Texte intégral
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Madame la ministre, mes chers collègues, la France possède un dispositif de recherche performant sur le plan scientifique, qui produit des résultats de grande qualité, reconnus au niveau international, même si le rapport de l'Institut Montaigne d'avril 2021 s'alarme d'un « déclin d'ensemble de la recherche française », aussi bien au niveau quantitatif que qualitatif. Pour autant, les retombées économiques de notre recherche et innovation sont largement insuffisantes comparées à celles obtenues dans d'autres régions. Il suffit, pour s'en convaincre, de regarder le nombre de start-ups créées en France, leurs chiffres d'affaires ou leurs capitalisations.
De nombreuses mesures ont été adoptées depuis cinq ans par le gouvernement - loi PACTE, loi de programmation de la recherche - et la crise liée à la pandémie a conduit à l'adoption de nouveaux dispositifs - France Relance, PIA 4, France 2030 - ayant tous vocation à soutenir l'innovation, en amont comme en aval. Ainsi, la loi de programmation de la recherche a consacré l'augmentation durable des crédits de base affectés aux organismes de recherche, ainsi que des crédits liés aux appels à projets gérés par l'ANR, afin de garantir l'excellence de la recherche fondamentale, condition sine qua non de l'innovation. En aval, le gouvernement s'est efforcé de faciliter le financement de l'innovation de rupture, à travers le fonds pour l'innovation et pour l'industrie créé en 2018, ou de soutenir les industries stratégiques et les nouvelles filières porteuses d'emplois et de valeur ajoutée comme les biotechnologies, l'hydrogène et le quantique.
Il est encore trop tôt pour porter un jugement définitif sur l'efficacité de ces mesures. Néanmoins, actuellement, la transformation de start-ups de la deeptech en leaders européens ou mondiaux reste encore balbutiante, même si nous nous félicitons du succès d'EXOTEC.
Par son intitulé, votre ministère apparaît comme le principal protagoniste du soutien à l'innovation, même si la réalité est un peu différente, compte tenu de l'importance de certains ministères et du secrétariat général pour l'investissement.
Néanmoins, en tant que ministre de l'innovation, nous serons particulièrement intéressés d'entendre votre diagnostic sur l'efficacité des mesures prises et sur les efforts restant à faire pour « transformer l'essai de l'innovation ».
Jusqu'à présent, nous avons réalisé plus de vingt auditions et certaines préconisations sont revenues de manière récurrente : investir davantage dans l'enseignement supérieur ; attirer des talents dans le monde de la recherche, notamment en relevant le niveau de rémunération des chercheurs et en augmentant les crédits récurrents à leur disposition pour éviter que ces derniers passent une partie considérable de leur temps à chercher de l'argent au lieu de se consacrer à leurs recherches ; renforcer la définition d'une stratégie de la recherche et arrêter cette dernière en lien avec le secteur privé ; renforcer l'interdisciplinarité et le développement d'écosystèmes ; systématiser les évaluations en fixant, dès la création des dispositifs ou la mise en oeuvre des politiques d'aide à la recherche et à l'innovation, des objectifs chiffrés et des indicateurs quantitatifs susceptibles d'être évalués ; renforcer le rôle des régions et décentraliser certains décisions et dispositifs.
Nous serions intéressés par votre opinion sur ces recommandations.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - L'objectif de la présente mission n'est pas de se lamenter, mais de mettre en exergue les dispositifs qui doivent encore être musclés, pour assurer un continuum entre recherche et industrie. En effet, le hiatus entre l'excellence de la recherche et la pénurie de champions est à l'origine de nos travaux, à l'issue desquels nous souhaitons proposer quelques mesures opérationnelles, faciles à mettre en oeuvre.
Mme Frédérique Vidal, ministre de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation. - Je vous remercie.
L'intitulé de votre mission met en relief un paradoxe bien connu depuis plus de 20 ans : bien que d'excellents diplômés, chercheurs et enseignants-chercheurs, mondialement reconnus, soient présents en France, et que notre tissu économique soit structuré par de grands groupes, dont le rayonnement est international, notre tissu de PME et d'ETI est moins dense. Cela est probablement dû à l'existence d'une faiblesse structurelle dans le financement et l'accompagnement des start-ups, pour en faire des groupes plus importants.
