Entretien de Mme Catherine Colonna, ministre de l'Europe et des affaires étrangères, avec France Inter le 11 octobre 2022, sur les conflits en Ukraine et celui opposant l'Arménie à l'Azerbaïdjan.

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Texte intégral

Q - Bonjour Catherine Colonna, et merci d'être avec nous ce matin.

R - Bonjour, merci de votre invitation.

Q - Au lendemain du pilonnage des villes ukrainiennes par l'armée russe, des bombardements d'une ampleur inégalée depuis des mois, Emmanuel Macron a estimé que ces frappes délibérées marquaient, je cite, "un changement profond de la nature de cette guerre". Qu'est-ce que cela veut dire ? La stratégie de la brutalité n'est-elle pas celle de Vladimir Poutine, depuis le début de la guerre ? Qu'elle est la nature nouvelle de la guerre depuis hier ?

R - Je crois qu'on peut dire que la Russie de Vladimir Poutine a franchi un pas supplémentaire dans les attaques menées depuis le début, vous avez raison, de cette guerre, une guerre choisie par la Russie, voulue par elle, une guerre d'agression ; et donc un pas supplémentaire dans une tactique qui vise à, non pas mener bataille sur le champ de bataille, mais faire des frappes de façon indiscriminée. Et puis, depuis hier, c'est nouveau, frapper de façon délibérée sur l'ensemble du territoire ukrainien, des objectifs qui sont des objectifs civils. Ça, c'est une violation des lois de la guerre, une violation du droit international.

Q - C'est ce qu'on appelle un crime de guerre. Il y a eu des crimes de guerre, hier ?

R - Il y a des crimes de guerre qui sont commis par la Russie en Ukraine. Il faut nommer les choses. Il le faut, bien sûr. Et nous le faisons depuis longtemps. Le Président a déjà indiqué, y compris lorsqu'il était à Kiev, au mois de juin, qu'il y avait des atrocités et des crimes de guerre qui étaient commis. Il l'a redit, je l'ai redit moi-même, et je dois rappeler que dans les lois de la guerres, il y a un certain nombre de choses que l'on s'interdit de faire : exécuter des prisonniers, déplacer des populations, torturer des civils, viser délibérément les civils. Or, c'est ce qui est fait. Donc, la Russie devra rendre compte de tout cela.

Q - Vladimir Poutine a justifié ces frappes en parlant de représailles, après la destruction, terroriste selon lui, du pont de Crimée par les Ukrainiens. L'Ukraine n'a ni confirmé ni infirmé son implication dans cette explosion, mais un conseiller de la présidence ukrainienne a avancé que cette explosion pourrait être le résultat d'une lutte interne à la Russie entre le FSB et l'armée russe. Est-ce que c'est crédible, ça vous semble crédible ? N'est-il pas plus vraisemblable d'envisager que ce pont a été attaqué par les Ukrainiens ?

R - Je ne me livrerai à aucune spéculation puisque nous ne connaissons pas les causes de ce qui s'est passé sur ce pont. Mais vous me donnez l'occasion de rappeler que la Crimée fait partie du territoire de l'Ukraine, du territoire internationalement reconnu. Dans les frontières de l'Ukraine, il y a la Crimée. Et donc je ne vois pas ce qui motive les réactions de la Russie sur un territoire qui ne lui appartient pas.

Q - Volodymyr Zelensky a demandé à la France et à l'Allemagne une réponse dure à la Russie, après les tirs d'hier. Face aux missiles russes qui s'abattent sur leurs villes, les Ukrainiens demandent des défenses anti-missiles et des avions pour contrôler leur ciel. Pourquoi on ne leur donne pas ?

R - On - c'est la France, les pays européens, ses partenaires, ses alliés - donne beaucoup de choses : notre soutien à l'Ukraine, depuis le début, est avéré, il est diplomatique, j'y reviendrai, politique, humanitaire, nous venons de faire partir 1000 tonnes d'aide. Et il faut penser que l'aide à l'Ukraine, c'est aussi l'aide à la résilience du peuple ukrainien qui doit tenir dans la durée. Et puis, l'aide est également militaire. C'est aussi des sanctions. C'est un dispositif complet que nous allons poursuivre dans la durée.

Q - Mais là, ils demandent des systèmes de défense anti-aériens.

R - Ils en ont.

Q - On en a en France ? On en a à leur donner ?

