Entretien de M. Jean-Yves Le Drian, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, à France 5 le 6 mars 2022, sur le conflit en Ukraine, la sécurité des centrales nucléaires en Ukraine et l'envoi de matériel militaire.

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Texte intégral

Q - Bonsoir Jean-Yves Le Drian, merci d'être notre invité ce soir. Nous évoquions à l'instant le dialogue qui a eu lieu cet après-midi, enfin à la mi-journée entre Emmanuel Macron et Vladimir Poutine ; la dernière fois vous nous aviez dit, enfin c'est ce qu'avait dit le Président, "le pire est à venir". Comment est-ce que vous résumeriez cet appel qui a eu lieu entre les deux chefs d'Etat ?

R - Il y a eu deux choses dans cet appel, deux sujets différents, même trois. Le plus important, c'était l'initiative prise par le Président Macron d'alerter sur la gravité que pourrait représenter toute attaque, volontaire ou pas volontaire, ça peut arriver, un accident, à l'égard des centrales nucléaires d'Ukraine. Il y en a beaucoup, il y a quinze centrales nucléaires ; il y a eu l'autre jour à Zaporijia un incendie qui s'est déclenché, pas dans la centrale, dans le bâtiment administratif à côté mais on voit bien qu'il y a une très grande fragilité et des risques considérables. Et donc, le Président de la République parce qu'il est Président de la République française, mais aussi parce qu'il est Président de l'Union européenne a pris l'initiative dans la journée d'hier de parler avec le directeur général de l'Agence internationale de l'énergie atomique pour envisager avec lui les mesures qui pourraient être prises pour assurer la sûreté nucléaire, la garantie de la sûreté dans l'ensemble des réacteurs, des quinze réacteurs qui fonctionnent - ou certains ne fonctionnent pas - mais enfin, globalement des quinze réacteurs en Ukraine.

Q - Vladimir Poutine a dit à Macron ne pas vouloir attaquer les centrales nucléaires ?

R - Attendez, ce n'est pas, il faut être très précis sur ces choses-là parce que c'est des c'est des sujets qui peuvent être très inquiétants.

Q - Ça l'est !

R - Et faire sorte que sous la souveraineté ukrainienne néanmoins, il puisse y avoir un accord sur des règles à respecter pendant la période de guerre pour protéger, pour assurer la sécurité et la sûreté nucléaire de l'ensemble de ces ...

Q - Pardonnez-moi, Monsieur le ministre, j'ai peur de ne pas comprendre, qui doit assurer la sécurité de ces centrales ?

R - Ce sont les gens qui y travaillent.

Q - Voilà, d'accord.

R - Et donc il faut faire en sorte que pour prendre cet exemple-là mais il faut aussi des pièces de rechange, il faut aussi entretenir. Tout ça nécessite des règles et le directeur général de l'AIEA a proposé des règles et c'est la raison pour laquelle le Président Macron a appelé le président Poutine pour lui dire : "est-ce que tu es d'accord sur ces règles-là ?" C'était important de le faire aujourd'hui parce que demain il y a une réunion de ceux qu'on appelle les gouverneurs, les représentants des différents Etats membres de l'Agence internationale de l'énergie atomique et c'est demain qu'on va proposer ces règles-là.

Q - Est-ce qu'il s'est engagé ...

R - Oui !

Q - À ne pas cibler ...

R - Non, il s'est engagé ...

Q - Pardon, cette question paraît absolument surréaliste, est-ce qu'il s'est engagé à ne pas cibler les centrales nucléaires ukrainiennes ?

R - Ce n'est pas uniquement le fait de ne pas cibler, c'est aussi le fait de laisser l'entretien se faire, pendant la durée, pour éviter tout incident ou tout accident qui pourrait se produire. Et le Président Poutine a dit au Président Macron - je viens d'avoir tout à l'heure le Président Macron au téléphone pour qu'il m'explique un peu ce qui s'était passé dans cet entretien - oui ; alors, on va avoir demain.

Q - On va voir demain !

R - Puisque la réunion est demain et si demain et si les préconisations de M. Grossi qui s'appelle, il s'appelle M. Grossi le directeur général de l'Agence sont prises en compte alors là bon, ce sera un acte, on va voir ! Mais ça, c'était le premier sujet ...

Q - Allez-y !

R - ...puisque vous voulez que je vous raconte ...

