Texte intégral
Q - Bonjour Clément Beaune.
R - Bonjour.
Q - Merci de répondre à mes questions ce matin. Vous êtes secrétaire d'Etat aux affaires européennes. 19e jour de guerre en Ukraine. Jeudi et vendredi, vous étiez à Versailles avec les chefs d'Etat européens : menace de nouvelles sanctions, certes, mais le robinet de gaz et de pétrole russe reste ouvert, on va y revenir. "Nous sommes devant un mur, le pire est devant nous", voilà les propos de Jean-Yves Le Drian hier. Bombardements à Kiev, ce matin, et des bombardements dans la nuit de samedi à dimanche à moins de 30 km de la frontière polonaise. Ils nous testent, les Russes ? Qu'est-ce qu'on répond ?
R - Je ne sais pas s'ils nous testent, mais en tout cas le constat le plus dramatique, Jean-Yves Le Drian le redisait hier, c'est que la guerre s'intensifie sur le territoire ukrainien, et partout sur le territoire ukrainien ; avec des villes, avec des zones qui sont particulièrement frappées, on voit Marioupol, on voit d'autres villes, on voit Kiev qui est encerclée, une stratégie de siège qui semble s'installer ; une guerre sans doute malheureusement longue, c'est en tout cas ce à quoi il faut se préparer, ce que les Russes semblent organiser. Donc, je ne sais pas si c'est un test vis-à-vis des Européens ou des Occidentaux, en tout cas, à chaque fois que Vladimir Poutine a testé notre unité et notre fermeté depuis un peu plus de deux semaines de combats, nous avons été unis, présents et fermes.
Q - Vraiment unis, présents et fermes ?
R - Oui.
Q - Je voudrais vous poser la question tout de suite, sur le fameux robinet de gaz et de pétrole russe, vous vous êtes tous réunis à Versailles en grande pompe, mais finalement ce robinet restera ouvert jusqu'à 2027 ?
R - Il y a cette discussion entre Européens qui n'est pas terminée, et donc je pense qu'il y aura encore d'autres mesures, dans les prochains jours, dans les prochaines semaines, sur l'énergie...
Q - Des sanctions, certes, mais sur l'énergie, comment est-ce qu'on peut continuer à acheter du gaz russe, à financer, autrement, la Russie ?
R - D'abord il ne faut pas résumer toutes les sanctions à ça, je tiens à le préciser, parce qu'on a l'impression qu'il ne s'est rien passé, l'actualité étant dramatique, tous les jours il se passe quelque chose. Depuis quinze jours, l'Union européenne, et les alliés américains d'ailleurs, ont pris des mesures massives contre la Russie. Quand on gèle les avoirs de la Banque centrale, quand on frappe les oligarques, quand on empêche des investissements dans le secteur de l'énergie, justement, en Russie, ce n'est pas rien, et vous voyez l'impact sur l'économie russe, sur le rouble, sur les marchés russes, est massif aujourd'hui. Donc, je ne veux pas qu'on résume tout...
Q - Sauf qu'on se préserve, sur les banques, pardon, arrêtons-nous un instant là-dessus, puisque le 2 mars, en effet, l'Europe a pris la décision inédite de débrancher les banques russes...
R - Oui.
Q - Oui, toutes, sauf deux banques, pour les épargner, qui sont les deux banques qui continuent à nous fournir, par lesquelles transite l'argent de l'hydrocarbure.
R - Soyons clairs, ce n'est pas pour les épargner, mais regardons aussi la chose...
Q - C'est pour nous épargner.