R - L'Ukraine a des systèmes de défense anti-aériens. Hier, plus de 80 missiles ont été lancés par la Russie, de différents endroits d'ailleurs, sur l'ensemble du territoire ukrainien, près de la moitié d'entre eux ont été arrêtés, et ont été arrêtés grâce aux armements qui sont fournis par les partenaires de l'Ukraine, dont nous faisons partie.

Q - Vous dites : on aide beaucoup l'Ukraine. Ce n'est pas ce que pense le spécialiste de la défense François Heisbourg qui a affirmé hier que la France était à la traîne de l'aide apportée aux Ukrainiens. Seul 1,4 % du matériel militaire livré à l'Ukraine provient de la France. On est en neuvième position, derrière l'Allemagne qu'on avait pourtant vivement critiquée pour sa lenteur, derrière même l'Italie qui donne plus d'armes que nous. François Heisbourg déclare à L'Express : le constat est humiliant pour la France. Le décalage entre ce qu'on fait et ce qu'on dit devient insupportable. Quelle est votre réponse ?

R - Je crois qu'il se trompe. Et il se trompe. D'abord, la France fait ce qu'elle dit, contrairement à un certain nombre de partenaires qui font beaucoup d'annonces et qui tardent à livrer ce qu'ils disent vouloir livrer. Ce n'est pas notre cas. Par ailleurs, il y a un certain nombre de choix qui ont été faits, et vous le savez, ils sont raisonnables, qui sont de ne pas, en temps réel, exposer ce que nous faisons, parce que ce sont des informations que nous réservons aux Ukrainiens, et non pas au camp d'en face. Et puis, c'est faux sur le fond : nous aidons beaucoup, avec les canons Caesar qui sont désormais, je crois, célèbres par leur efficacité. Nous avons aussi livré des dispositifs d'autre nature, des missiles, des munitions, des véhicules de l'avant blindés.

Q - Donc quand il dit qu'on livre moins que l'Allemagne et l'Italie, c'est faux ?

R - C'est faux. Et ce que nous livrons fait la différence sur le terrain. Les Ukrainiens le savent puisqu'ils nous en remercient et nous demandent souvent d'autres choses. Le Président de la République l'a redit, hier, au président Zelensky, nous allons poursuivre et intensifier notre aide, y compris notre aide militaire.

Q - Le président biélorusse Alexandre Loukachenko accusait Kiev de préparer une attaque contre son pays, ajoutant qu'en conséquence Minsk et Moscou allaient déployer des troupes. La Biélorussie s'apprête-t-elle à entrer effectivement dans cette guerre ?

R - Elle serait bien avisée de ne pas le faire. Elle ne l'a pas fait jusqu'ici. Et je peux vous dire que dans les conversations des dirigeants du G7 qui se réuniront cet après-midi, la question de la Biélorussie sera très certainement à l'agenda, car il faut lancer un avertissement à ce pays : tout soutien supplémentaire à la guerre que mène la Russie en Ukraine entraînerait des sanctions supplémentaires. Je vous rappelle que la Biélorussie est sous sanctions, d'ores et déjà.

Q - C'est-à-dire que vous la menacez de nouvelles sanctions, là, ce matin ?

R - Nous l'avertissons, nous ne la menaçons pas. Il n'y a qu'un pays qui menace ses voisins, pour le moment, c'est la Russie qui a agressé l'Ukraine.

Q - Dans ce contexte, peut-on encore parler à Vladimir Poutine, Madame la Ministre. Emmanuel Macron avait surpris, pour ne pas dire choqué, en juin dernier, en expliquant qu'il ne fallait pas humilier la Russie, pour laisser une porte de sortie honorable à Vladimir Poutine. La doctrine de la France a-t-elle changé depuis juin dernier ?

R - Elle n'a pas changé. Je vous dirais deux choses : d'abord il est important d'avoir un canal de communication avec le président russe. A contrario, l'isolement serait la pire des politiques. Cela a servi tout récemment pour aider l'Agence internationale de l'énergie atomique à réussir à venir à la centrale nucléaire civile de Zaporijjia. Vous considérez bien qu'une centrale nucléaire qui est dans une zone de combat n'est pas une situation qui doit rester sans réponse.

Q - Donc on doit continuer à parler à Vladimir Poutine ?

R - Il le faut. Cela produit des effets, pas autant que nous le souhaiterions, évidemment, mais l'inverse serait non responsable. Et puis, comme l'a dit la Première ministre au moment du débat sur l'Ukraine à l'Assemblée nationale, il y aura un après. La guerre un jour s'arrêtera, même si elle sera peut-être longue, et la Russie sera toujours notre voisin.