Q - Oui, oui allez-y, racontez-nous, on a des questions à vous poser aussi, alors allez-y, je vous en prie.

R - Et le deuxième sujet qui a été évoqué était celui de l'aide humanitaire et la demande de faire en sorte que les convois humanitaires puissent librement circuler en Ukraine, ce n'est pas la même chose que des corridors, on en parlera peut-être tout à l'heure, la réponse a été manifestement un peu plus vague, c'est le moins qu'on puisse dire ; et troisièmement, la mise en alerte du Président Poutine sur les risques qu'il courait s'il y avait une attaque sur Odessa. C'est ça les sujets qui ont été évoqués tout à l'heure et le Président Poutine sur le reste de des conversations est resté d'une intransigeance totale.

Q - L'ambassade de France en Ukraine va diffuser 2,5 millions de doses d'iode pour parer au danger nucléaire.

R - Oui, ça fait partie du matériel médical qu'on distribue, on a envoyé beaucoup d'équipements médicaux, et ça en fait partie.

Q - Pas plus que ça ?

R - Pas plus que ça.

Q - Il y a des gens qui vous écoutent ce soir et qui ont une inquiétude justement parce que la Russie manie la menace nucléaire très souvent, depuis le début de ce conflit ; on vous entend très souvent dire "il s'agit de la gesticulation, etc."

R - Oui, je maintiens.

Q - Vous maintenez ?

R - C'est parfaitement inapproprié, nous ne sommes pas en guerre contre la Russie. La Russie est en guerre contre l'Ukraine. Et l'idée de l'agitation nucléaire qui a été utilisée à plusieurs reprises par le Président Poutine, ce n'est pas la première fois, il est spécialiste de l'agitation, dans ce domaine, puisque lorsqu'il avait pris la Crimée, il avait déjà fait de l'agitation nucléaire, je considère que c'est parfaitement inapproprié, disproportionné et irresponsable.

Q - Et selon Le Télégramme, la France a mis un deuxième sous-marin lanceur d'engins en patrouille à la mer, c'est vrai ou pas ça ?

R - Je ne me prononce pas là-dessus.

Q - Monsieur le Ministre, vous ne vous prononcez pas non plus, enfin, vous ne donnez pas de détails non plus sur les livraisons d'armes que la France a effectuées au profit de l'armée ukrainienne, les autres pays européens ont été plutôt bavards en disant : on va donner tel type d'armes, combien, et quand ; pourquoi est-ce que la France et si discrète là-dessus ?

R - Tous les pays européens n'ont pas été aussi bavards, et puis, la France a des habitudes. Elle connaît la pratique des Russes, et sur des sujets en particulier d'équipements militaires, on a la pratique en Syrie en particulier, et je pense qu'il serait, je trouve, absurde, que ce soir, je vous dise "voilà la liste" pour aider monsieur Poutine et ses armées s'organiser en fonction du matériel qu'on dispose...

Q - Ça donnerait un avantage à Vladimir Poutine ?

R - Donc on ne donnera pas d'information sur le matériel militaire que l'on donne à l'Ukraine.

Q - Alors, sans donner d'informations, pensez-vous quand même qu'il faut peut-être aller plus loin dans le type d'équipements qu'on est en train d'envoyer, puisqu'on envoie notamment des armes, mais il y a un débat qui monte sur : faut-il envoyer des avions de chasse. Est-ce que là-dessus, vous, vous suivez la ligne américaine qui laisse entendre que soutiendrait un accord pour fournir des F-16 à la Pologne pour qu'elle-même puisse passer ses appareils russes aux Ukrainiens parce que les pilotes pourraient s'en servir ?

R - Je vais vous dire, les choses sur ce sujet-là sont très claires : nous fournissons des équipements militaire à l'Ukraine, oui ; en nombre, oui ; de qualité, oui ; est-ce que je vais dire quoi ? Non...

Q - Ah non, non, la question n'est pas ça...

R - Je sais, et je pense que chaque pays devrait faire pareil.

Q - D'accord. Donc vous ne soutenez pas forcément l'accord...

R - Mais chacun, chaque pays est libre de fournir les équipements militaires qu'il souhaite, mais je pense qu'il est opportun, dans la situation dans laquelle nous sommes, que chaque pays fasse preuve de discrétion sur les matériels qu'il livre à l'Ukraine.

Q - D'accord, parce que justement, le fait d'envoyer, pour éclaircir le propos...

