Interview de Mme Patricia Mirallès, secrétaire d'Etat chargée des anciens combattants et de la mémoire, à Esprit défense n° 6 – Hiver 2023, sur les enjeux mémoriels, la préparation de la France à un conflit de haute intensité et la réserve citoyenne.

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Intervenant(s) : 
  • Patricia Mirallès - secrétaire d'Etat chargée des anciens combattants et de la mémoire

Texte intégral

Q - Vous avez pris vos fonctions en juillet 2022, alors qu’une guerre de haute intensité était de retour en Europe. Dans ce contexte particulier, quelle est l’importance des enjeux mémoriels ?

Patricia Miralles : Cette guerre en Ukraine montre des images. Nous sommes donc dans la réalité, pas dans l’Histoire. Cela nous amène à une réflexion sur le passé, notamment sur les deux guerres mondiales. Cette réflexion donne l’occasion aux jeunes de mieux comprendre les enjeux liés au déclenchement ou non d’une guerre et leur procure le sentiment que la préservation de la paix est primordiale. Le Président de la République parle souvent de « force morale ». Eh bien, c’est maintenant ! Aujourd’hui, nous ne savons pas si nous allons rester en paix pendant 5, 10, 50 ou 80 ans. Chaque Français doit comprendre qu’il est possible que, à un certain moment, nous devions déployer des forces pour défendre notre pays ou l’Europe. Or, je crois que nous ne sommes peut-être pas encore prêts à l’admettre. Pourtant, il faut l’être. La mémoire nous y aide.

Q - Plus globalement, comment jugez-vous aujourd’hui le rapport des Français aux enjeux de défense et à cette mémoire militaire ?

La génération des jeunes d’aujourd’hui est celle dont les parents n’ont pas effectué de service national. Les choses et l’histoire militaires ne sont donc pas abordées en famille, contrairement à ma génération. Je remarque cependant que certains jeunes parviennent à mener ces discussions lorsqu’ils « titillent » leurs grands-parents, s’ils ont encore la chance de les avoir. Ce lien entre les anciens combattants – ou les anciens tout simplement – et la jeunesse, c’est le symbole du lien armées-Nation. Il pousse les jeunes à être curieux des enjeux de défense. Il permet également aux enseignants d’avoir moins de difficultés à discuter de certains conflits avec leurs élèves. Cela nous donne aussi une responsabilité particulière, quand cette mémoire n’est plus portée dans les familles.

Q - Quelles sont vos pistes pour que ces jeunes s’intéressent davantage à une thématique qui peut donc leur paraître lointaine ?

Je souhaite « réinventer » la manière de commémorer, en organisant notamment de grandes célébrations ailleurs qu’à Paris. L’an passé, en amont du 11 Novembre, j’ai par exemple participé aux Gonds, en Charente-Maritime, à une cérémonie de partage de la flamme. Elle s’est déroulée le 9 novembre, sur le stade de football de la commune, où étaient installés un drapeau immense et une flamme du souvenir que j’ai ravivée. Autour du terrain : 60 porte-drapeaux, une fanfare, des militaires, des maires, des élus locaux, des anciens combattants, de nombreux jeunes issus du Service militaire volontaire ou du Service national universel, des cadets de la défense, des cadets de la gendarmerie, des primaires, des collégiens, des lycéens, des parents… Au total, 800 personnes ! C’était une commémoration pertinente puisque les jeunes sont allés discuter d’eux-mêmes avec les anciens combattants.

Je souhaite également « rajeunir » l’image de ces commémorations. Dans l’imaginaire collectif, les anciens combattants sont des vieillards assis autour d’une table pour manger. C’est faux ! Même ceux qui ont 90 ans sont actifs. Surtout, nous en sommes désormais à la quatrième génération du feu. Il faut commencer à collecter l’histoire et la mémoire de ces militaires qui ont combattu, entre autres, en Afghanistan ou au Sahel. Eux aussi, ils se sont battus pour que nous restions en paix en France et pour faire reculer le terrorisme. Mais ils ont le droit d’exprimer une façon de commémorer qui leur est propre. Or, visiblement, ce que nous leur proposons aujourd’hui ne semble pas leur convenir. Nous devons donc répondre à leurs attentes. Nous avons en effet besoin de leur présence lorsque nous commémorons l’intervention en Afghanistan ou l’opération Barkhane. Cela aidera à ce que les Français comprennent pourquoi nous sommes allés sur ces théâtres.

Q - La mémoire, c’est aussi la mémoire douloureuse, priorité du chef de l’État depuis 2017 pour « mieux regarder notre histoire en face ». Les archives de la guerre d’Algérie et des essais nucléaires en Polynésie française ont notamment été ouvertes, en attendant celles de la colonisation au Cameroun. Comment répondez-vous à cette ambition présidentielle ?

Je suis allée en Algérie pour rencontrer mon homologue. Je lui ai rappelé que, si les archives françaises étaient ouvertes, ce n’était pas le cas des archives algériennes et qu’il le fallait. Je lui ai aussi proposé de créer, à notre charge, un site dédié que les historiens des deux pays pourraient consulter, sans avoir à se déplacer. Concernant les essais nucléaires, j’ai eu le privilège, avec Yvette Tommasini, représentante du président de la Polynésie française à la commission dédiée, d’ouvrir l’une des boîtes d’archives encore classifiées – une trentaine sur 639 – afin de savoir pourquoi elles l’étaient encore. Nous avons pu constater que son contenu était « proliférant », c’est-à-dire qu’il donnait des indications sur l’élaboration d’une arme nucléaire. Certaines archives ne peuvent donc pas être déclassifiées.