R - Oui, pour nous épargner. Regardons les choses telles qu'elles sont. Bien sûr, il y a des sanctions, il y a des conséquences économiques pour nous. Nous l'avons toujours dit, le Président de la République l'a dit, le premier jour, à nos agriculteurs, à tous les Français, il y aura des conséquences, et sans doute ses conséquences vont augmenter, sur les prix sur un certain nombre de secteurs, il faut dire la vérité, c'est pour ça que c'est difficile, c'est pour ça qu'il y a eu des discussions entre Européens. SWIFT par exemple, ce système financier, il y a eu un Sommet européen, il y a quinze jours, on n'a pas réussi à se mettre d'accord ; dès le lendemain, on a fini par trouver un accord. Vendredi, vous parlez du Sommet de Versailles, l'après-midi même, nous avons pris des mesures supplémentaires qui vont être actées complètement aujourd'hui, pour interdire tout nouvel investissement dans l'énergie en Russie. Et sur le gaz, le débat il va continuer. Il n'est pas simple, évidemment il n'est pas simple. Pourquoi ? Parce que pour les Français, pour les Européens, en moyenne c'est 40% de ce qu'on importe sur le gaz. Oui, nous sommes dépendants au gaz russe, c'est ça qui crée des difficultés. La France, je le redis d'ailleurs, l'est beaucoup moins que les autres pays, parce qu'on a une stratégie...
Q - Nous 17%, les Allemands par exemple 55%.
R - 17%, les Italiens, c'est à peu près 50%. Il y a des pays c'est 100%. ! Des pays qu'on ne peut pas accuser de faiblesse ou de connivence avec la Russie, qui sont à l'Est de l'Europe, la Roumanie par exemple, la Hongrie, parfois c'est 80, 100% de gaz. Donc, on doit aussi en tenir compte. Mais moi, je crois que nous allons réduire par des mesures très fortes, notre dépendance au gaz russe. Il y a de nouveau une réunion européenne dans quinze jours, au niveau des chefs d'Etat et de gouvernement. Oui, vous avez raison, il y a urgence, on ne peut pas tout résumer à la question du gaz, mais elle est très importante, et on doit sortir progressivement du gaz russe, ça c'est clair.
Q - C'est très important ce que vous nous dites à l'instant, ça veut dire que les conclusions de Versailles, c'est-à-dire l'idée de prévoir d'ici 2027 de sortir du gaz russe, vous nous dites, au fond, ces conclusions n'étaient que transitoires, peut-être, peut-être peut-on espérer que véritablement on finisse, on arrête de se procurer du gaz et du pétrole russes, bien avant cela ?
R - Je vous dis deux choses. Je vous dis que Versailles, ça a été une discussion sur l'autonomie européenne, comment dans la durée, parce qu'au-delà même de cette guerre, on renforce notre défense, on renforce notre indépendance énergétique, etc. Le jour même il y a eu des sanctions, y compris dans le secteur de l'énergie, je le disais. Et oui, la discussion continue sur la sortie du gaz russe ; la question ce n'est pas tellement de fixer une date, je pense qu'il faudra le faire, la question c'est : comment vous vous accélérez concrètement l'alternative au gaz russe, parce qu'il ne faut pas qu'évidemment on s'affaiblisse nous-mêmes. Pour les Américains, pour les Britanniques, qui ont pris des mesures, notamment les Américains, c'est très différent puisque c'est 4 ou 5% de leur approvisionnement énergétique qui vient du pétrole ou du gaz russe, pour nous on citait les chiffres, c'est plus de 40%. Ceci étant dit, ça veut dire qu'on va devoir continuer la discussion, les prochains jours. Le Président de la République l'a dit en conférence de Presse à Versailles, et on le fait depuis le début, on adapte parfois heure par heure, jour par jour, la pression qu'on exerce sur la Russie. Mais je ne peux pas laisser dire qu'on n'exerce pas une pression forte sur la Russie. Bien sûr, ce qu'on voit en Ukraine est dramatique, bien sûr, l'augmentation des impacts économiques contre la Russie n'a pas arrêté cette guerre, mais nous allons continuer. Et ce que Vladimir Poutine, je pense, n'avait pas en tête, c'est que nous réagirions de manière aussi ferme entre Occidentaux.
Q - Mais lorsque de nombreuses voix s'élèvent pour demander, en effet, à ce que les sanctions ne soient pas juste des sanctions mais des arrêts absolument nets, on le voit bien, là, on se heurte à la question de la solidarité européenne. On va revenir sur les sanctions dont vous parlez, mais on se dit quand même...
R - Non, on a toujours été unis. On a toujours été unis, on a toujours décidé à l'unanimité ces sanctions.
Q - Il y a quand même un moment où le fait de mettre le drapeau ukrainien derrière soi, quand on est Président de la République française, ce n'est pas rien...
R - Bien sûr.