R - C'est une conviction profonde...

Q - ...et aussi pour les gens qui nous regardent, envoyer des avions, c'est quand même monter en puissance, et est-ce que ça pourrait être mal interprété par Vladimir Poutine, qui pourrait considérer que là, on franchit une ligne rouge justement dans la voie étroite du droit international qu'on décrivait précédemment ?

R - Je vous ai répondu.

Q - J'ajoute précisément que la Russie, pardonnez-moi, c'est pour faire suite à ce que ce que disait Elise Vincent, la Russie met en garde les pays voisins de l'Ukraine contre l'accueil des avions de combat, on voit bien que c'est un sujet sensible naturellement pour les Russes qui veulent rester maîtres du ciel.

R - J'ai répondu.

Q - Pas tellement.

R - Si, totalement, en disant tout simplement que chaque pays fournit, les pays européens, les membres de l'Alliance, des équipements militaires à l'Ukraine, sous sa propre responsabilité, et à mon avis, de préférence en restant discret.

Q - Vous pourriez considérer que fournir des armes aériennes et des avions et des F-16, ça peut être un risque d'escalade... ?

R - J'ai répondu et j'ai dit ce que je voulais dire sur ce sujet.

Q - Mais vous avez entendu le président Zelensky cette semaine, il a dit : je veux des avions ou et ou je veux une No-Fly Zone, une interdiction de survol de mon pays parce que c'est effectivement par les bombardements aériens et par les missiles que la Russie est en train de pilonner non seulement des villes mais aussi des installations vitales pour l'Ukraine. Il y a eu un débat au sein des Européens sur cette question des avions en train de dire : est-ce qu'on peut, est-ce qu'on veut et combien et qui ; et il a été décidé que c'était effectivement à chaque pays membre de prendre cette décision-là. Pour l'instant, il n'y en a que trois qui y sont favorables. Les autres évidemment n'ont pas les mêmes matériels à fournir aux Ukrainiens, mais la France, est-ce qu'elle est réservée ou discrète sur ce sujet parce qu'elle préside l'Union européenne, et qu'elle est censée faire part d'un certain consensus européen ? Est-ce qu'il y en a un ou pas ?

R - Non, mais François Clemenceau, vous n'allez pas me faire dire ce que je ne voudrais pas vous dire, c'est-à-dire, j'ai dit exactement deux fois, je peux le dire une troisième fois si vous le souhaitez, que chaque pays peut fournir, doit fournir, va fournir des équipements militaires, sous sa propre responsabilité, pour soutenir l'armée ukrainienne. La No-Fly Zone, c'est une autre chose.

Q - Parce que ?

R - Que je sépare complètement de votre observation sur l'initiative ou la réflexion de M. Blinken, parce que la No-Fly Zone, ça veut dire...

Q - C'est quoi déjà une No-Fly Zone ?

R - Une No-Fly Zone, ça veut dire que le ciel ukrainien est protégé contre une pénétration d'avions russes. Et pour faire cela, il faut des avions qui assurent cette sécurité-là. Dans ces cas-là, on est belligérant.

Q - C'est ça le risque ?

Q - Donc on peut fournir des armes pour que l'Ukraine se défende, pour qu'elle résiste au maximum, en sachant que si elle n'a pas le contrôle du ciel, tôt ou tard, elle risque effectivement de succomber.

Q - Elle a perdu...

R - Moi, je ne suis pas totalement d'accord avec cette analyse, parce que je considère que depuis dix jours, ce qui a été le plus marquant, c'est la forte capacité de résistance de l'Ukraine. A un point que, comme ont dit les experts, ils n'imaginaient pas. Je l'ai dit tout à l'heure chez un de vos confrères, l'Ukraine tient. Ça fait onze jours. La nation ukrainienne tient. Zelensky tient, l'administration ukrainienne fonctionne. Moi, j'ai mon collègue ministre des affaires étrangères quasiment tous les jours au téléphone. Je ne sais pas où il est, mais il est en Ukraine. Donc, cette formidable résistance, ça traduit d'abord plusieurs choses : ça traduit l'affirmation de la nation ukrainienne ; même à Kharkiv, alors qu'on pensait, à un moment donné, que l'arrivée des forces russes à Kharkiv allait se faire sous les applaudissements. Ce n'est pas le cas. Kharkiv n'est pas encore prise, la nation tient. Et au fur et à mesure, les équipements militaires arrivent dans les armées ukrainiennes ; et au fur et à mesure, on s'aperçoit que, finalement, l'armée russe n'est peut-être pas obligatoirement ce qu'on pensait.