Ce paysage connaît néanmoins un véritable bouleversement. Le constat ne se pose plus complètement dans les mêmes termes, au regard des avancées réalisées, même si une dernière impulsion reste à donner.
Un objectif a été fixé en termes d'accompagnement des licornes, c'est-à-dire les entreprises capitalisées au-delà d'un milliard d'euros. Or en cinq ans, 25 licornes ont été créées. Nous avons donc dépassé l'objectif que nous nous étions fixé. La dynamique est enclenchée.
Insuffler l'esprit d'entreprendre était l'un des éléments clés du projet qui m'a été confié par le Président de la République. Il a justifié que l'innovation soit rattachée à mon périmètre ministériel, étant donné qu'il concerne directement les jeunes et les étudiants. Nous avons fait en sorte non seulement de soutenir l'approche entrepreneuriale au sein des établissements, mais aussi de continuer à accompagner les étudiants qui se lancent dans une telle démarche.
Avoir l'esprit d'entreprendre suppose, d'abord, d'accepter l'échec et d'être capable d'en tirer des enseignements, pour recommencer avec plus de chances de succès. Voilà ce que nous avons voulu développer chez les étudiants. 5 500 d'entre eux ont aujourd'hui le statut de jeune entrepreneur. Certains consacrent un semestre entier de leur formation à la création de leur entreprise.
Par ailleurs, nous avons créé des concours d'innovation, tels que i-PhD, i-Lab et i-Nov. Le concours i-Lab a ainsi permis de créer plus de 256 entreprises depuis 2017, grâce au développement de programmes d'incubation au sein des établissements. Le taux de succès à cinq ans de ces entreprises se révèle supérieur à 90 %. Cependant, il est important de ne pas laisser vivre de vieilles start-ups. Une fois créées, les start-ups doivent définir leur marché à l'international et être accompagnées, pour grandir le plus vite possible.
Le travail réalisé auprès des étudiants, parfois très tôt dans leur cursus, se poursuit auprès des doctorants. En effet, le doctorat jouit désormais d'une meilleure reconnaissance, puisqu'il est enregistré, depuis 2018, au répertoire national des compétences professionnelles. Le fait de reconnaître que notre plus haut diplôme national apporte des compétences était évidemment essentiel, pour faire le lien entre le monde académique et le monde de l'entreprise. Cependant, nous souhaitons aller plus loin encore, grâce aux dispositifs de la loi de programmation de la recherche. L'objectif est de développer la reconnaissance du doctorat en entreprise et de donner de nouveaux débouchés à nos jeunes scientifiques. Les contrats doctoraux ou postdoctoraux de droit privé et le doublement des bourses CIFRE prouvent qu'il est aujourd'hui possible de s'engager dans un doctorat en visant autre chose qu'une carrière académique, pour contribuer au développement du tissu entrepreneurial et industriel français.
En outre, nous devons être capables de libérer les carrières. La loi Allègre de 1999, fondant la politique de transfert, a été modernisée par le gouvernement, au travers de la loi PACTE et de la loi de programmation de la recherche. De nouveaux outils ont été introduits. Ainsi, il est désormais possible de passer des conventions avec le monde de l'entreprise, des fondations, des administrations publiques ou des collectivités territoriales, dans le cadre de la création de chaires de professeur junior, pour que lesdits professeurs voient leurs dotations abondées et travaillent à la frontière entre le monde académique et la société civile. Ce dispositif se veut le plus souple possible. Nous avons également travaillé sur la reconnaissance dans les carrières, de manière à ce que toutes les facettes du métier de chercheur (y compris celle de chercheur-entrepreneur) soient mieux valorisées.
Au sujet de l'attractivité de la carrière scientifique, je rappelle que le premier accord syndical majoritaire à l'échelle de mon ministère a été signé en octobre 2020. Il permettra aux chercheurs et enseignants-chercheurs de gagner entre 7 000 et 8 000 euros de plus par an, dès 2027. De plus, la rémunération au moment du recrutement a été réévaluée à hauteur de deux SMIC, à compter de cette année.