Q - ...au même titre que le drapeau européen où le drapeau français. Ils bombardent des maternités, et finalement, nous, voilà, on garde des yachts à quai, et on ferme les McDo.
R - Non mais attendez, on ne peut pas résumer ça. On aide l'Ukraine. On met la pression sur la Russie, on aide l'Ukraine. Quand on fait une aide humanitaire de 500 millions d'euros supplémentaires, décidée justement la semaine dernière, quand à Versailles on a acté le fait d'apporter 500 millions d'euros, ce n'est pas les chiffres, c'est l'aide matérielle, d'aide militaire...
Q - D'armes.
R - ... d'armes qui sont livrées l'Ukraine, jamais l'Europe n'avait fait ça. Est-ce qu'on pensait qu'il y a trois semaines l'Europe pourrait même imaginer, elle-même, financer des livraisons d'armes à un pays non-européen. Nous le faisons parce que nous le devons à l'Ukraine. Et je sais que l'émotion, le drame qu'on voit, - j'ai visité encore un centre de réfugiés samedi-, quand on discute avec les familles ukrainiennes, évidemment, on est saisi par un effroi ; mais c'est avec le maximum de pression exercée concrètement, qu'on va élever le prix de la guerre pour la Russie. Et il faut être très clair aussi, Vladimir Poutine a fait le choix de cette guerre, toutes les mesures que nous exerçons visent à élever le coût de cette guerre et à essayer de l'arrêter, le plus vite possible. Toutes les négociations diplomatiques, que malgré tout nous tenterons de continuer, visent à arrêter cette guerre, et toute l'aide qu'on apporte à l'Ukraine, vise à favoriser la résistance de l'Ukraine à la Russie.
Q - Précisément, Clément Beaune, vous le dites, il y aura des sanctions massives et peut-être dès aujourd'hui. Lesquelles ?
R - Alors, ce qui a été discuté avec nos partenaires du G7, pour avoir le plus d'effets possibles, ce sont les nouvelles sanctions, type l'interdiction d'export de biens de luxe, qui vont frapper les oligarques, ce n'est pas anecdotique. Très important aussi, le retrait de ce qu'on appelle un peu techniquement les préférences commerciales que la Russie a aujourd'hui, en étant membre de l'Organisation mondiale du commerce.
Q - Ça veut dire quoi ?
R - Ça veut dire que la Russie bénéficie de certaines facilités pour commercer avec nous : pas de droits de douane sur certains produits, parce qu'elle est membre de l'Organisation mondiale du commerce. Avec les Américains, avec les Britanniques, avec d'autres pays du G7, tous les Européens, nous sommes en train de retirer cet avantage aux Russes ; ça porte sur tout le commerce de la Russie, c'est massif. Nous allons aussi aujourd'hui discuter, sans doute interdire les importations, c'est massif pour les Russes aussi, d'acier et de fer. Donc, nous frappons très fortement, le gaz en fait partie, mais il y a toute une économie russe sur les matières premières, sur les exports, qui est frappée au portefeuille très, très, très significativement par les Européens et par les sanctions internationales.
Q - Et ces sanctions supplémentaires dont vous nous parlez, elles seront mises en application dès aujourd'hui ?
R - Elles seront sans doute décidées juridiquement, il faut une approbation par nos ambassadeurs à Bruxelles, des 27 pays de l'Union européenne, aujourd'hui, pour une application en général dès le lendemain, en tout cas dans les jours qui viennent.
Q - Est-ce qu'il nous en reste encore un peu sous le pied ?
R - Oui, bien sûr, mais nous ne les commentons pas, parce que ça fait aussi partie d'une forme de dissuasion et d'ambiguïté nécessaire à l'égard de la Russie. Le message est simple : si les Russes pensaient que nous ne prendrions pas de sanctions, ils se sont trompés. Si monsieur Poutine pensait qu'on allait s'arrêter au premier train de sanctions, on en est au cinquième. A chaque fois, on fait des choses qu'on pensait impensables. J'ai parlé, c'est sans doute l'impact le plus significatif, de geler toutes les capacités d'intervention de la Banque centrale russe à l'étranger ; c'est pour ça que la monnaie russe est en train de s'effondrer. Et donc, nous pouvons aller encore plus loin et faire plus mal.
