Texte intégral
Monsieur le préfet, Monsieur le maire,
Messieurs les parlementaires,
Monsieur le président du conseil exécutif de la collectivité de Corse,
Madame la présidente de l'assemblée de Corse,
Mesdames et messieurs les conseillers exécutifs,
Mesdames et messieurs les élus,
Monsieur le délégué militaire départemental adjoint, colonel,
Madame la consule générale du Maroc,
Mesdames et messieurs les présidents et représentants du monde combattant,
Messieurs les porte-drapeaux,
Chers jeunes,
Mesdames et Messieurs, en vos grades, rangs et qualités,
Il y a 80 ans, dans un chaos de corps brisés, Bastia était à sang. Mais Bastia était libre. Nous sommes aujourd'hui réunis pour nous souvenir des cris vaillants des combattants qui, sous les canons, n'ont jamais cessé.
Mais déjà, le 4 décembre 1938, à Bastia, la flamme de la résistance corse s'allumait dans les esprits pour ne plus jamais s'éteindre. Face aux prétentions de Mussolini sur la Corse, la Savoie et la Tunisie, des milliers de Corses prêtent serment devant le monument aux morts : "face au monde, de toute notre âme, sur nos gloires, sur nos tombes, sur nos berceaux, nous jurons de vivre et de mourir Français".
Cette promesse qui a résonné dans toute l'île annonçait le devenir révolutionnaire des Corses. Cette promesse, l'envahisseur n'était pas là pour l'entendre. Mais il a fait la douloureuse expérience de son accomplissement.
La libération de la Corse est présentée dans les livres d'histoire comme la première étape de la libération nationale. C'est vrai. Mais elle est bien plus que cela : c'est aussi la libération de la Corse par les Corses eux-mêmes, et le premier succès de grande ampleur de la résistance française.
Le 4 octobre 1943, c'en est fini de plus de 2 ans d'oppression fasciste puis nazie qui a bâillonné, frappé et mutilé.
À la suite de l'offensive Alliée en Afrique du Nord le 8 novembre 1942, Hitler lance l'opération Attila et envahit la zone libre. 80 000 de ses alliés fascistes occupent la Corse le 11 novembre, puis 14 000 Allemands à partir de juin 1943. L'île, au bord de l'asphyxie, comptait alors pratiquement un occupant pour deux habitants.
À la même époque, le général de Gaulle et l'ensemble des Alliés ont conscience que l'île est un territoire hautement stratégique en Méditerranée, qui sera déterminant dans la libération de la France et, plus largement, du reste de l'Europe. L'histoire leur a donné raison.
Alors, dès le mois de décembre 1942, le Comité Français de Libération Nationale déclenche la mission Pearl Harbour et envoi en Corse le sous-marin Casabianca et plusieurs hommes afin de constituer les réseaux de résistance insulaire.
Un homme, qui n'avait pas oublié son serment de Bastia, œuvrait dans l'ombre à ce but depuis déjà un an. Il s'appelait Fred Scamaroni. Au début de l'année 1943, le général de Gaulle le mandate pour unifier les différents réseaux de la Résistance.
À la même époque, de l'autre côté de la Méditerranée, le général avait confié la même mission, difficile et essentielle, à un jeune préfet.
Fred Scamaroni et Jean Moulin ont su se montrer à la hauteur du destin qui avait été tracé pour eux. Pour la République, qu1ils aimaient plus que leur propre vie, ils ont servi de la même manière. Ces deux hommes, s'ils ne se sont sans doute pas croisés, ont chacun accompli ce que certains esprits résignés n'ont jamais pu imaginer.
Avant qu'il n'ait pu voir éclore le succès dont il a planté les graines, Fred Scamaroni est arrêté par l'OVRA, la police politique fasciste. Il est emprisonné. Comme Jean Moulin. Il est torturé. Comme Jean Moulin. Il choisit de se donner la mort pour ne pas parler. Comme avait essayé de le faire Jean Moulin, pour ne pas transiger avec son honneur, dans son cachot de Chartres.