La question de la gouvernance est fondamentale. Plusieurs ministères sont effectivement impliqués, aux côtés du secrétariat général pour l'investissement (SGPI) et de la banque publique d'investissement (Bpifrance), car la politique de soutien à l'innovation ne doit pas être pensée de façon univoque. Nous avons donc besoin des outils les plus souples possible, pour accompagner les politiques de transfert. Telle est l'ambition des pôles universitaires d'innovation, réunissant les établissements d'enseignement supérieur et les collectivités, actuellement en phase d'expérimentation. Ils ont pour consigne de trouver le modèle le plus efficace pour soutenir le développement économique des territoires. Cela peut passer par le fait de proposer l'expertise des étudiants aux PME et TPE, pour résoudre des verrous technologiques ou encore de fluidifier l'incubation au sein des établissements. D'ailleurs, la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale (loi 3DS) offre la possibilité aux établissements de travailler avec les collectivités territoriales, afin de consacrer des bâtiments à des activités de maturation, de transfert ou d'incubation. Cela permet d'intégrer les jeunes pousses dans un environnement scientifique ; c'est cela qui est efficace.
Par ailleurs, la BPI a conclu une convention avec l'Agence nationale de la recherche (ANR), pour avoir plus de visibilité sur les projets de recherche les plus percutants et se préparer à accompagner les résultats de ces recherches vers l'innovation et la création d'entreprises. L'accompagnement financier est, en effet, un enjeu crucial. Au-delà de la BPI, il est nécessaire de mobiliser des fonds ou des fonds de fonds, car, lorsqu'une idée donne naissance à une start-up et que celle-ci fonctionne, elle finit le plus souvent par être rachetée. Pour créer de grands groupes industriels sur notre sol, nous devons faire en sorte que les start-ups soient financées et puissent grandir, pour devenir des groupes à part entière.
Nous avons choisi de conduire cette action sur des sujets identifiés comme des priorités stratégiques. Ainsi, les stratégies nationales consacrent des financements à la recherche fondamentale, puisqu'il ne peut y avoir d'innovation sans recherche financée, et assurent un soutien structurel et financier au développement des start-ups et à leur transformation en PME, en ETI, voire en licorne. La construction de ces stratégies est faite conjointement par le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation et celui de l'économie et de l'industrie, au travers des fonds pour l'innovation. Bien entendu, d'autres ministères, tels que ceux de la santé ou de l'agriculture, peuvent parfois être associés à ces réflexions. Le principe consiste à définir des stratégies, pour ensuite les financer, en répartissant les fonds entre soutien à la recherche fondamentale, soutien au développement du tissu industriel et soutien à l'arrivée sur le marché. Cette approche est coconstruite avec le secrétariat général à l'investissement (SGPI).
Parallèlement à cette approche stratégique, il a été décidé, dans le cadre de la loi pour la recherche, de financer la recherche fondée sur la curiosité, parce qu'elle nous permettra d'alimenter ces stratégies ; en effet, il aurait fallu être médium pour anticiper que la physique des lasers permettrait de traiter le glaucome un jour... Les laboratoires recevront donc 25 % de dotations de base supplémentaires et l'ANR sera, enfin, à la hauteur des standards internationaux.
Je suis convaincue que les stratégies d'innovation doivent se construire en lien avec le territoire, non seulement parce qu'elles soutiennent le développement économique, donc l'insertion professionnelle des étudiants, mais aussi parce que les sociétés doivent trouver des ressources humaines correctement formées pour s'installer dans les territoires. C'est la raison pour laquelle il a été inscrit, dans la loi de programmation de la recherche, la possibilité de conclure des contrats tripartites (État, établissements, collectivités). Les premiers contrats de ce type seront signés dans les prochaines semaines.