Q - Est-ce que vous allez fixer des limites, des lignes rouges ? Quand on entend Emmanuel Macron, qui vendredi à la sortie de Versailles, en effet, dit : "Si Poutine intensifie les bombardements, fait le siège de Kiev, s'il intensifie encore les scènes de guerre, nous savons que nous devrons prendre encore des sanctions massives", sous-entendu : jusqu'à présent, c'est encore acceptable ? C'est difficile d'imaginer des paliers, quels sont les paliers, qu'est-ce qui deviendra inacceptable ?
R - Mais, deux choses, d'abord, les sanctions massives, je le redis, elles sont déjà là et on peut encore les accélérer sur certains produits. L'acier, le fer, qu'on va interdire d'importation depuis la Russie dans l'Union européenne, c'est massif pour l'économie russe ; on peut faire encore des mesures de cette nature. Vladimir Poutine doit le savoir. Je n'aime pas beaucoup, pardon, ce raisonnement en lignes rouges, parce que ça voudrait dire que ce qui se passe aujourd'hui, n'est pas grave...
Q - C'est exactement la question que je vous pose. Quand il dit "s'il intensifie", sous-entendu, ce n'est pas suffisamment intense, encore.
R - Non, pas du tout. C'est pour ça que je ne reprends pas le terme de ligne rouge, qu'il n'a pas évoqué, le Président de la République, ça voudrait dire qu'aujourd'hui il y a un acceptable et qu'il y aurait en dehors du cadre un inacceptable. Ce qui se passe aujourd'hui est inacceptable. Et ce qu'on fait aujourd'hui déjà, c'est de faire tous les efforts diplomatiques, bien sûr, mais de pressions et de sanctions, pour l'interrompre.
Q - Qui auront des conséquences chez nous, vous parliez à l'instant d'aluminium, par exemple, si on arrête d'importer l'aluminium, on parle beaucoup du gaz ou du pétrole, mais l'aluminium, par exemple, il est évidemment nécessaire y compris pour notre industrie.
R - Mais bien sûr, l'énergie, les matières premières, les produits agricoles, tout ça a un impact. Nous avons cette chance en France et dans l'Union européenne, mesurons la, d'être capable d'accompagner les filières, d'avoir des productions alternatives, nous nous reposerons la question aussi de nos surfaces de production agricole en Europe, qui étaient en train d'être réduite, qu'il faudra peut-être ré-augmenter, pour être plus indépendants sur le plan alimentaire. On se pose la question sur le nickel, sur le titane, sur le gaz, où, bien sûr, il ne faut pas décréter qu'on n'a plus besoin du gaz russe, il faut trouver des solutions alternatives et accélérer notre transition écologique. Tout ça, on est en train de le faire. Je le redis parce qu'on n'en parle pas beaucoup, il y aura aussi des conséquences qu'on doit mesurer, nous, Européens, dans des pays du Maghreb, par exemple, ou du Proche Orient, qui sont très dépendants de l'approvisionnement alimentaire d'Ukraine ou de Russie...
Q - Avec des inquiétudes, y compris de famine ?
R - Des inquiétudes de famine, bien sûr. Nous parlons aussi de cela.
Q - Est-ce qu'on aidera ces pays ?
R - Bien sûr, nous aiderons ces pays. Nous aiderons l'Ukraine d'abord ; nous aiderons les pays de la région, comme nous sommes en train de le faire, la Moldavie, la Géorgie. Nous aiderons les pays de l'Union européenne qui sont en train, de manière exemplaire, comme la Pologne, de faire l'accueil des réfugiés, massivement ; et nous aiderons les pays à l'extérieur de l'Union européenne qui sont en train de souffrir de cette guerre.
Q - Un mot sur la Pologne, puisque vous l'évoquez, la Pologne qui est encore sous le coup de sanctions européennes, parce que, pour des raisons juridiques, parce que la loi, la hiérarchie des lois en Pologne n'a pas fait la part belle à l'Europe. Est-ce que vous lèverez ces sanctions, est-ce qu'aujourd'hui vous considérez qu'elles ne sont plus d'actualité ?
