Interview de M. Clément Beaune, secrétaire d'État aux affaires européennes, à France Inter le 23 février 2022, sur les tensions avec la Russie.

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Média : France Inter

Texte intégral

Q - Bonjour à vous, Clément Beaune.

R - Bonjour, Léa Salamé.

Q - Merci d'être avec nous ce matin. On a beaucoup de questions à vous poser. Hier soir, Joe Biden a estimé que l'envoi de troupes russes dans les deux régions séparatistes du Donbass, était - je cite - le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. Utilisez-vous les mêmes mots ce matin, est-ce le début de l'invasion de l'Ukraine ?

R - On a appris dans cette crise, à être extrêmement prudent et humble. Donc la réalité, pour être le plus précis possible, c'est qu'on ne sait pas ce qui va se passer. Ça nous appartient aussi, d'envoyer des signaux qui sont les plus clairs, les plus unis, les plus fermes, possible. C'est pour ça qu'après une première agression, une violation grave du droit international, il y a eu des réactions très rapides de la part des Européens, coordonnées d'ailleurs avec les Américains, les Britanniques ; ce sont les sanctions qu'évoquait Dominique Seux à l'instant, qui vont être appliquées, dès ce soir, probablement, ou demain au maximum, qui sont des sanctions financières, individuelles, un paquet européen très fort, et qui peut d'ailleurs aller au-delà...

Q - On va en parler.

R - Et nous envoyons le signal, qu'il y a déjà une violation très grave, que nous réagissons, comme nous l'avions dit d'ailleurs depuis le mois de décembre, sans naïveté, et j'espère que cela enverra le signal qu'il ne faut pas aller, en tout cas, plus loin.

Q - Mais, pour vous, la guerre n'a pas commencé, à l'heure où nous parlons en tout cas, contrairement à ce que disent les Américains qui disent que l'invasion de l'Ukraine a commencé, vous ne dites pas pareil ?

R - On ne peut pas constater aujourd'hui que l'invasion généralisée de l'Ukraine a commencé, ce n'est pas la réalité de terrain. Après, c'est le même sujet depuis le départ, il ne faut pas enfoncer des coins je pense entre les alliés. On fait le même diagnostic : pression militaire, violation grave en début de semaine du droit international, et réaction. Ensuite, la lecture, la prédiction de ce qui va se passer, on peut avoir des sentiments différents à Londres, à Washington, à Paris ou à Berlin, mais ce n'est pas l'essentiel, l'essentiel c'est d'adresser le même message à la Russie aujourd'hui.

Q - Mais les scénarios, tous les scénarios aujourd'hui sont sur la table ? Je veux dire, le scénario qu'ils s'arrêtent là, qu'ils prennent les deux provinces indépendantistes et qu'ils s'arrêtent là. Le deuxième scénario serait qu'ils prennent tout le Donbass ; le troisième serait qu'ils aillent jusqu'à Kiev et qu'ils prennent toute l'Ukraine ; le quatrième serait qu'ils aillent jusqu'aux Etats baltes. Est-ce qu'aujourd'hui tous ces scénarios sont possibles ?

R - Toutes les options, tous les scénarios sont possibles. Il ne faut pas non plus, même si la situation est extrêmement grave et extrêmement préoccupante, envisager une sorte de guerre européenne généralisée. Mais déjà, ce qui s'est passé, il ne faut pas minimiser, déjà, ce qui s'est passé est très grave. Vous avez entendu les discours de Vladimir Poutine. Au-delà des gestes, reconnaissance de l'indépendance de la République, atteinte donc supplémentaire à la souveraineté de l'Ukraine, c'est un discours très dur, très brutal à l'égard de l'Occident. Et je pense que, dans ces cas-là, on le voit dans le débat français il ne faut pas avoir de doute sur là où sont nos alliances et là où sont nos intérêts. Pour l'instant c'est ça qui nous occupe, envoyer un signal de fermeté et être unis entre les 30 ou 35 membres de l'Union européenne, l'Alliance atlantique et nos partenaires les plus proches.

