Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, à BFM TV le 28 février 2022, sur le conflit en Ukraine, les sanctions économiques contre la Russie, la situation des Français résidant en Ukraine, le transfert de l'Ambassade de France et l'accueil des réfugiés ukrainiens.

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Média : BFM TV

Texte intégral

Q - Bonsoir Monsieur le Ministre. Nous sommes au cinquième jour de guerre, cinquième jour de l'offensive russe ; l'Europe a pris des sanctions extraordinairement sévères. L'Europe et la France envoient des armes à l'Ukraine. La question est de savoir si ça va permettre ou pas d'arrêter Poutine. Est-ce que ces sanctions, ces mesures, cette aide avec des armes, des avions, des munitions, est-ce que tout cela va permettre d'arrêter Poutine ?

R - D'abord, je ne suis pas certain que le Président Poutine imaginait que son opération allait être aussi difficile. Ce qui me frappe, comme je crois tous nos concitoyens, c'est la force de résistance du peuple ukrainien et sa capacité à bloquer l'entrée des forces russes en Ukraine, à bloquer la prise de contrôle par la Russie de leur souveraineté. Et c'est très impressionnant, parce que je pense que le Président Poutine n'a pas compris ou a compris un peu tard qu'il était en train de perdre la bataille de la communication et que par ailleurs, il ne s'attendait sans doute pas à voir une telle réprobation au niveau international et en même temps une telle union des Européens pour soutenir et accompagner le peuple ukrainien dans son combat pour son indépendance. Et ça, c'est extrêmement fort.

Après, est-ce que les sanctions vont suffire ? Je l'espère, parce que le paquet de sanctions qui a été mis en oeuvre au niveau européen, qui est considérable, à la fois les sanctions financières, le fait qu'il y ait le gel des avoirs de la banque centrale russe, le fait que les banques russes ne puissent plus travailler avec la messagerie SWIFT, le fait que les oligarques soient poursuivis dans leurs actifs même, tout cela va commencer à perturber complètement le système russe et étouffer l'économie russe. Et ça va se mettre en oeuvre tout de suite ; c'est en oeuvre dès à présent. Donc, c'est une forme d'espoir que l'on a, de soutien, de volonté d'être près des Ukrainiens et de faire en sorte que leur combat soit partagé par tous.

Q - On livre des armes, on livre des avions ; les armes sont en cours de livraison ?

R - Oui, et la grande nouvelle, c'est que l'Union européenne a décidé solidairement d'apporter son soutien en armes, en matériels, en équipements de défense auprès des Ukrainiens ; c'est un changement considérable de position. Et c'est aussi, d'une certaine manière, la traduction de l'Union des Européens en soutien à l'Ukraine. Et c'est aussi, d'une certaine manière, l'affirmation de l'Europe puissance, et c'est le fait que le Président Poutine voulait nous séparer, nous diviser sur ces sujets ; il a réussi le contraire.

Q - Alors d'accord on livre des armes, est-ce que ça veut dire que l'Union européenne, que la France est en guerre contre la Russie ?

R - Non, nous ne sommes pas cobelligérants ; nous ne sommes pas partie prenante du combat ; nous sommes en soutien d'un peuple qui se bat contre une invasion.

Q - On livre des armes, mais il n'est toujours pas question d'envoyer des soldats se battre en Ukraine contre les troupes russes ?

R - Nous ne sommes pas cobelligérants.

Q - Donc pas de soldats ?

R - Pas de soldats.

Q - Alors, pas de soldats, mais il y a des Français qui sont très inquiets en Ukraine, dont la vie est sans doute menacée, qui cherchent à quitter l'Ukraine - on parlait hier de 1.200 Français, il y a l'ambassadeur - qu'est-ce qu'on fait pour permettre aux Français de quitter l'Ukraine dans des conditions de sécurité acceptables ?

R - Il y a deux choses : d'abord, la situation de nos ressortissants, à peu près un millier, à qui on conseillait jusqu'à présent de ne pas bouger. Il semble bien qu'il y ait là dans les heures qui viennent une fenêtre d'opportunité à la suite de la fin du couvre-feu et à la suite aussi de déclarations russes indiquant que les concitoyens ukrainiens pouvaient quitter librement, par le Sud ; et donc nous accompagnons les Français, nos ressortissants qui prennent la route vers la Roumanie, la Moldavie, la Hongrie, la Slovaquie, où ils seront accueillis par nos agents qui sont sur place pour assurer leur suivi, dès l'arrivée, sur les autres pays voisins et qui, à ce moment-là, les prendront en sécurité.