R - Alors, pour être précis il n'y a pas des sanctions contre la Pologne, il y a un plan de relance européen qui n'a pas été approuvé pour la Pologne, qui est retenu, parce qu'il y a des problèmes sur l'indépendance de la justice ou d'autres sujets de l'Etat de droit, comme on dit.
Q - Donc, est-ce que vous allez continuer à retenir cet argent d'un côté, et à verser de l'argent de soutien de l'autre ?
R - Cet argent-là, il faut que la Pologne fasse une réforme judiciaire, on est en train d'en discuter. On a envie de trouver un accord, évidemment, parce que l'urgence c'est l'accueil. On ne va pas jeter, néanmoins, avec l'eau du bain, tous nos principes européens, ça, c'est clair. Donc, moi, j'étais en Pologne, lundi, à Varsovie, j'ai redit qu'on était prêt à trouver un compromis, la Commission européenne est en train de discuter avec Varsovie ; j'espère qu'on va le trouver. Par ailleurs, cela n'empêche pas, parce que je ne me trompe pas de combat, nous aidons la Pologne, nous aidons la Pologne à la frontière qui accueille, -toute la société polonaise, au-delà du gouvernement -, de manière magnifique, très honnêtement, et c'est dur, parfois 150.000 réfugiés nouveaux par jour, principalement des femmes et des enfants, c'est notre solidarité européenne de devoir financer l'aide humanitaire en Pologne, l'aide matérielle pour l'accueil des réfugiés, et puis de prendre notre part dans l'accueil des réfugiés d'Ukraine, en France comme dans tous les pays européens.
Q - Est-ce que vous avez une idée du nombre de réfugiés qui pourrait arriver en France ?
R - Non, mais il faut le dire honnêtement, ce sera sans doute très significatif. Le préfet Zimet, qui s'occupe de cette coordination interministérielle, a parlé entre 50 et 100.000 réfugiés qui pourraient arriver en France, on ne sait pas exactement, on en est déjà à 13.000, vous voyez, en quelques jours. Regardez l'ampleur du phénomène en Europe. Nous avons, en quinze jours, reçu plus de réfugiés d'Ukraine, qu'en deux ans de crise migratoire, en 2015 et 2016, dans l'Union européenne.
Q - Ces 2,5 millions d'Ukrainiens qui ont fui.
R - Ces 2,7 millions déjà, c'est plus d'un million et demi en Pologne, et donc oui en France, disons-le franchement, il y aura des dizaines de milliers de réfugiés à accueillir.
Q - Vous parliez, effectivement, et vous compariez avec le nombre de réfugiés ou de migrants qui étaient arrivés en 2015 ou en 2016. Etonnamment ce sont les mêmes pays qui aujourd'hui accueillent à bras ouverts, vous le citiez, et dans des conditions extraordinaires et y compris d'urgence, la Pologne, la Roumanie, la Hongrie, qui eux à l'inverse avaient refusé strictement le moindre migrant de l'autre crise. Certains pointent une forme de contradiction, je pense notamment au patron de l'Auberge des migrants à Calais, qui dit "c'est un deux poids, deux mesures".
R - Je l'ai dénoncé à chaque fois, quand il n'y a pas eu de solidarité européenne, de la part de la Pologne ou de la Hongrie, -on voit l'absurdité aujourd'hui-, quand on parlait de construire des murs pour empêcher des réfugiés de venir, imagine-t-on où on en serait aujourd'hui. Donc moi, j'assume complètement ce discours qui a consisté à critiquer ces pays, quand ils ont refusé la solidarité et la solidarité européenne. Aujourd'hui, tant mieux, je ne vais pas leur faire la leçon, je le reconnais parfaitement, je l'ai vu de mes yeux, l'organisation de l'accueil est formidable, et on leur doit cette solidarité. On ne va pas leur dire : vous vous êtes trompés, il y a trois ou quatre ans, on n'est pas solidaire, tant pis pour vous. Pas du tout. Et d'ailleurs, ces pays voient bien, la Pologne en tête, à quel point la solidarité européenne, sur laquelle ils avaient des doutes, à laquelle ils ne voulaient pas toujours participer, les aide et même les sauve, dans ce moment crucial. Donc, tant mieux, si tout le monde voit aujourd'hui, y compris l'extrême droite française, ou d'autres, que la solidarité européenne est notre planche de salut quand nous sommes face à une crise, énergétique, migratoire, et une guerre à nos portes.