Q - Quand vous l'avez entendu parler, ce discours fleuve de 1 heure 30 de Vladimir Poutine, est-ce que vous avez eu l'impression qu'il était toujours dans le champ de la raison, dans le champ rationnel ou qu'il était ailleurs ?

R - Je crois que malheureusement la raison peut être brutale. Il y a eu une analyse extrêmement violente, un peu délirante ou paranoïaque, mais construite, malheureusement, de la part de Vladimir Poutine, qui est revenu avec beaucoup de mensonges historiques, mais sur une espèce de récit national, nationaliste et agressif, qui n'est pas complètement nouveau. On ne découvre pas, ces dernières heures, un Vladimir Poutine qu'on ne connaissait pas. Il a sans doute durci son discours et son ton, et c'est à nous de nous adapter, de réagir, sans aucune faiblesse, parce que j'entends certains qui lui trouvent des excuses.

Q - Oui, alors on va venir aux critiques intérieures, mais parlons des sanctions, si vous le voulez bien. Les Etats-Unis, l'Union européenne, la Grande-Bretagne, ont pris une série de sanctions. Dominique Seux les détaillait, il y a un instant. Certains disent qu'elles ne sont pas suffisamment fortes, d'autres disent, et vous avez entendu Dominique Seux, qu'elles sont... qu'elles ne marchent pas les sanctions, qu'elles ne sont pas dissuasives.

R - Vous savez, c'est toujours, là aussi il faut avoir de l'humilité, c'est toujours une option compliquée. On ne va pas avoir une option militaire, les sanctions elles sont aujourd'hui, je crois que c'est déjà un signal fort, qui sera je l'espère compris par la Russie. On les a prises en moins de 24 heures, tous en Europe, aux Etats-Unis, au Canada, au Royaume-Uni, et elles sont puissantes. Je pense que celles qui sont les plus puissantes, pour être très concret, sont les sanctions financières.

Q - C'est-à-dire ? Expliquez-nous concrètement ce qui change depuis ce matin pour un oligarque russe.

R - Eh bien, vous avez des individus, effectivement, des oligarques, des proches du régime, des députés de la Douma qui ont soutenu la reconnaissance de l'indépendance des républiques du Donbass, qui seront sous sanctions individuelles. Ça, c'est important. Je crois que le plus important c'est par exemple le fait que les Etats-Unis et l'Europe le font en même temps, que l'Etat russe, des banques russes, ne pourront plus se financer sur les marchés européens. C'est vrai qu'on a une dépendance à la Russie, et Vladimir Poutine en joue...

Q - Bien sûr.

R - ... sur le gaz et sur l'énergie. Il faut quand même qu'en tant qu'Occidentaux et Européens on soit conscients de nos propres forces. Moi j'insiste beaucoup là- dessus : les Russes sont beaucoup plus dépendants à notre égard. Le gaz, il est acheté par nous...

Q - Ce n'est pas ce que dit Dominique Seux.

R - Mais, parce qu'ils ont sans doute, c'est aussi la force des régimes brutaux, la capacité à ne pas tenir compte de leur opinion publique, de leur Parlement, de leur démocratie, qui n'en sont pas vraiment une...

Q - Oui, mais sur l'énergie, on est dépendant d'eux.

R - Bien sûr. Mais vous savez, c'est aussi la principale ressource fiscale de l'Etat russe. Donc, il ne faut pas non plus qu'on inverse les choses. Dominique Seux le rappelait, la Russie, c'est le PIB de l'Espagne, c'est 80% des exports de gaz qui se font vers l'Europe. Donc, nous avons, aussi, soyons conscients de nos forces et de notre puissance, des leviers ; et nous ne pouvons imposer nos intérêts.

Q - Sur Nord Stream 2, le Chancelier allemand Olaf Scholz, a annoncé suspendre l'autorisation du gazoduc controversé. Qu'est-ce que ça veut dire "suspendre l'autorisation du gazoduc" ? Ça veut dire qu'il est abandonné, ou c'est juste une étape technique qui va prendre plus longtemps ?