En résumé, il s'agit de créer des écosystèmes au plus près du terrain, de faire preuve de souplesse, d'insuffler l'esprit d'entreprendre, c'est-à-dire de supprimer la peur de l'échec chez les jeunes, et d'accompagner nos jeunes pousses, pour qu'elles puissent bénéficier à notre pays. Le monde académique est prêt. L'innovation doit être pensée comme une spirale vertueuse et non comme une flèche rectiligne. La phase immédiate de transfert n'est plus réellement un enjeu, car les outils sont en place. En réalité, l'enjeu le plus crucial est celui de l'accompagnement des start-ups et des jeunes entreprises dans leur croissance et dans la levée de fonds.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Merci, madame la ministre. Vous avez d'ores et déjà répondu à un certain nombre de questions que je souhaitais vous poser. En effet, je comptais vous demander s'il fallait améliorer notre performance dans la construction de champions en modifiant le cadre de la doctrine française en matière de stratégie d'innovation.
Toutefois, comment comptez-vous mesurer l'impact des outils, l'efficacité des dispositifs mis en oeuvre ? Quel sera le retour sur investissement de l'argent public investi ? Le financement du passage à l'échelle est un enjeu important, selon moi. Nous avons besoin de financements massifs rapidement. Une fois que la recherche fondamentale et l'amorçage ont été financés par les deniers publics, le passage à l'échelle industrielle pose des difficultés, car il faut souvent investir dans une unité de production. Or aucun investisseur et aucune banque ne veulent prendre un tel risque. Je doute qu'il soit possible de trouver des fonds ou des fonds de fonds privés pour intervenir sur ce plan. Ne serait-il pas nécessaire de mobiliser des fonds plus souverains pendant cette période délicate, pour empêcher les raiders de se servir chez nous ? Je ne suis pas sûre que l'industrie privée du capital-développement et ses logiques de taux de rentabilité interne (TRI) puissent couvrir ce segment. Outre le risque de voir nos start-ups rachetées, il existe un risque de « zombification » si les fonds publics n'interviennent pas.
Par ailleurs, je m'inquiète de notre capacité à garder nos chercheurs et nos cerveaux sur le territoire. Je ne suis pas sûre que des moyens suffisants soient consacrés à cette problématique. À cet égard, ne devrions-nous pas mobiliser des méta-moyens à l'échelle européenne ? De cette façon, notre stratégie d'innovation pourrait être portée au niveau supérieur, grâce à des moyens mis en commun. Nous garderions ainsi un pied dans des secteurs clés de la scène internationale.
Enfin, je m'interroge au sujet de la rapidité d'exécution. En effet, nos chercheurs perdent trop de temps à remplir des dossiers et à répondre à des appels à projets, au détriment de leurs travaux de recherche. Dans un contexte mondial où des États-empires mobilisent énormément d'argent, rapidement, pour capter les ruptures d'innovation, nous ne pouvons pas nous permettre de ne pas améliorer la rapidité d'exécution. À ce titre, des programmes contractualisés sur des temps plus longs ne seraient-ils pas préférables aux appels à projets, dont certains conduisent des équipes à se constituer uniquement pour capter des financements, quitte à perdre de vue l'objet premier du projet de recherche ?
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Il est extrêmement difficile d'évaluer l'impact économique de la recherche. En revanche, il est possible d'évaluer l'impact des stratégies menées en la matière. Par exemple, j'ai demandé à l'INRIA d'accompagner la création d'une centaine de start-ups par an, c'est-à-dire d'encourager les spin-offs.
Lorsque leur démarche est soutenue par les organismes de recherche ou les universités, les chercheurs sentent leur envie de faire une spin-off légitimée. Ce système fonctionne. Il est néanmoins important de savoir quelle part des projets parvient à se transformer, sachant que l'innovation est, par définition, un risque. À cet égard, l'argent public sert à dérisquer. Toutefois, les fonds privés doivent ensuite prendre le relais, en prenant eux-mêmes des risques ; c'est ainsi que cela fonctionne dans tous les autres pays. Dans le cadre des plans France 2030 et France Relance, des budgets ont été spécifiquement dédiés à l'accompagnement accru de l'innovation. Le plan Deeptech, lancé voilà deux ans, représente 870 millions d'euros d'investissement direct de la BPI et 2,5 milliards d'euros de capital pour les 200 sociétés créées. Une fois l'amorçage réalisé, le relais est pris par des fonds. Dans ce cadre, nous avons voulu moduler la durée d'accompagnement par des fonds tels que la BPI, car cette durée est plus importante en biotechnologie, par exemple.