Q - Est-ce que vous reprenez le chiffre que Yannick Jadot avance, il dit que nous finançons la Russie à hauteur de 637 millions par jour, nous, Européens ?
R - Alors, le chiffre, l'ordre de grandeur est juste, mais il faut dire à quoi ça correspond, ce sont les achats, précisément, d'énergie russe. Je l'ai dit, évidemment, et c'est pour ça qu'on doit sortir de cette dépendance, nous finançons, à travers cela, l'appareil de guerre russe, c'est évident, c'est pour ça...
Q - On finance la guerre russe, à un moment il faut dire les choses.
R - Mais bien sûr, mais nous tous, ce n'est pas une question de responsables politiques, nous tous, dans nos vies quotidiennes ; mais une fois qu'on a dit ça, et aussi douloureux soit-il, qu'est-ce qu'on fait ? On réduit notre dépendance. Et ça, ça ne se fait pas, je sais que c'est difficile à expliquer, à entendre, ça ne se fait pas d'un coup de baguette magique. Quand il y a des accélérations de l'histoire, des drames comme cela, ce qui était impensable, on doit le penser. Et donc, on pensait que ça n'avait aucun intérêt de sortir de la dépendance à l'égard de la Russie, à l'égard du gaz russe, on doit le faire, le plus vite possible ; mais il faut l'organiser. Et vous voyez, on avait des discussions dans notre choix énergétique, il y a quelques semaines, on disait : il faut un choix vert : nucléaire, énergies renouvelables. Le Président a parlé de souveraineté énergétique, ça paraissait un peu théorique. On voit bien à quel point dans le choix énergétique, la question de l'indépendance est cruciale, d'où l'importance du nucléaire, d'où l'importance des renouvelables.
Q - Marine Le Pen a dit : "Le Président de la République se sert de la guerre en Ukraine pour faire peur aux Français".
R - Oui, Marine Le Pen est même allée jusqu'à parler, je crois, sur votre antenne, de manipulation. Ce sont des propos qui sont honteux, parce qu'elle insinuerait que nous nous réjouissons de cette guerre, que nous l'avons presque souhaitée. Enfin, c'est Marine Le Pen qui a été, elle, dans la plus parfaite connivence, jusqu'à il y a encore très peu de temps avec Vladimir Poutine, qui en a même fait une pompe à finances de prêts pour son propre parti, et qui a effacé, sans doute était-elle un peu gênée, une photo de son tract électoral où elle était avec Vladimir Poutine ; elle n'était pas chef d'Etat, elle n'avait pas besoin de le rencontrer, elle l'a rencontré parce que politiquement elle trouvait que c'est un modèle. Donc, un peu de dignité, un peu de sérieux. Le Président de la République s'est battu, jour et nuit, c'était sa responsabilité, on lui a parfois reproché, les mêmes, en essayant d'éviter à tout prix la guerre, aujourd'hui, en passant ses journées, c'est normal, à essayer d'éviter le pire, alors que ceux qui ont été les complices, politiques et moraux, ou amoraux...
Q - "Complices", complices de Poutine ?
R - Oui, moraux, politiques, parce qu'ils ont expliqué qu'il fallait qu'on soit plus proche de la Russie, ils ont expliqué qu'on ne faisait pas assez de dialogue avec la Russie ; nous l'avons fait, nous l'avons assumé. Ils ont expliqué, M. Zemmour, que le meilleur allié de la France, ça devait être la Russie ; M. Mélenchon que c'était du pipeau, les mouvements de troupes aux frontières russes. Franchement, quand on voit ce qui se passe en Ukraine aujourd'hui, un peu de décence et un peu de dignité.
Q - Des critiques sont venues également de Dominique de Villepin qui, hier soir, parlait de ces réunions à Versailles, avec ces images du dîner fastueux. Il dit : "Le message de Versailles, le choix d'avoir fait ça à Versailles, sous les fastes, n'était pas de circonstance, aussi grave soit-il, on aurait dû faire sobre, arrêtons de nous parler à nous-mêmes".