R - D'abord, ça fait partie du paquet de mesures. C'est très important. Vous savez que c'était un gazoduc, une infrastructure, auquel les Allemands tenaient beaucoup pour leur approvisionnement en gaz...

Q - Vous en parlez au passé déjà ?

R - Eh bien, parce qu'il est suspendu, j'y viens ; mais le fait d'avoir pris la décision qui avait toujours été écartée, de suspendre pour l'instant l'autorisation, c'est très fort. Qu'est-ce que ça veut dire concrètement, sans rentrer dans trop de détails techniques : il y a une procédure qui était d'homologation de cette infrastructure par les autorités allemandes. Elle est suspendue jusqu'à nouvel ordre, ça peut vouloir dire jamais, ça peut vouloir dire que le contexte va changer, là aussi ça dépend de ce que fera Vladimir Poutine. Mais que les Allemands, sur un sujet aussi important que l'approvisionnement en gaz, qui était très important à l'égard des pays d'Europe de l'Est et de l'Ukraine, soient capables de prendre une telle décision, qui n'avait jamais été évoquée, envisagée sérieusement, c'est un signal aussi et un geste très fort.

Q - Ça veut dire que les prix vont flamber, la semaine prochaine, celle d'après ; il faut s'y attendre ?

R - Non, il n'y a pas, pour être précis, Nord Stream aujourd'hui n'était pas en fonction. Il n'acheminait pas du gaz vers l'Europe. Donc ça, ça ne change rien. En revanche, il faut être très clair sur les stocks de gaz, nous avons assez de stocks, en France notamment, mais en Europe en général, pour passer notre hiver. C'est moins en France de 20 % de notre gaz qui vient de Russie. Il faut être très raisonnable là-dessus.

Q - Et en Allemagne ?

R - En Allemagne c'est plus de 50 % du gaz qui vient de Russie...

Q - Ils ont de quoi passer l'hiver ?

R - Oui, je crois qu'ils ont aussi des stocks pour passer l'hiver. L'effet sur les prix, personne ne peut le dire ; donc, c'est pour ça aussi qu'on a cherché, on ne peut pas nous accuser du contraire, des solutions, la diplomatie. Force est de constater aujourd'hui que ça n'a pas été saisi par Vladimir Poutine.

Q - Alors, justement les critiques. En France, Clément Beaune, les opposants ont critiqué l'échec de la médiation du Président Emmanuel Macron, et notamment l'annonce d'un sommet Poutine/Biden dans la nuit de dimanche à lundi, retoqué quelques heures plus tard par le Président russe. "Emmanuel Macron s'est fait rouler dans la farine", a dit Jean-Luc Mélenchon. "Le problème c'est qu'Emmanuel Macron n'est pas crédible et pas respecté par Poutine", dit Eric Zemmour. Vous leur répondez quoi ce matin ?

R - Ceux qui disent ça, sont ceux aussi qui expliquent qu'il faut s'aplatir devant la Russie. Eric Zemmour disait hier : "Le meilleur allié qu'on doit avoir, c'est la Russie", c'est quand même extraordinaire. Sur le fond, et un peu de dignité, de gravité dans un moment comme celui-là, est-ce que, il fallait ne rien faire ? Est-ce qu'il ne fallait pas ou ne faut-il pas encore tenter, sans être naïf ou sans manquer de fermeté, vous l'avez vu, on a pris des sanctions en moins de 24 heures, essayer de trouver un chemin diplomatique et d'éviter la guerre ?...

Q - Avez- vous été trop vite en annonçant dans la nuit un sommet, sans avoir peut-être suffisamment l'accord ferme d'un homme comme Vladimir Poutine ?