Q - Elle doute l'armée russe, des informations que vous avez ?

R - Je ne sais pas. Je ne sais pas. Je constate simplement que ça va moins vite que ce qu'on imaginait, et que, malheureusement alors, on rentre dans une logique qui va être dramatique de ce fait-là.

Q - Parce que ?

R - Parce qu'on rentre dans la logique de siège, - des sièges -, et la logique des sièges, c'est et ça fait partie de notre sinistre expertise du fonctionnement et de l'action des forces russes...

Q - C'est-à-dire, c'est quoi le scénario ? Comment les choses peuvent se passer, Jean-Yves Le Drian ?

R - Alors, les sièges, on a l'exemple de Grozny, on a l'exemple d'Alep. Et ça va recommencer. Et là, on va rentrer dans une phase, c'est la raison pour laquelle le Président Macron a alerté le Président Poutine sur les risques, sur Odessa. Mais Marioupol, c'est déjà le cas ; même si il y a eu des allers-retours sur des moments d'interventions humanitaires. Je pense que ce qu'on découvrira à Marioupol, quand la guerre sera finie, sera horrible. Il y a Odessa, et puis, il y a Kiev. Et là...

Q - On n'a aucune idée du bilan humain, Jean-Yves Le Drian ?

R - Il est sûrement très sérieux, mais on n'a pas de chiffre très valable...

Q - Une question cash, comme on dit d'Alain, en Gironde, Poutine est-il fou ?

R - Poutine est le Président de la Russie.

Q - Ça ne nous avait pas échappé...

R - On fait avec, si je réponds cash.

Q - Allons-y, peut-être, juste une question, si vous le voulez bien, François Clemenceau, sur, on a rapidement évoqué Volodymyr Zelensky, il aurait échappé à trois tentatives d'assassinat, est-ce que vous avez ces informations ?

R - Je l'ai lu, mais Zelensky tient le coup. Il est habile, il s'affirme comme, non seulement chef de guerre, mais patron de la nation. Je vous dis ça parce que, je suis allé plusieurs fois à Kiev, avant ; donc j'ai rencontré le président Zelensky plusieurs fois, ici, aussi à Paris. Il y avait des interrogations, y compris sur la solidité de son soutien, y compris des tensions intérieures. Et la guerre en Ukraine a, au moins, permis ça pour l'instant, c'est l'affirmation de la solidité du personnage et de la solidité de la nation derrière lui. Ce qui n'était pas donné d'avance, mais le résultat de l'opération Poutine, c'est d'abord ça.

Q - Et on a besoin qu'il tienne, c'est ça ?

Q - Lorsque les troupes russes arriveront à Odessa, elles ne seront plus qu'à quelques dizaines de kilomètres seulement de la Moldavie, où, on le voit bien, il y a une crainte qui a été exprimée, vous vous y êtes rendu vous-même...

Q - On va le voir dans un instant, oui...

Q - Est-ce que vous craignez l'élargissement de ce conflit, non seulement à la Moldavie, mais à la Géorgie également, ou est-ce que c'est trop tôt ou est-ce que c'est impensable ?

R - La Moldavie est un pays fragile, dans cette situation, d'autant plus fragile qu'elle reçoit beaucoup de réfugiés, quasiment près de 10% de sa population, aujourd'hui, réfugiée en Moldavie, qui est un tout petit pays démocratique, pro-européen, avec une Présidente, Mme Sandu, qui est une francophile par ailleurs ; ils sont inquiets. Et c'est la raison pour laquelle...

Q - Et ils ont des raisons d'être inquiets ou pas, Jean-Yves Le Drian ?

R - Eh bien, la prise d'Odessa va entraîner inévitablement, le siège, nous n'y sommes pas, nous n'y sommes pas, mais bon, c'est une hypothèse qu'il ne faut pas exclure, le siège d'Odessa entraînera des flux de réfugiés considérables en Moldavie. Ça sera d'abord ça le problème, et il faudra aider la Moldavie de manière très significative, ce qu'on va faire.