C'est à Paul Colonna d'Istria que revient la charge de poursuivre l'unification de la Résistance. Mais à mesure que celle-ci progresse, la répression de l'OVRA se fait plus féroce. Elle arrête, elle déporte, elle exécute.
Gardons dans nos mémoires les noms de Fred Scamaroni, de Pierre Griffi, de Jean Nicoli, de Michel Bozzi et de toutes celles et ceux qui, emportés par l'élan de notre Nation, sont morts pour elle.
Le débarquement Allié en Sicile, le 10 juillet 1943, marque un point de rupture: Mussolini est destitué et l'Italie signe un armistice qui est proclamé le 8 septembre.
Le soir même, le général Magli, commandant des forces italiennes sur l'île, reçoit deux ultimatums : le premier du commandement nazi, qui demande le désarmement. Le second de Paul Colonna d'Istria, qui exige une prise de position sans équivoque pour ou contre la résistance corse. Magli rejette le premier et accepte le second.
Dès le lendemain, réchauffée par les braises de la liberté sur lesquelles soufflent les résistants, l'île se soulève. Mais Bastia, où les forces allemandes sont concentrées, est rapidement plongée dans les forges de la fureur, car l'armée nazie, en déroute, ne pense qu'à protéger sa retraite et converge donc vers la ville.
Le repli à Bastia puis son occupation a été la preuve, comme ce fut le cas partout dans le Reich à la fin de la guerre, que malgré la déroute, malgré l'horizon crépusculaire, le nazisme reste un totalitarisme. Jusqu'au bout, ses soldats ont servi la destruction et le chaos, comme d'autres, ailleurs, ont prêté allégeance à la mort.
Ils menacent la ville de destruction et la confinent 23 heures par jour. Les habitants ne peuvent sortir que de 11 heures à midi. Du fait de la présence allemande, Bastia est bombardée à plusieurs reprises par les Alliées, et sa population prise au piège.
Comme à Tulle, à Oradour-sur-Glane, et dans bien d'autres villes de France, la population civile sert d'exutoire à la pulsion de mort des occupants. On compte au moins 25 exécutions sommaires.
Le 4 octobre, Bastia, ravagée et méconnaissable, est enfin libre. Le nombre de victimes montre l'intensité des combats. 75 tués et 239 blessés parmi les troupes régulières françaises. 170 tués et 300 blessés parmi les résistants. 637 tués et 557 blessés parmi les Italiens. 1 600 tués et 400 prisonniers parmi les Allemands.
Mais pour les Corses, la libération ne signifie pas la paix. Les sacrifices et les efforts consentis, salués par le général de Gaulle lors de sa visite, ne représentent en réalité que la première bataille de cette guerre qui reste encore à gagner.
Il faut nous souvenir du destin singulier de ce département français, le premier libéré, qui connaît une mobilisation générale en 1944. Ce sont 12 000 Corses de 20 à 28 ans qui, liant les unes aux autres leurs convictions et leurs espoirs, partent combattre en France. Et notamment en Provence, puisque la Corse sert de base de départ pour le débarquement.
L'île confirme ainsi son rôle hautement stratégique que lui avait vu le général de Gaulle. Elle devient une base arrière base importante pour les opérations en Provence et en Italie, à tel point que les Américains la surnommèrent "l'USS Corsica".
C'est d'ailleurs de Bastia que s'envola Antoine de Saint-Exupery, écrivain, journaliste, poète et résistant, mort pour la France pendant une opération de reconnaissance, le 31 juillet 1944, au large des côtes marseillaises.
Dans Citadelle, son roman que la mort l'a empêché d'achever, il écrit : "Le disparu, si l'on vénère sa mémoire, est plus précieux et plus puissant que le vivant". Il y a de la vérité dans cette phrase, alors continuons de vénérer la mémoire de l'aviateur et de tous ceux qui sont morts pour libérer la Corse.