« Garder nos cerveaux » est un sujet important. Certes, des chercheurs s'expatrient, mais il faut avoir à l'esprit que 30 % de nos recrutements sont internationaux. Autrement dit, la mobilité, sortante et entrante, est consubstantielle à l'activité même de recherche et d'innovation.
Les Français installés durablement dans des pays étrangers m'ont expliqué que c'était le fait de pouvoir prendre le risque de développer leur propre projet qui les y avait attirés. En France, ils auraient intégré une équipe de recherche, sans être sûrs de pouvoir développer leur projet. Ils ont trouvé à l'étranger une possibilité, par AAP, d'être maître à bord et de développer leur projet. Voilà le point sur lequel nous travaillons avec les chaires et les European Research Council (ERC) à la française. L'Union européenne soutient également ce modèle, par le biais des ERC starting grants. Considérant qu'un chercheur peut vouloir porter son projet, lui offrir cette possibilité est évidemment attractif.
Vous avez probablement entendu des personnes expliquer que, avec un taux de succès de 15 %, les chercheurs s'épuisent à demander des financements. C'est la raison pour laquelle nous avons augmenté le taux de succès de l'ANR. Il est aujourd'hui de 25 %, mais nous visons un objectif de 30 %, pour nous inscrire dans la dynamique internationale.
Par ailleurs, vous avez évoqué la nécessité de mobiliser des fonds européens. Nous avons précisément milité pour qu'Horizon Europe inclue les European Innovation Council (EIC), c'est-à-dire l'équivalent des ERC pour l'innovation, pour passer à la production sur le territoire européen. De plus, nous avons créé des missions, c'est-à-dire des financements qui accompagnent des consortiums publics-privés, sous réserve de pouvoir expliquer en quoi ces consortiums transformeront la vie réelle des citoyens européens.
Enfin, je partage votre avis en ce qui concerne la rapidité d'exécution. Il est évidemment essentiel que nous accélérions. Même avec des taux de succès améliorés et malgré le travail exceptionnel conduit par l'ANR, les dossiers restent lourds et compliqués à monter. Des formations ont donc été mises en place, pour que des personnes soient capables de remplir la partie administrative des dossiers. De plus, il existe désormais un dossier type de demande de financement, quelle que soit l'agence sollicitée. Enfin, nous tâchons de faire en sorte que les personnes n'ayant pu être lauréates au niveau européen puissent être accompagnées, pour que leur demande suivante soit fructueuse. Comme vous, je pense que la part administrative des dossiers pourrait être simplifiée.
Mme Laure Darcos. - Le Haut Conseil de l'évaluation de la recherche et de l'enseignement supérieur (Hcéres) évalue la recherche, mais certains de nos interlocuteurs ont regretté l'absence d'un tel outil pour le transfert de l'innovation. Doit-on ajouter une mission au Hcéres en la matière ? Faut-il créer un nouvel outil ou une instance existante pourrait-elle faire ce travail ? Comment, en outre, rattraper à temps nos pépites qui vont être rachetées ?
Par ailleurs, il est très compliqué de solliciter la BPI ; ne faut-il pas prévoir une politique plus audacieuse de cet acteur sur certains sujets ?
Enfin, j'observe qu'il est plus compliqué pour les femmes de s'exprimer et de vendre leurs projets. J'ai rencontré une start-up créée par deux associés, une femme et un homme : la cofondatrice a présenté son projet à la BPI mais n'a pas été retenue ; l'année suivante, son associé l'a présenté avec les mêmes termes, et il a obtenu un financement. Elle avait peut-être une manière de s'exprimer qui n'était pas claire. Sans parler de quota, ne faudrait-il pas prévoir une formation spécifique pour les femmes ?
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Il était très important pour moi d'avoir des contrats non seulement d'objectifs et de performances, mais aussi de moyens, dans la mesure où il s'agit d'investissement public. Étant donné que nos concitoyens consentent à ce qu'une partie de l'argent public soit consacrée à la recherche, il est normal qu'ils puissent bénéficier des progrès issus de ces connaissances.
