en réponse à cette tribune dont vous parliez, tribune des personnalités de la communauté juive dont l'ancien président du CRIF et du Congrès juif européen, Hajdenberg, dénoncent dans le JDD : "La société fracturée et violente promise par Zemmour ; ses discours de haine et d'exclusion à l'encontre des musulmans français ou étrangers vivant dans notre pays" ; ces signataires qui considèrent que rendre responsables les musulmans des difficultés économiques et sociales que connaît notre pays, relève de la politique du bouc émissaire, dont les juifs ont été si souvent les victimes. Vous approuvez ?
R - Je ne pourrais pas mieux le dire.
Q - Le citoyen Beaune, il approuve ? Le ministre Beaune, il approuve ? Le citoyen Beaune dont une partie de la famille a été déportée parce que juive, il approuve ?
R - Pour cette raison, cette histoire familiale, je l'ai toujours considérée, me donne comme homme, avant d'être un responsable politique temporairement, une responsabilité, et donc je me battrai toujours, quelle que soit la forme, contre l'extrême droite et quand l'extrême droite se pare en plus de ces mensonges historiques, utilise les origines de M. Zemmour pour dire "je ne peux pas être dans l'exclusion, l'antisémitisme"....
Q - Là, vous faites allusion au fait que Zemmour dit dans l'interview "je suis un juif berbère" et ce matin, il s'est comparé à Léon Blum...
R - Je le redis, on ne peut pas être Blum et Pétain ; on ne peut pas utiliser ses origines pour accréditer l'antisémitisme. Je me battrai toujours pour le faire. Et je crois qu'il faut que chacun y réfléchisse, au moment de cette élection présidentielle : on ne peut pas banaliser ce retour tragique de l'antisémitisme en Europe et en France.
Q - Merci, Clément Beaune, d'avoir accepté de participer à cette émission.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 février 2022