Q - Ça veut dire qu'ils ont quitté Kiev ? Ils sont en convoi ?

R - Certains peuvent quitter Kiev maintenant dans ces conditions-là, nous les suivons individuellement ; nous avons le numéro de téléphone par le centre de crise, ici, de tous les Français qui sont en Ukraine et qui ont bien voulu nous donner leurs coordonnées ; ils sont suivis de très près. Ils ne sont pas suivis par des convois parce que ce n'est pas possible en ce moment, vu le nombre, mais cette opportunité est là et il faut essayer de la saisir.

Q - Mais est-ce qu'ils sont protégés ? Est-ce que le GIGN qui est à Kiev, les accompagne ?

R - Non, ils ne sont pas protégés. Non, on est dans une situation où on ne peut pas faire ça, mais on est dans une situation où cette voie du Sud est maintenant sans doute assez libre, autant en profiter maintenant parce que le moment est opportun.

Q - Vous avez des garanties de la Russie, de Poutine, que ces convois, cette route du Sud ne sera pas attaquée, bombardée ?

R - La Russie a déclaré que cette voie allait rester libre. Encore faut-il qu'il la respecte, mais dans l'entretien que le Président de la République a eu avec le Président Poutine tout à l'heure, le Président Poutine a encore garanti cette opportunité.

Q - Et l'ambassadeur de France...

R - Alors c'est le deuxième sujet, sur l'ambassade... nous avons décidé, à la demande du Président de la République, de transférer notre ambassade qui était jusqu'à présent à Kiev et en raison des risques et des menaces qui pèsent sur la capitale de l'Ukraine, l'ambassade est transférée à Lviv, vers l'Ouest ; l'ambassadeur reste en Ukraine pour être en soutien à la fois de nos ressortissants et aussi des autorités ukrainiennes.

Q - Ça veut dire que sa vie...

R - Ça se fait en ce moment...

Q - Sa vie était menacée, s'il restait à Kiev ?

R - Ça veut dire que les risques et les menaces étaient suffisamment importants pour que l'on puisse délocaliser le siège de notre ambassade par mesure de précaution.

Q - Et ça veut dire que l'offensive se poursuit contre Kiev qui pourrait éventuellement être prise par les Russes ?

R - Ça veut dire qu'on sait que les opérations présentent des risques aujourd'hui avec l'encerclement de Kiev, mais ça veut dire aussi que notre ambassadeur reste en Ukraine.

Q - Alors, Vladimir Poutine a brandi la menace nucléaire ; il a mis en alerte sa force de dissuasion. Est-ce que ça veut dire qu'on est effectivement dans une situation de risque d'attaque nucléaire de la Russie ?

R - C'est une menace qu'il a déjà engagée le 24 février lorsqu'il a annoncé les premières opérations ; c'est une menace qu'il vient de renouveler ; c'est une menace inutile, disproportionnée ; j'allais dire même une menace d'escalade qui n'a pas de sens et qui est contraire en plus aux engagements qu'avait pris la Russie de mesurer les risques majeurs stratégiques, début 2022, très publiquement. Donc, je renvoie cette agitation à une forme d'inquiétude.

Q - Mais vous avez dit, vous, que l'Alliance atlantique était une alliance nucléaire, et ça n'a pas empêché Poutine le lendemain de dire : je mets en alerte mon arme nucléaire...

R - Je n'ai rien d'autre à dire là-dessus.

Q - Mais on est en situation de risque d'un conflit nucléaire, aujourd'hui, en Europe ?

R - Je n'ai rien d'autre à dire que ce que je viens de dire sur ce sujet ; c'est une menace inappropriée qui fait une escalade tout à fait inutile, dont la responsabilité est russe et c'est un déclaratoire qui n'a pas de sens.

Q - On s'interroge tout de même sur Vladimir Poutine ; on a parlé de son caractère devenu très isolé, très paranoïaque, bunkerisé ; est-ce que ce Poutine-là peut menacer finalement non seulement l'Ukraine, mais aussi le reste de l'Europe ?

R - Je viens de le dire, c'est un déclaratoire qui n'a pas de sens, et nous renvoyons cette responsabilité du discours au Président Poutine qui doit être devant les difficultés de pénétration de ses forces en Ukraine aujourd'hui.

Q - Donc finalement, c'est une forme de faiblesse lorsqu'il brandit la menace de l'arme nucléaire ?

R - C'est une agitation qui n'a pas de sens.

Q - Et sur le plan personnel, est-ce que vous jugez que Poutine est apte à gouverner la Russie ?