Sur l'évaluation, le Hcérès commence à introduire la question du transfert et de l'impact dans ses évaluations. Ce n'est pas le même métier, c'est vrai, mais plus les chercheurs ayant créé leur propre spin-off seront nombreux, plus nous pourrons les mobiliser pour évaluer ces aspects.
Sur l'audace, lorsque nous avons conçu le fonds d'innovation avec Bruno Le Maire, nous nous sommes inspirés d'un système existant dans des territoires extrêmement énergiques en termes d'innovation, tels que Singapour ou Israël. L'idée est, la première année, de répartir une enveloppe entre toutes les personnes ayant une idée à explorer, puis de procéder à une évaluation au bout d'un an et d'arrêter les projets ne menant à rien. Ainsi, l'année suivante, la même somme d'argent se concentre sur les personnes qui ont passé la première étape. Si l'on a plus de 10 % de succès dans ce que l'on finance, c'est que ce n'est pas de l'innovation, surtout de rupture.
Il est essentiel d'accepter la notion de risque et d'échec, donc de perte, si nous voulons véritablement soutenir l'innovation de rupture. Tel est le principe des ANR Flash : on paie pour voir puis on trouve d'autres moyens pour continuer. Les fonds d'innovation doivent avoir un pilote, capable de décider s'il faut financer ou non un projet, puis s'il faut continuer de le faire (go/no go). À cet égard, il est très important que les jeunes apprennent durant leurs études qu'un projet arrêté n'empêche pas d'en soumettre un autre par la suite. Il est indispensable de tirer des enseignements de ses erreurs et d'en faire une force. Il s'agit d'un état d'esprit porteur, que nous devons parvenir à réintroduire.
Enfin, dans le cadre du plan « L'esprit d'entreprendre », 40 % des 5 500 étudiants entrepreneurs sont des femmes. Un apprentissage est effectivement nécessaire et, s'il est fait suffisamment tôt, la capacité d'entreprendre se retrouvera autant chez les jeunes garçons que chez les jeunes filles. Même si, au départ, davantage d'étudiants que d'étudiantes ont demandé le statut d'étudiants entrepreneurs, il se trouve que les étudiantes sont aujourd'hui 40 %. Toute personne qui souhaite porter un projet doit apprendre à le faire. Je ne pense pas que les femmes aient moins de compétences que les hommes. En revanche, il faut leur montrer, si elles en doutent, qu'elles en ont autant.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Israël et les États-Unis sont identifiés comme des pays très libéraux, mais ils disposent d'un corpus d'outils liés à la commande publique très vigoureux. En revanche, en France, lorsqu'une collectivité souhaite faire preuve d'audace, elle se retrouve vite limitée. Le dispositif « achats innovants » (100 000 euros maximum) est insuffisant pour financer un démonstrateur dans le domaine des énergies, par exemple. À cet égard, que penseriez-vous d'un Bayh-Dole Act à la française ?
Parallèlement, le Small Business act se fait attendre. Pourquoi ne parvenons-nous pas à faire ce que les autres ont déjà fait depuis longtemps ? Il nous faut être capables d'acheter du temps, pour laisser les entreprises devenir compétitives et commettre leurs premières erreurs auprès des opérateurs publics. Tel a été le parcours des GAFAM.
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Nous avons progressé sur ce sujet, notamment grâce au dispositif « achats innovants ». Chaque fois que cela est possible, nous devons collaborer avec les start-ups. Amélie de Montchalin a travaillé sur la transformation publique et le fait de faire appel à des start-ups « d'État ». Ainsi, la commande publique assure la montée en puissance de la start-up et devient son premier démonstrateur. Nous devons poursuivre dans cette voie, mais la démarche ne peut être qu'interministérielle.
Mme Gisèle Jourda. - Il me semble qu'il serait bon de créer une force de frappe européenne en matière de recherche et d'innovation, notamment pour faire progresser le domaine spatial. Qu'en pensez-vous ? Les ministres européens chargés de la recherche se réunissent-ils ? Comment abordent-ils ces enjeux ? L'échange entre chercheurs européens peut être très porteur. Je suis convaincue que l'Europe a un rôle à jouer, d'autant que les jeunes croient beaucoup à l'Union européenne.