Q - Je voulais revenir un tout petit peu en arrière sur cette menace agitée du nucléaire par Vladimir Poutine, c'est quand même un sujet qui préoccupe beaucoup l'opinion, vous l'avez dit, il y a beaucoup de gesticulations là-dedans, etc., malgré tout, il y a quand même un point qui soucie, y compris les experts, c'est-à-dire, s'ils relativisent sur beaucoup de choses, sur presque tout, les experts, comme vous, en disant : c'est de la gesticulation, calmons-nous, pour autant sur un point précis, qui est celui des armes dites non-stratégiques, donc, plutôt de courte portée et potentiellement utilisables sur un théâtre, dont on sait que la Russie est le plus gros détenteur au monde, avec un chiffre officiel qui est autour de 1.900, est-ce que, pour le coup, enfin, comment regardez-vous ce risque précis-là ?

R - C'est une arme nucléaire. Et donc, mon propos à l'égard de ce type d'armes est le même que celui que j'ai indiqué tout à l'heure. C'est une arme nucléaire. Donc, la Russie et donc la France et l'Europe n'est pas en guerre contre la Russie, l'Alliance atlantique n'est pas en guerre contre la Russie, la Russie est en guerre contre l'Ukraine. Donc tout cela est disproportionné et est agitatoire.

Q - Et est-ce que ça vous inquiète plus particulièrement ce point-là, puisqu'on sait que, notamment, quand on regarde la doctrine de dissuasion russe, sur ce point précis, elle est particulièrement ambigüe, encore plus que sur tout le reste ?

R - Il y a différentes lectures de la doctrine de dissuasion russe, je le sais, et je lis vos propos, mais en tout cas, en ce qui me concerne, ministre des affaires étrangères, ma position est celle-là : les alertes sur le nucléaire, l'agitation faite par le Président Poutine à ce sujet est vraiment hors de propos.

Q - Ça ne changera pas la stratégie de l'OTAN justement, s'il y avait l'utilisation d'une arme comme celle-ci, ce qu'on appelle les mini-bombes nucléaires, ça ne changerait pas la stratégie ?

R - Je n'en dirai pas plus ce soir.

Q - Et on ne pensait pas que ce silence, Jean-Yves Le Drian...

R - Et donc je m'en tiens là...

Q - Parce que c'est très compliqué à gérer pour les gens qui vous regardent, d'un côté, on a Vladimir Poutine qui, tous les deux jours, parle de la menace nucléaire ; de l'autre côté, on a les Occidentaux qui refusent d'en parler ; et en face, on a les Français, les gens qui vous regardent, qui se disent : est-ce qu'il faut qu'on aille acheter des pastilles d'iode, parce qu'on en distribue en Ukraine...

R - Oui, mais il ne faut pas... je considère que c'est disproportionné en raison du type de guerre que nous avons, enfin, c'est la Russie qui attaque l'Ukraine et qui fait une invasion. Quel est le but de guerre ? C'est d'occuper toute l'Ukraine. Bon. Nous condamnons tout cela, point.

Q - Et c'est tout, toute l'Ukraine et c'est tout ? Toute l'Ukraine, et c'est tout ?

R - C'est au moins ce qui est affiché.

Q - Si le but de guerre n'est que l'Ukraine, si le but de guerre n'est pas justement de revoir un peu le dialogue stratégique justement... ?

R - Pour l'instant, le but de guerre dans tout ce qu'on nous dit et dans les déclarations du Président Poutine, c'est dénazification, en fait, au global, démilitarisation, refus de la souveraineté ukrainienne, et finalement, déni d'Ukraine. Déni d'Ukraine. C'est-à-dire, en fait, négation de l'Ukraine. Point. C'est ça le sujet. Donc, toute menace nucléaire et toute agitation me paraît...

Q - Donc nous sommes condamnés à attendre qu'il ait mis l'Ukraine à genoux ?

R - Non, parce que je pense que l'Ukraine gagnera.

Q - Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

R - Parce que la force..., d'abord, parce que la Russie s'est complètement isolée dans le monde, elle n'a plus comme soutiens que, quoi, la Corée du Nord, la Biélorussie, et quoi, la Syrie, c'est donc comme des compagnons de route...

Q - L'Erythrée...