De manière plus générale, si ces ouvertures donnent à voir le verre à moitié vide, elles contribuent aussi à voir celui à moitié plein. La distinction entre le vrai et le faux permet à certains d’arrêter de s’imaginer des choses, de lutter contre l’ingérence ou les fake news, comme d’apaiser les mémoires. C’est la volonté même du Président de la République : connaître puis reconnaître afin de poser les faits dans la réalité pour regarder ensuite notre histoire en face, aussi douloureuse soit-elle.

Q - Sur l’Algérie précisément, pensez-vous que cela puisse concourir à tisser une nouvelle relation, plus sereine, entre les deux pays ?

Comme nous venons d’en parler et comme je l’ai rappelé à mon homologue, il faut regarder son histoire en face. Je lui ai dit : « Vous avez votre histoire, nous avons la nôtre. La nôtre, c’est 132 ans en Algérie. Vous ne pouvez donc pas affirmer que nous n’avons pas de liens communs. C’est comme un sac à dos : de génération en génération, nous vous avons rentré des choses à l’intérieur. Aujourd’hui, il s’agit de votre héritage. Celui-ci peut être douloureux, voire traumatisant. Nous l’avons vu avec les deuxièmes générations ainsi qu’avec les enfants et les petits-enfants de harkis. Notre travail à tous les deux n’est ni de juger ni de refaire l’Histoire. Mais peut-être de dire que nous avons un rôle : celui d’alléger cette mémoire pour ne pas remplir à nouveau le sac à dos de nos enfants. Mais, au contraire, commencer à sortir des choses pour n’en garder qu’une mémoire apaisée. » Voilà. Quand cela sera effectif, il sera alors plus facile de coopérer. Mais pour cela, il faut apaiser ces mémoires.

Q - Toujours sur la question de la guerre d’Algérie, alors que vous étiez députée, vous avez porté la loi du 23 février 2022 sur la reconnaissance et la réparation pour les harkis. Où en est ce processus d’indemnisation financier ?

Il fonctionne, même s’il est parfois ralenti quand il faut aller chercher dans les archives des documents manquants. Mais, une fois le dossier passé devant la Commission nationale indépendante de reconnaissance et de réparation des préjudices subis par les harkis, entité présidée par Jean-Marie Bockel, le paiement est rapide. Au-delà de cette réparation, les services départementaux de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre enregistrent et filment des témoignages des derniers harkis pour garder leur extraordinaire mémoire.

Q - En février 2022, vous étiez la corapporteure du rapport parlementaire sur la préparation de la France à un conflit de haute intensité. Plusieurs recommandations y figuraient. Selon vous, comment les choses ont-elles évolué depuis ?

Elles vont surtout évoluer avec la nouvelle loi de programmation militaire en cours d’élaboration par le ministre Sébastien Lecornu. Au Nouvel An, je suis allée sur le camp de Cincu, en Roumanie, où sont installés des militaires français et de plusieurs pays européens dans le cadre de la mission Aigle de l’Otan. Sur place, j’ai constaté concrètement des points qui figurent dans le rapport et sur lesquels nous devons avancer. J’ai, par exemple, discuté avec un colonel tout juste devenu réserviste dès la fin de son service actif. Nous avons évoqué la nécessité de construire les réserves dès maintenant. Pourquoi ? Tout simplement car cela ne se fera pas en un clin d’oeil. Si nous sommes engagés dans un conflit dans dix ans, il nous faudra être prêts immédiatement. Si tous les militaires d’active partent au front, des réservistes pourraient alors être utiles à beaucoup de choses sur un camp comme celui de Cincu. Plus globalement, sur ce sujet, comme l’a rappelé le ministre, un réserviste n’est pas systématiquement obligé d’être au combat. Nous n’avons pas le droit de dire à quelqu’un : « Vous ne pouvez pas être réserviste, car votre condition physique ne convient pas. » Au contraire, vous pouvez très bien être réserviste tout en étant devant un écran, dans le cyber, par exemple ; c’est tout aussi utile pour les armées et pour le pays.

Q - Vous êtes justement réserviste citoyenne au 4e régiment du matériel (RMAT) installé à Nîmes. Que diriez-vous pour convaincre quelqu’un de s’engager comme réserviste ?

Que cela lui permettra de s’enraciner dans son pays. Cette remarque, je l’ai entendue de jeunes du Service national universel très éloignés de cette considération avant de s’engager dans le dispositif. Je tiens également à rappeler qu’être réserviste ne signifie pas forcément un engagement opérationnel. Je révèle d’ailleurs souvent aux jeunes avec qui je discute que je suis réserviste citoyenne. Cela les pousse à s’interroger. Par exemple, fin novembre, j’ai assisté dans les arènes de Nîmes à la cérémonie de dissolution du groupement tactique désert logistique Via Domitia II du 4e RMAT, dans le cadre du déménagement d’une partie du matériel de l’opération Barkhane. Beaucoup de jeunes étaient présents. Ils m’ont demandé des renseignements sur les « gros » véhicules qui se trouvaient là. Je leur ai expliqué. Tout ceci a éveillé leur curiosité. C’est là tout l’enjeu avec eux.

Q - Une question plus personnelle pour finir : quelle est la phrase, la rencontre, qui vous a le plus marquée depuis votre prise de fonctions ?

Ce n’est ni une phrase ni une rencontre. C'est mon quotidien, tout simplement. Chaque jour, je croise quelqu’un qui me marque. C’est souvent très émouvant. Parfois, j’ai même la larme qui sort, tant pis, ou tant mieux d’ailleurs (rires). J’entends souvent que je gère « le ministère des cimetières ». Je réponds que je dispose en fait du plus beau ministère du Gouvernement. Je suis là pour prendre soin de ceux qui nous ont permis d’être là aujourd’hui, et de ceux qui nous permettent de vivre en sécurité.


source https://www.defense.gouv.fr, le 9 février 2023