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Nous avons travaillé sur ce sujet avec le commissaire européen Carlos Moedas et nous continuons à la faire avec Mariya Gabriel. Il a été décidé de reproduire l'ERC pour l'innovation. Ainsi, Horizon Europe inclut un nouvel outil, l'EIC, dont la vocation est de soutenir l'innovation au niveau européen. Lors du premier appel d'offres, les résultats de la France se sont d'ailleurs révélés excellents. En effet, non seulement nous avons oeuvré à la création de l'EIC, mais nous avons aussi préparé nos chercheurs, grâce à nos agences nationales de l'innovation.
Par ailleurs, l'Agence de l'innovation de défense favorise également la disruption. Il nous faut investir dans le New Space. Des joint-ventures ont d'ores et déjà été créées, entre le CNES et ArianeGroup, notamment, afin de travailler sur les moteurs réutilisables. De nombreux projets de New Space sont développés au niveau européen (micro-lanceurs, microsatellites, usages des données, stockage des données d'observation). Ils sont d'ailleurs très soutenus par la Commission européenne, en particulier par Thierry Breton. Ils doivent également s'articuler avec l'Agence spatiale européenne. Nous aurons toujours besoin de gros lanceurs et de gros satellites, mais il nous faut néanmoins aborder l'espace de façon plus agile.
Il est vrai que l'Europe fait partie intégrante de la vision de l'avenir qu'ont les jeunes.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Eu égard aux difficultés rencontrées par certains secteurs pour attirer les jeunes filles, nous ne pouvons que constater qu'un long chemin reste à parcourir, même si le statut des étudiants entrepreneurs tend à se féminiser.
Vous avez évoqué l'amélioration de la rémunération des chercheurs, mais nos auditions nous ont appris que l'environnement était également un élément essentiel pour attirer et fidéliser des chercheurs. Ainsi, il est important de leur garantir des moyens et un accompagnement sur le long terme, afin de leur donner de la visibilité.
La rupture entre la recherche et l'innovation est frappante. La notion de risque est au coeur de cette problématique. Jusqu'où les fonds publics sont-ils prêts à aller pour financer ce risque ? À partir de quand le secteur privé est-il résolu à prendre le relais ? Il me semble qu'un fossé persiste entre les deux. Notre travail doit consister à proposer des solutions pour résorber la rupture qui existe actuellement entre l'amont et l'aval. Je ne reviendrai pas sur le passage du TRL (Techology Readiness Level) 3 au TRL 8, mais il y a parfois un précipice à franchir...
Mme Frédérique Vidal, ministre. - Nous avons beaucoup progressé sur les questions de TRL. Nous avons mis en place des outils nous permettant de monter dans l'échelle. Il est toutefois nécessaire que les conditions de confiance et de souplesse soient suffisantes pour que, inversement, les industriels descendent dans les TRL.
Or créer des laboratoires communs est un moyen de combler l'écart. Il est important de créer des écosystèmes au sein desquels se croisent des chercheurs qui obtiennent des résultats et des personnes qui imaginent ce qu'il est possible d'en faire. Il faut aussi permettre aux chercheurs qui souhaiteraient devenir entrepreneurs de revenir en arrière s'ils le souhaitent. Telle est l'ambition des dispositifs mis en place dans le cadre de la loi PACTE et de la loi pour la recherche : allers-retours, mi-temps, doctorants partagés, laboratoires communs... Il n'existe pas une solution unique pour combler ce fossé, plutôt que précipice. Différents outils existent.
M. Christian Redon-Sarrazy, président. - Le travail n'est pas linéaire. À ce titre, les allers-retours ne sont peut-être pas encore rendus assez faciles.
Mme Vanina Paoli-Gagin, rapporteur. - Les Asiatiques ont un avantage culturel compétitif sur nous, dans la mesure où ils raisonnent en termes de flux. Or le monde de l'innovation est un monde de flux.
Je vous remercie, madame la ministre.
Source http://www.senat.fr, le 6 avril 2022