R - On ferait mieux, quoi. Ce n'est quand même pas des gens très fréquentables. C'est tout, c'est tout ! Donc, sur l'ensemble des pays de la communauté internationale. Elle est isolée. Nous avons pris des trains de sanctions considérables, dont les effets sont en train d'être lourds et qui seront, à mon avis, de plus en plus lourds. Ce qui fait que le prix à payer pour la guerre va devenir insupportable, et qu'à un moment donné, le Président Poutine va être confronté au choix d'avoir des effets majeurs sur le fonctionnement de la Russie ou d'ouvrir des négociations ; eh bien, la solution, c'est d'ouvrir des négociation, mais pour ouvrir des négociations, il faut néanmoins garder un canal de discussion, c'est la raison pour laquelle le Président Macron continue à s'entretenir avec Poutine, même si ce n'est pas toujours très agréable.

Q - Oui, mais justement, Monsieur le Ministre...

Q - Je voudrais qu'on revienne en quelques mots là-dessus, le Président Macron a voulu instaurer un dialogue exigeant et franc avec le Président Poutine en 2017, en 2018 à Saint-Pétersbourg, en 2019 à Brégançon. Après, il y a eu la période du Covid, et on est arrivé à cette crise avec l'amas de troupes depuis le printemps dernier, renforcé à l'automne, et maintenant avec une invasion, le paquet de sanctions européennes était destiné à être dissuasif, c'est-à-dire, précisément, à dire à Poutine : si vous faites ça, vous serez sanctionné, de façon stratégique et massive ; ça n'a pas été dissuasif, ça ne l'a pas dissuadé, qu'est-ce qui vous permet de croire qu'un deuxième paquet de sanctions ou un troisième paquet de sanctions...

Q - Va l'arrêter... ?

Q - Si jamais Kiev tombe ont su le président Zelensky quitte le pouvoir...

Q - Est éliminé...

Q - A quoi auront servi ces sanctions ?

R - Nous avons été totalement fidèles à ce que nous avions dit...

Q - Lui aussi...

R - Oui, oui, constatons-le en commun...

Q - Alors, allez-y...

R - Nous avons toujours dit que si d'aventure, il y avait une intervention de la Russie en Ukraine, les effets, les conséquences, je le dis moi-même depuis le mois de novembre, les effets seraient considérables, et que nous prendrions des mesures de rétorsion massives. Je ne sais pas s'il l'a cru, parce que pendant très longtemps, le Président Poutine a considéré que l'Europe était divisée. Et il jouait d'ailleurs, avec différents moyens d'intervention, une instrumentalisation dont son entourage a le secret, sur les divisions européennes. Ça ne s'est pas produit...

Q - Oui, mais ça ne l'a pas arrêté non plus, l'unité...

R - Ça ne s'est pas produit, mais les effets des sanctions, à mon avis, commencent à arriver.

Q - D'accord.

R - Il y a eu trois paquets de sanctions, nous sommes dans la phase de la mise en oeuvre du troisième paquet, mais maintenant, ce qui s'est passé depuis la semaine dernière, depuis trois, quatre jours, c'est le fait que d'autres acteurs sanctionnent, ils sanctionnent, en votant par leur retrait : quand on voit toutes les grandes entreprises mondiales qui quittent la Russie, quand on voit CMA-CGM, l'entreprise française, une des premières mondiales dans le shipping, qui fait le transport de containers, qui dit : je ne vais plus en Russie ; quand je vois des grandes entreprises françaises de luxe qui disent : je ne vais plus en Russie ; quand je vois American Express tout à l'heure qui dit : je ne vais plus en Russie, parce qu'on a pris ces mesures, et parce que, non seulement, la Banque centrale aura du mal à fonctionner, non seulement, les banques entre elles auront du mal à fonctionner, mais globalement, l'ensemble du système russe va être en très grosse difficulté. Si bien que j'en reviens à ce que je disais il y a un instant, il faut qu'à un moment donné, le prix à payer pour Poutine, pour son intervention en Ukraine, soit tel qu'il soit amené à trancher entre : est-ce que je laisse la Russie dans cet état ou est-ce que je ne négocie.

Q - On n'en est pas encore absolument à la négociation... ?

R - Eh bien, ça peut venir, ça peut venir très vite.

Q - Ça peut arriver très vite, d'ici quelques jours... ?

R - Pour l'instant, on est aux pourparlers...

Q - D'ici quelques jours ? Bon. Merci beaucoup en tout cas...

R - Je ne suis pas suffisamment alerte dans l'anticipation pour vous dire ça.

Q - Merci en tout cas, Jean-Yves Le Drian d'avoir été notre invité ce soir.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 9 mars 2022