R - Ce n'est pas à moi de le dire. Il se comporte comme dans une dérive autoritaire insupportable. C'est un leader qui envahit un Etat voisin, qui veut le dominer, qui veut en faire une espèce de vassal ; chacun pourra apprécier ce que ça veut dire pour le personnage de Poutine.

Q - On voit des craquements dans la société russe, des oligarques, même, qui s'étonnent de ce qui se passe et qui s'inquiètent surtout. Est-ce que...

R - Les oligarques ont intérêt à faire attention à eux-mêmes, parce que la liste des oligarques, qui sont aujourd'hui ciblés par l'Union européenne, est très importante, non seulement dans leurs actifs mais y compris avec la possibilité, on va le faire au niveau français, de saisir les biens. Donc, je suis oligarque, aujourd'hui, russe, soit en Russie, soit en Europe, je m'inquiéterais.

Q - Mais est-ce qu'on peut imaginer qu'il y ait, je dirais, une révolte à l'intérieur du système dans le premier cercle ? Est-ce que Poutine pourrait être menacé dans son pouvoir ?

R - Moi, je ne suis pas devin. Je constate l'évolution des choses, je constate les rapports de force. Je constate aussi la forte détermination internationale en soutien au peuple ukrainien. Je constate aussi la force de l'unité européenne en soutien en particulier en matière d'accueil des réfugiés, en matière de soutien humanitaire, c'est tout à fait essentiel.

Q - Les Américains ont appelé leurs ressortissants à quitter la Russie ; est-ce que vous, vous appelez les Français qui sont en Russie à quitter la Russie ?

R - On a fait savoir que ceux parmi nos ressortissants qui étaient présents en Russie pour des raisons uniquement de passage, qu'il était convenable qu'ils rentrent.

Q - Ils ne sont pas en danger ?

R - Pas pour l'instant.

Q - Le Président Poutine a redemandé aujourd'hui, semble-t-il, au Président de la République si le monde occidental et l'Europe pouvaient reconnaître l'annexion de la Crimée. Est-ce que la ligne peut changer, ou est-ce que c'est catégoriquement "niet" ?

R - Dans les relations qu'il faut avoir maintenant avec la Russie, il y a un préalable à tout, c'est le cessez-le-feu, et nous allons au Conseil de sécurité, ce soir, déposer une résolution qui demande un cessez-le-feu. La preuve qu'il y aura une possibilité de pourparlers possibles, demain, c'est le cessez-le-feu ; et le cessez-le-feu doit permettre l'acheminement de l'aide humanitaire en Ukraine. C'est ce que nous demandons au Président Poutine immédiatement. Ça serait la preuve d'un signal. Pour l'instant, il n'est pas là.

Q - Et vous croyez aux négociations qui se sont engagées entre les Ukrainiens et les Russes en Biélorussie, à la frontière ?

R - Ce ne sont pas des négociations pour l'instant, ce sont des pourparlers.

Q - Vous y croyez ?

R - Ils ont eu lieu. Ils vont se revoir. Tant que c'est ça, c'est plutôt mieux que rien, mais encore faut-il rentrer dans une phase de négociation, ce qui n'est pas encore le cas.

Q - On peut négocier avec Poutine ?

R - Je souhaite qu'il puisse se rendre compte de l'évolution du rapport de force tel qu'il est aujourd'hui et du fait qu'il a perdu la bataille de la communication.

Q - On a vu cette image extraordinaire aujourd'hui à Kiev : le Président Zelensky a publié ces photos où il signe, dans son bunker, la déclaration de demande d'adhésion de l'Ukraine à l'Union européenne...

R - Oui, c'est un acte fort...

Q - Qu'est-ce que ça veut dire ? Et est-ce qu'il est possible, aujourd'hui, que compte tenu de l'agression dont il est victime, finalement, l'Union européenne fasse un geste et relance le processus d'adhésion de l'Ukraine ?

R - Ce n'est pas comme ça que se posera la question ; il est certain que la situation après la guerre - j'espère qu'on sera dans cette situation le plus rapidement possible - aboutira à ce que la relation entre l'Union européenne et l'Ukraine change. Mais il faudra mettre tout l'ensemble des éléments sur la table et dans la discussion. L'Europe après la crise ukrainienne ne sera plus la même, et la relation entre l'Ukraine et l'Union européenne, évidemment, ne sera plus la même.

Q - Ursula von der Leyen qui est à Paris, a dit : "Ils sont des nôtres", en parlant des Ukrainiens, ça veut dire que...