R - Mais, il y avait, je crois, très clairement, je n'étais pas dans la conversation personnelle du Président de la République, un accord ferme de M. Poutine. Il a parlé jusqu'à plus de 01h00 du matin, dans la nuit de dimanche à lundi, simplement M. Poutine a déchiré son engagement. C'est ça qui s'est passé. Mais je crois que, il faut être très clair sur nos alliances et notre réaction, et il fallait, il faut encore si on le peut, chercher une solution de paix.

Q - Hier, Yannick Jadot a demandé à ce qu'Emmanuel Macron reçoive tous les candidats à la présidentielle pour parler de l'Ukraine. Est-ce que ce serait faisable ?

R - Il y aura dans la semaine une discussion organisée par le Premier ministre, avec les forces politiques du pays, car nous avons toujours, sur tous les sujets internationaux, tenu cette concertation. C'est normal.

Q - Il va s'exprimer Emmanuel Macron sur l'Ukraine ?

R - Ecoutez, je ne sais pas, il l'a fait à chaque fois qu'il y avait lieu de le faire, aujourd'hui je crois que ce n'est pas prévu, mais je ne peux pas préjuger.

Q - Il y a une question qui vous concerne, Clément Beaune. Vous avez été mis en cause le week-end dernier, le fait que François Fillon travaille désormais pour les intérêts russes, vous l'avez accusé d'être complice, lui et le parti Les Républicains, de de Vladimir Poutine. Hier, Valérie Pécresse affirme qu'Emmanuel Macron vous a désavoué, lors d'un entretien téléphonique avec François Fillon. Est-ce que vous confirmez cela, est-ce que vous avez été rappelé à l'ordre ?

R - Non, je crois que Mme Pécresse a quelques difficultés avec les chiffres ou les faits et la réalité ; ça n'est pas la réalité. Et puis je vais vous dire, dans un moment aussi grave...

Q - Vous n'avez pas été désavoué au téléphone par Emmanuel Macron, qui aurait parlé à François Fillon et qui lui aurait dit "je désavoue mon ministre" ?

R - Ecoutez, je vous le dis, ce que dit Valérie Pécresse n'est pas la réalité, et par ailleurs, je vais vous dire, surtout quand on est candidat à l'élection présidentielle, lorsqu'il y a un peu d'élégance républicaine, qu'ils existent sous quelle forme que ce soit, à ne pas faire état de discussions du Président de la République ou de l'ancien Premier ministre, si et quand ils existent, et d'ailleurs...

Q - Donc, elle ment.

R - Attendez, et d'ailleurs François Fillon lui-même je crois a été interrogé, et a eu une réponse, je crois, à cet égard, républicaine et élégante, qui consiste à dire : "Je ne parle pas des contacts que j'ai". Je crois que Valérie Pécresse devrait s'appliquer la même règle. Et par ailleurs, je le dis très simplement, ce n'est pas exact.

Q - Ça n'est pas exact, vous n'avez pas été désavoué, donc vous maintenez ce que vous dites, que François Fillon est complice de Vladimir Poutine en travaillant pour ses intérêts.

R - Sur le fond, j'ai eu des propos, dimanche. Je ne vais pas les répéter à l'envie...

Q - Mais vous les assumez ?

R - Je les assume, absolument et je crois que la réalité montre la gravité de la situation. Mais je ne veux pas polémiquer et répéter des mots à l'infini. Mais ce que je peux vous dire très clairement, j'ai tenu ces propos, et ce qu'a dit à votre antenne Valérie Pécresse n'a pas été exact.

Q - Dernière question. Joe Biden a aussi dit hier qu'aucun soldat américain ne mourra en Ukraine. Dites-vous aussi qu'aucun Français, qu'aucun Européen ne mourra pour Kiev, quoi qu'il arrive ?

R - Si on dit qu'il y a une option militaire possible, c'est non. Si on dit qu'on doit faire des efforts, les sanctions, parfois, ça nous pénalise nous-mêmes, pour défendre la souveraineté ukrainienne, nous le ferons, bien sûr.

Q - Clément Beaune était notre invité. Merci à vous, belle journée.

R - Merci beaucoup.


source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 24 février 2022