R - Ecoutez, Dominique de Villepin a été le chef de la diplomatie française, il sait l'importance de ces sommets. Nous avons été, le Président de la République y a veillé, sérieux, sobres ; les chefs d'Etat et de gouvernement se sont réunis toute la nuit pour parler de l'accession de l'Ukraine à l'Union européenne, parler de l'aide militaire qu'on a renforcée, un milliard d'euros, à l'Ukraine. Franchement, ne débattons pas à l'infini du lieu ; il y a eu du travail, une réunion qui était nécessaire, la France était à la manoeuvre diplomatique et politique ; nous avions prévu, parce que nous sommes en présidence française, ça n'est pas sorti de nulle part, de l'Union européenne, d'accueillir ce sommet à Versailles, il y a déjà de nombreux mois, et nous avons maintenu cette réunion, avec beaucoup plus de sérieux et de sobriété encore, pour travailler sur la question de l'Ukraine.
Q - Un mot encore sur les armes, puisque, vous le disiez, parmi les différentes décisions qui ont été prises à Versailles, certes, on continue à importer, et donc vous le dites, à financer finalement l'effort de guerre russe, mais il y a aussi des armes de l'autre côté qu'on va envoyer : 500 millions d'euros supplémentaires. Les Polonais étaient prêts à mettre à la disposition de l'Ukraine une vingtaine d'avions militaires, des Mig-29, Les Etats Unis ont refusé de peur d'être entraînés dans le conflit. Pour les Polonais, c'est une déception est-ce qu'on ne se retrouve pas quand même au bout de la limite ? C'est-à-dire qu'on envoie des armes, certaines armes oui, d'autres armes on considère que c'est un peu trop. Où est-ce qu'elle est la limite ?
R - La limite, elle est très claire, elle est qu'on enverra, on continuera à envoyer, 500 millions d'euros supplémentaires, des armes de défense à l'Ukraine. Ce que les Américains ont rappelé, qui est notre ligne aussi, celle de tous les alliés, y compris la Pologne, c'est de ne pas nous-mêmes être dans une situation de guerre. La question des avions était évidemment un peu ambigüe, puisque quand vous envoyez des avions, ils survolent l'Ukraine, et ils peuvent faire la guerre, ce n'était pas avec des pilotes européens ou de l'OTAN que c'était prévu, mais il y avait cette petite ambigüité.
Q - Ça pourrait évoluer ?
R - Non, on a toujours été très clairs sur le fait que sans doute on renforcera encore notre aide militaire à l'Ukraine, pour les soutenir. Nous renforcerons aussi notre aide humanitaire, mais être impliqués, nous-mêmes, dans la guerre, ce n'est pas une question de frilosité, je crois que ce serait dangereux pour l'Ukraine même, parce que ce serait le risque quasi-certain d'un embrasement généralisé de ce conflit, au-delà de l'Ukraine même...
Q - Vous croyez vraiment qu'il peut entendre ça, le président Zelensky, que ce serait dangereux pour l'Ukraine de leur donner des avions pour se défendre ?
R - Mais, le président Zelensky, je pense, on lui a toujours dit très clairement, il parle tous les jours avec le président Macron ou presque, que nous ne serions pas en guerre nous-mêmes sur son territoire, et je crois qu'il ne nous demande pas cela d'ailleurs. Evidemment, il veut le plus de soutien possible, et comment faire autrement ; nous allons le lui apporter.
Q - Il vous dit chaque jour : je suis seul.
R - Non, alors, bien sûr, regardez la situation dans laquelle est le président Zelensky, comment considérer que le président Zelensky pourrait dire "les choses vont bien, les choses sont assez satisfaisantes", c'est impossible. Mais il salue, aussi, le président Zelensky, je n'en fais pas un cocorico, mais tous les jours, il salue le dialogue qu'il a avec le président Macron, il salue tous les jours l'implication de la France dans cet effort politique, humanitaire et diplomatique. Nous le continuerons, parce que nous le devons à l'Ukraine, et tous ceux qui ont pensé que la Russie était aujourd'hui l'allié, voient bien ce qu'il en est, c'est à l'Ukraine que nous devons ce soutien.
Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 22 mars 2022