R - Oui, ce sont des Européens évidemment ; ils ont la même culture que nous évidemment ; et ils ont les mêmes valeurs que nous, évidemment.

Q - Est-ce que vous pouvez qualifier l'acte signé aujourd'hui par le Président ukrainien ?

R - Je pense que le Président ukrainien prend des initiatives politiques et il a raison de le faire. Et je pense, je vous le redis, que les relations entre l'Ukraine et l'Union européenne demain seront certainement amenées à changer, en raison d'abord de l'affirmation européenne qui est très forte dans ce conflit, en raison aussi du renforcement de l'Union européenne et puis en raison aussi du combat exemplaire des Ukrainiens.

Q - Le Président Zelensky a dit : "Je suis la cible numéro un des Russes" ; on dit qu'il y a des commandos qui sont chargés de l'assassiner, qui ont été envoyés dans les rues de Kiev, c'est pour ça qu'on a établi un couvre-feu. Est-ce que sa vie est menacée ?

R - Je pense qu'il est conscient des risques qu'il prend, mais je voudrais dire ici mon admiration pour à la fois son sang-froid, sa détermination, son art de la communication et sa manière d'être auprès de son peuple pour permettre à ce peuple de se défendre et de garder sa fierté.

Q - Mais vous pensez que sa vie est menacée ?

R - Il dit à plusieurs reprises qu'il veut rester auprès de son peuple pour combattre et je pense qu'il est remarquable dans cette détermination.

Q - Est-ce que la France pourrait aider à l'exfiltrer ?

R - Je n'ai rien d'autre à dire.

Q - Une dernière question Monsieur le Ministre : aujourd'hui, Ursula von der Leyen demande que les médias russes - RT, Spoutnik - soient bannis de l'Europe ; est-ce que la France et vous-même, vous demandez aussi l'interdiction de ces médias russes qui sont accusés de propager des fake-news et de diffuser la propagande du Kremlin ?

R - C'est une propagande de guerre. Ce sont des outils de diffusion de guerre qui instrumentalisent, qui déversent des contrevérités et qui sont en soutien de l'agresseur. Donc, il faut les interdire, bien évidemment, mais il faut les interdire en Européens. Et ça va être le cas dans les heures qui viennent.

Q - Et à Paris, il va y avoir une décision...

R - C'est une décision européenne qui s'appliquera dans toute l'Europe.

Q - A partir de quand ?

R - Dans les heures qui viennent.

Q - C'est-à-dire ce soir... ?

R - Je ne suis pas avec un chronomètre. Dans les heures qui viennent.

Q - Une dernière chose : pour les Français qui nous regardent, il y a une émotion absolument considérable quand on voit ces réfugiés, ces familles, ces enfants qui quittent leur pays ; un demi-million d'Ukrainiens ont déjà quitté leur pays ; il y a plusieurs millions d'Ukrainiens qui sont sur les routes de l'exode. Qu'est-ce que vous dites aux Français face à ce mouvement de population absolument incroyable, le plus incroyable depuis la Seconde guerre mondiale ?

R - Il y a une solidarité émotionnelle considérable, mais il y a aussi une solidarité active puisque les Européens ont décidé de coordonner tous leurs efforts, à la fois pour assurer l'accueil de ces réfugiés, et puis aussi à la fois pour faire en sorte que l'aide humanitaire arrive aux Ukrainiens qui n'ont pas pu quitter leur pays. Je vais me rendre demain en Pologne pour constater avec le ministre polonais et la ministre allemande l'état d'avancement de cette espèce de hub humanitaire et de hub d'accueil des réfugiés que nous voulons faire en Pologne. Je suis aussi frappé de l'ampleur des demandes qui sont formulées par les collectivités locales françaises. Je vais donc prendre l'initiative de créer un fonds d'accueil des financements apportés par les collectivités françaises, en soutien à l'effort humanitaire et à l'effort d'accueil des réfugiés que nous allons initier au niveau européen. On va se réunir dans les jours qui viennent pour mettre tout ça dans une dynamique très forte.

Q - La France est prête pour les accueillir ?

R - Je le sens et je pense que c'est un devoir ; c'est un devoir d'asile, au sens strict du terme.

Q - Merci Jean-Yves Le Drian et donc on va suivre, évidemment, sur BFM TV, les rebondissements de cette crise et surtout pour voir si cette nuit, à Kiev, on arrive ou pas à un cessez-le-feu. En tout cas, merci de nous avoir reçus ici au Quai d'Orsay.

R - Merci beaucoup.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 2 mars 2022