Dans les combats pour la libération de l'île, la Résistance a joué un rôle indéniable. Un rôle précurseur. Un rôle où la fierté le disputait à la grandeur.
Mais dans ce combat contre l'envahisseur, elle n'était pas seule. Elle était soutenue par le 1er corps d'armée du général Henri Martin. Les premiers à arriver sont les hommes du 1er bataillon de choc qui, pour rejoindre Ajaccio, s'entassent dans le sous-marin Casabianca.
Ils sont ensuite rejoints par le 1er régiment de tirailleurs marocains, par des spahis et des goumiers. Ces troupes d'Afrique du Nord ont écrit certaines des plus glorieuses pages des combats de la seconde guerre mondiale. Leurs pères s'étaient déjà illustrés sur les champs de bataille de la Grande Guerre.
Si le col de San Stefano est pris le 30 septembre, et que le col de Teghime est repris aux Allemands le 3 octobre, c'est notamment grâce à l'appui déterminants des troupes africaines. Les troupes régulières et le 1er bataillon de choc menaient l'assaut au sud, tandis que les tabors, les spahis et les résistants du Cortenais et de la Balagne arrivaient par l'ouest. Pris en étau, les soldats nazis n'ont eu d'autre choix que de se retirer des cols, libérant ainsi la route vers Bastia.
Alors n'oublions pas que nous ne serions peut-être pas là aujourd'hui si ces tirailleurs, spahis et goumiers ne s'étaient pas engagés pour défendre ce pays dont ils espéraient tant, et pour lequel ils ont payé un si lourd tribut. C'est leur mémoire à tous que le Président de la République a honoré à travers l'un d'entre eux, qu'il a décoré ici jeudi dernier.
Les combats pour la libération de Bastia furent rudes, âpres et sanglants. Mais si tous les soldats, tous les résistants qui marchaient par les cols, les montagnes et les vallées de Corse n'ont jamais plié, c'est parce qu'ils avaient conscience qu'ils étaient là pour gagner une guerre dans laquelle se jouait simplement la vie ou la mort de la République, c'est-à-dire la vie ou la mort de la liberté.
De leur victoire ou de leur défaite dépendaient de longues années, peut-être des décennies, de liberté ou d'esclavage.
Il faut nous souvenir de tous ces hommes qui, pour la patrie, la Corse et la gloire, n'ont jamais renoncé ni faibli. Par leur engagement, au mépris de leur propre vie, pour quelque chose de bien plus grand qu'eux, ils ont incarné ce que la République peut être de plus haut et de plus beau.
Au plus dur des combats, de nombreux résistants devaient chanter ces mots que vous connaissez toutes et tous :
"Vers vous soupire et gémit
Notre cœur affligé
Dans une mer de douleur
Et d'amertume."
Mais cette fois, c'était le souvenir de la Corse et de la France libres que cette chanson entretenait.
Il est important aujourd'hui de faire vivre notre mémoire nationale partout sur le territoire de notre pays. Il est nécessaire de l'inscrire dans le quotidien des Français, à portée de regard et de main.
La cohésion de notre Nation passe par cette proximité géographique, qui est aussi morale.
La présence parmi nous de notre belle jeunesse est aussi importante qu1elle est rassurante. Nous honorons, par la commémoration d'aujourd'hui, un contrat de vigilance entre les générations. Nous devons leur transmettre cette conscience, celle qu'il leur faudra être attentifs et engagés pour préserver les valeurs communes qui nous permettent de vivre ensemble. Leur inculquer que la mémoire est un aiguillon, une boussole et leur plus précieux héritage. Il leur revient de prendre soin d'elle et, pour cela, la faire vivre.
Au moment où nous fermons les yeux de nos anciens, il ne peut et il ne doit pas y avoir de fin au souvenir.
Vive la République ! Vive la France !
Source https://www.defense.gouv.fr, le 10 octobre 2023