Q - La Russie de Poutine ?

R - La Russie sera notre voisin. Je parle de la géographie et puis l'histoire est plus longue que ça.

Q - Joe Biden a mis en garde, jeudi dernier, contre un risque d'apocalypse nucléaire, estimant que Vladimir Poutine ne plaisante pas quand il parle d'un usage potentiel d'arme nucléaire. Vous reprenez les mots du président américain ? Il y a un risque d'apocalypse nucléaire ?

R - Je crois que sur ces questions graves, il est important de parler avec retenue, je dirais même avec une particulière prudence. Donc ce que nous disons à la Russie, et nous l'avons déjà fait, je peux le redire, c'est que nous attendons d'elle le comportement responsable qui doit être celui d'une puissance dotée. Et je rappellerai simplement que l'arme nucléaire est une arme de dissuasion, ce qui veut dire que tout agresseur s'exposerait en effet à des conséquences.

Q - Il y a évidemment l'Ukraine qui écrase l'actualité internationale, mais il y a d'autres pays où l'actualité est brûlante, et on n'entend pas beaucoup la France. Je vais commencer par l'Iran. Les manifestations contre le pouvoir entrent dans leur quatrième semaine après la mort de Mahsa Amini. La répression se poursuit, toujours aussi violente. Le Royaume-Uni a annoncé lundi des sanctions contre la police des mœurs iranienne et les responsables politiques et sécuritaires du régime. Même chose pour le Canada et pour les États-Unis qui ont augmenté les sanctions. Et la France ?

R - Et l'Union européenne qui y travaille, qui, hier, s'est mise d'accord sur le plan des équipes techniques pour un train de sanctions qui vise les responsables de la répression. Je l'avais annoncé à l'Assemblée nationale, il y a moins d'une semaine. Ce sera validé au niveau ministériel lundi, et en Conseil européen en milieu de semaine prochaine.

Q - Donc il y aura de nouvelles sanctions ?

R - Il y aura des sanctions nouvelles sur l'Iran, visant les responsables de la répression. Par ailleurs, nous avons condamné et je condamne une nouvelle fois les violences policières, la répression contre des manifestants pacifiques, qui continue en Iran sans aucune justification. Nous avons rappelé aussi, il le faut, le droit des Iraniennes et des Iraniens à manifester pacifiquement. J'aurai cet après-midi, je le souhaite en tout cas, le ministre des affaires étrangères iranien, pour demander une nouvelle fois la libération immédiate de tous nos compatriotes qui sont retenus en Iran, il y en a cinq actuellement. Nous devons protéger notre communauté. Elle est dans nos cœurs et dans nos actions.

Q - Il y a un autre sujet où la France semble prudente, voire inaudible, un sujet qui touche beaucoup de Français issus de la communauté arménienne, ce sont les attaques répétées de l'Azerbaïdjan sur l'Arménie. Dans une Tribune parue hier dans Le Monde, des politiques de tous bords, Olivier Faure, François-Xavier Bellamy, s'alarment de la passivité de l'Europe. Ils appellent à ne pas sacrifier l'Arménie sur l'autel du gaz azerbaïdjanais. La Commission européenne a signé un accord pour multiplier par deux la livraison du gaz d'Azerbaïdjan. Est-ce que le gaz de l'Azerbaïdjan vaut bien qu'on se taise sur l'Arménie, Madame la Ministre ? Est-ce que c'est ça, la Realpolitik ?

R - On ne se tait pas sur l'Arménie. C'est tout à fait faux. Dès le premier soir où des frappes venant d'Azerbaïdjan ont touché le territoire de l'Arménie, le Président de la République a appelé lui-même les deux présidents d'Arménie et d'Azerbaïdjan. J'ai fait de même avec mes homologues. Nous avons tenu deux réunions du Conseil de sécurité à ce sujet. Nous soutenons l'Arménie. Et tout récemment encore, le Président de la République, la semaine dernière, à Prague, en marge du Conseil européen, a réussi à faire que se réunissent les deux présidents, lesquels ont signé un protocole d'accord qu'il va falloir faire appliquer maintenant.

Q - Merci, Catherine Colonna, d'avoir été avec nous. Vous serez au Qatar dans trois semaines pour la Coupe du monde ?

R - Je ne crois pas avoir été invitée, et je me déplace beaucoup.

Q - Mais pas au Qatar ?

R - Ce n'est pas prévu.

Q - Merci et belle journée à vous.

R – Merci.


Source https://www.diplomatie.gouv.fr, le 12 octobre 2022